Texte intégral
M. Dominique de Legge, président. - Mes chers collègues, je vous propose de poursuivre nos travaux en accueillant Monsieur le ministre de l'Intérieur. Merci d'avoir répondu à notre invitation. Notre commission d'enquête traite des politiques publiques face aux opérations d'influence étrangère qui menacent les intérêts de la France, tant dans l'Hexagone qu'en Outre-mer. Les ingérences de la Chine ont largement été documentées dans le Pacifique-Sud, mais l'irruption de l'Azerbaïdjan dans cette région du monde est plus surprenante. Je suppose que, comme nous, ce sujet vous préoccupe et que vous pourrez nous en rendre compte de manière précise et circonstanciée. L'actualité ne manque malheureusement pas d'exemples où vos services sont en première ligne. Certains états utilisent la liberté d'expression qui caractérise notre société et nos démocraties pour en exploiter les fractures et les dissensions. Nous pouvons penser aux affaires des punaises de lit, des étoiles de David ou, tout dernièrement, des traces de mains ensanglantées sur le mémorial de la Shoah à Paris.
Au-delà de vos constats sur l'origine des influences malveillantes ou des ingérences étrangères, nous souhaitons vous écouter sur la stratégie de l'État et la coordination des différents ministères pour lutter contre ce phénomène. Nous auditionnons également les principales plateformes en ligne, Meta, Google, X et TikTok et serions intéressés de connaître votre point de vue sur leur degré de coopération. Quelles sont les statistiques de signalements et de retraits de contenus demandées par la plateforme Pharos aux acteurs du numérique ? Faut-il aller plus loin en matière de responsabilité éditoriale des plateformes en ligne ?
Monsieur le Ministre, avant de vous donner la parole, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 14 et 15 du Code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens aux conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant " je le jure ".
M. Gérald Darmanin, ministre. - Je le jure.
M. Dominique de Legge. - Je vous remercie. Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo qui sera diffusée sur le site internet et les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande.
M. Gérald Darmanin. - -Je constate que le titre de votre commission d'enquête évoque les influences, alors qu'au ministère de l'Intérieur, nous évoquons plutôt des ingérences, soit une forme d'influence négative. L'influence en soi n'est, à mon avis, pas répréhensible. Elle consiste à faire valoir ses arguments dans le champ économique, politique et diplomatique. Le ministère de l'Intérieur lutte contre les ingérences, qui constituent des menaces pour la sécurité intérieure. Ces influences sont marquées par le sceau de la malveillance et tendent à affaiblir, à infléchir ou à déstabiliser l'État, sa politique, le personnel politique ou économique, ainsi que son positionnement sur la scène internationale. C'est donc sur ces ingérences que travaille le ministère de l'Intérieur. Cela recouvre diverses manoeuvres informationnelles. Il existe aussi des ingérences physiques, comme l'espionnage, contre lesquelles luttent la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et ses services. Néanmoins, les ingérences informationnelles sont à la fois nouvelles et préoccupantes, même s'il s'agit davantage d'un enjeu d'image qu'une réalité d'efficacité sur le terrain. Ces ingérences sont nombreuses et souvent de mauvaise qualité. Elles sont souvent caricaturales, mais il se trouve que quelques-unes d'entre elles parfois réussissent.
Ces actes d'ingérence constituent également parfois des actes d'intimidation. Vous avez évoqué une affaire récente qui a été judiciarisée : le fait que des citoyens bulgares auraient apposé des traces de mains rouges sur le mémorial de la Shoah. Cela rappelle également les Étoiles de David peintes en bleu qui avaient été apposées au lendemain du 7 octobre. Des citoyens moldaves ont été interpellés suite à cet épisode.
Je veux noter l'ingérence qui touche l'économie de notre pays, notamment son savoir-faire et ses brevets industriels. Je veux aussi noter les clivages sociaux, souvent de types séparatistes, utilisés par ceux qui veulent faire du mal à notre pays, mais aussi par ceux qui visent à altérer la sincérité d'un scrutin.
La France n'est pas naïve. Elle dispose d'un arsenal complet : technique, humain, de formation et législatif. Les travaux de nos assemblés nous permettront de renforcer la stratégie et les outils à disposition des services qui sont sous ma responsabilité.
Les ingérences étrangères peuvent être étatiques ou non-étatiques, inspirées par des proxys ou des organisations non gouvernementales (ONG). Ces pratiques sont celles qui nous donnent le plus de difficultés en matière de caractérisation. Je pense notamment au Baku Initiative Group (BIG), dont on sait qu'elle est sans doute un instrument de la politique d'influence et d'ingérence de l'Azerbaïdjan même si elle n'est pas stricto sensu l'État. D'autres pays recourent à ce type de pratiques. Nous devons ainsi nous pencher sur cette nouvelle forme d'action par des proxys, des ONG, des fondations, des personnes, des entreprises, des services particuliers, mais aussi les nouveaux modes de communication et les outils d'amplification de ces nouveaux modes de communication.
La plateforme PHAROS est une plateforme de police judiciaire qui ne vise pas en soi à obtenir le retrait de messages d'ingérence. Cette plateforme, qui a été créée d'abord pour lutter contre la pédocriminalité en ligne, puis contre l'apologie du terrorisme, peut tout de même repérer un certain nombre de choses. La coopération avec les plateformes est difficile et inégale. Je veux saluer notre travail avec Meta, qui montre un certain entrain, depuis plusieurs mois désormais, à répondre à la loi française. Nous rencontrons plus de difficultés avec d'autres plateformes, notamment TikTok et X. Lors des émeutes de l'été 2023 et suite aux crimes du 7 octobre, environ 75% des contenus signalés provenaient de X, avec très peu de retraits de la part de cette plateforme, sans que nous sachions exactement si un manque de personnel en langue française en est à l'origine ou s'il s'agit d'une stratégie visant à développer une forme de sauvagerie en ligne qui attire l'oeil et qui constitue une sorte d'outil économique ou politique. Ces plateformes mériteraient sans doute d'être responsabilisées. Personnellement, je suis favorable à la levée de l'anonymat et la responsabilité éditoriale, mais je n'engage pas le gouvernement de la République en affirmant cette position.
