Texte intégral
Q - Monsieur Barrot, l'avenir politique en France est incertain, la montée au pouvoir du RN semble possible. Est-ce que l'Allemagne et l'Europe peuvent encore compter sur la France ?
R - Bien sûr. La France joue et va continuer à jouer un rôle central, notamment dans cette période de préparation du prochain cycle institutionnel de l'Union Européenne. D'abord, du fait de la place et du poids de la France incarnée par le Président de la République au Conseil européen. Ensuite, parce que le groupe Renew occupe une place centrale dans la majorité au Parlement européen et dispose d'un rôle pivot lors des votes de texte. Enfin, parce que dans ce groupe, à l'issue des élections européennes, c'est la délégation française qui est la plus importante. Il faut donc, pour les prochaines semaines comme pour les prochaines années, compter sur la France.
Q - Comment la France, en pleine campagne électorale, peut-elle peser sur les décisions dans l'UE à prendre au lendemain des élections européennes ?
R - La France va porter une vision très claire. Elle a été exprimée par le Président de la République lors de son discours de la Sorbonne le 25 avril dernier puis lors de la déclaration commune avec le chancelier Olaf Scholz à l'issue du Conseil des ministres franco-allemand de Meseberg. Sur cette base, nous voulons ensemble avec l'Allemagne renforcer la compétitivité de l'Europe et éviter le risque d'un décrochage industriel et technologique brutal, provoqué par la course à la domination dans laquelle se sont lancés la Chine et les Etats-Unis.
Q - Y compris un deuxième mandat pour Ursula von der Leyen ?
R - Ces discussions sont en cours.
Q - Dans le nouvel agenda stratégique de l'UE, faudrait-il, après le Green Deal, un Tech Deal ?
R - L'Europe doit désormais mettre en oeuvre le Green Deal et s'assurer de sa capacité à investir dans la transition verte. Elle doit également réduire les dépendances dans des secteurs stratégiques, de l'intelligence artificielle aux nouvelles énergies, en passant par le quantique, les biotechnologies ou l'espace. L'intelligence artificielle porte de grandes promesses pour le continent européen : celle de nous permettre d'accélérer et de réduire le coût de la transition énergétique et écologique, faire progresser considérablement la recherche scientifique et la recherche médicale, ou encore de faciliter la vie de nos concitoyens en réduisant drastiquement les complexités dans leur relation, par exemple, avec les services publics. L'intelligence artificielle est un véritable levier de compétitivité.
Q - Est-ce qu'on a besoin d'un "Airbus de l'IA" en Europe ?
R - Nous avons avec Aleph Alpha en Allemagne ou avec Mistral en France des exemples de réussite. Il nous faut maintenant un environnement qui soit propice avec à la fois du capital pour financer la croissance de ces entreprises, des talents qui vont contribuer au développement de ces grands modèles et puis de la capacité de calcul que nous pouvons mutualiser à l'échelle européenne. L'important, c'est que nous puissions disposer de nos propres modèles, forgés au feu des langues et des cultures de l'Europe et respectueux d'un certain nombre de principes sur lesquels nous veillons jalousement et attentivement. Je pense à la protection de la vie privée, le respect du droit d'auteur, le respect de la dignité de la personne humaine.
Q - Quelle est l'importance pour la France d'insérer dans cette prochaine agenda stratégique une lutte contre la concurrence déloyale au niveau mondial ?
R - L'Europe est sortie de sa naïveté et s'est dotée de plusieurs instruments visant à répliquer aux pratiques commerciales déloyales. La Commission vient de se saisir de ces instruments nouveaux dans un certain nombre de cas, qui touchent en particulier à des entreprises chinoises. La crédibilité de l'Union européenne en matière commerciale dans le prochain mandat de la Commission dépend aussi de la mise en oeuvre de ces outils.
Q - Les besoins d'investissement sont énormes, la Commission parle de 620 milliards d'euros par an. Donc un tel choc d'investissement. Un tel "choc d'investissement" est-il possible sans une nouvelle émission de la dette commune en Europe ?
R - Le président Emmanuel Macron a évoqué la nécessité de doubler la capacité financière de l'Union pour réussir la transition écologique et numérique ainsi que la réduction de nos dépendances stratégiques. Cette augmentation passe d'abord par la mobilisation de l'épargne des Européens. C'est pourquoi la France et l'Allemagne travaillent de concert à une Union des marchés de capitaux. La Banque européenne d'investissement a récemment fait évoluer son mandat pour se donner la capacité d'investir dans notre base industrielle et technologique. Il faut enfin réfléchir aux ressources propres de l'UE qui pourraient lui permettre, comme ce fut le cas lorsque l'Europe était confrontée à la crise de Covid, de solliciter un emprunt en commun.
Q - Quel risque d'ingérences russes voyez-vous dans une période d'incertitude politique ?
R - Nous sommes pilonnés par la propagande et les ingérences russes sous toutes leurs formes. C'est notamment vrai en France, en Allemagne et en Pologne. C'est la raison pour laquelle, avec mes homologues allemands et polonais du Triangle de Weimar, nous avons proposé plusieurs solutions pour renforcer ou mieux protéger l'Union européenne et ses Etats membres. Nous voulons créer un véritable bouclier démocratique.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 juin 2024