Je reviens à la question des ingérences en tant que telles, en dehors de ces outils d'amplification. Les plateformes elles-mêmes n'organisant pas l'ingérence, mais les amplifient. Les bots correspondent à la multiplication de faux comptes, ce qui nous permet de constater des applications logicielles programmées qui, déjà aujourd'hui, mais demain encore plus, utilisent l'intelligence artificielle et des deepfakes, notamment. L'ingérence ne correspond pas simplement à la révélation de secrets d'État à ne pas divulguer. Elle consiste aussi à diffuser de fausses informations. Ces ingérences informationnelles ont désormais un énorme champ d'action pour de nombreux acteurs, dans de nombreuses zones géographiques ou d'intérêts. Nous pouvons penser à des représentations officielles, à des associations, à des partis politiques, ainsi qu'à des organisations officieuses, à des actions menées par des ONG, qui agissent avec des financements que l'on peut retracer.
Face à cela, la France est-elle démunie ? Je ne le pense pas. Nous disposons d'un cadre juridique qui a été renforcé et qui devra l'être encore. L'article L. 811-3 du Code de sécurité intérieure permet de procéder à des écoutes téléphoniques et d'utiliser toute autre technique de renseignement. Il m'arrive d'utiliser ces techniques de renseignement et de suivre ceux qui utilisent ou aimeraient utiliser ces outils pour nous déstabiliser. Lorsque les faits sont établis, il nous appartient de riposter. Ensuite, il faut attribuer la responsabilité de l'action, ce qui ne relève plus de mon ministère, mais du ministère des Affaires étrangères et des services auprès du Premier ministre, notamment l'ANSSI. Les conséquences peuvent être alors un retrait d'accréditation diplomatique d'agents sous couverture et d'autres actions qui ne relèvent pas du ministère de l'Intérieur.
Nous proposons quant à nous des mesures d'entrave administrative, notamment des interdictions d'accès au territoire national, des expulsions pour menaces graves à l'ordre public ou à la sécurité publique ou pour atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation. Certains faits pénalement répréhensibles donnent lieu à des entraves judiciaires. Nous effectuons des signalements à la justice, souvent par le biais d' " articles 40 ". Nous pouvons également nous appuyer sur les articles 411-1 et 411-11 du Code pénal pour judiciariser ces ingérences. Le Sénat vient d'adopter une proposition de loi destinée à prévenir les ingérences étrangères, qui sera examinée en commission mixte paritaire jeudi prochain. Nous sommes favorables à tous moyens supplémentaires pour prendre ces menaces en compte.
Je voudrais souligner un élément souvent oublié dans les articles de presse. Il s'agit de la place des think tanks et des instituts linguistiques et culturels. Grâce à votre travail, ces organismes devront effectuer une déclaration à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), ce qui est très important. De manière générale, la création d'une HATVP de l'ingérence me paraît intéressante. Je ne crois pas, Monsieur le Président, de manière directe ou indirecte, avoir un lien quelconque avec une ingérence étrangère ni par mon mariage, ma famille, ni mes origines. Je ne suis pas binational. Je n'ai pas vécu à l'étranger. J'ai toujours été étonné que les ministres ne suivent pas d'entretien d'accréditation ni de confidentialité. Ceux qui disposent le plus d'éléments secrets sont les ministres eux-mêmes, qui sont le réceptacle de l'intégralité des notes de renseignement et des échanges oraux avec leurs services. Or pour ma part, je n'ai pas passé d'entretien, d'accréditation, contrairement à mon directeur de cabinet, mon secrétaire ou mon chauffeur. Dans les grandes démocraties, comme les États-Unis d'Amérique, les situations sont sans doute différentes. Un ministre reste un homme ou une femme, avec ses propres faiblesses possibles et ses propres liens, mais n'est même pas tenu à effectuer de déclaration sur l'honneur. Un tel dispositif pourrait être intéressant dans une grande démocratie comme la nôtre.
Nous sommes très heureux également de la création de circonstances aggravantes qui permettent de réprimer certaines infractions perpétrées pour le compte de puissances étrangères. Ainsi, les tags sur les lieux publics pourraient être punis plus largement.
Les moyens matériels me semblent tout à fait à la hauteur, notamment pour les techniques de renseignement, grâce au travail de la DGSI.
Nous identifions deux points d'alerte pour les jours à venir. Tout d'abord les jeux Olympiques et Paralympiques, qui peuvent être l'objet d'ingérences et de volontés de nuire à l'image de notre pays. Certaines campagnes de désinformation peuvent paraître anecdotiques, mais on constate qu'elles sont relayées par nos concitoyens et par les médias, je pense notamment à celle relative aux punaises de lits, qui a cessé depuis. D'autres sujets peuvent poser davantage problème, notamment des vidéos diffusées qui évoqueraient notre supposée islamophobie, notre supposé antisémitisme, notre supposé non-respect des principes démocratiques en termes de maintien de l'ordre etc. Nous y sommes particulièrement attentifs, d'autant que, pour la première fois, certains pays ont été exclus des jeux Olympiques et Paralympiques.
En ce qui concerne les Outre-mer, nous constatons une activité extrêmement forte de ceux qui veulent nuire à la France, souvent par chantage ou par rétorsion, parce que la France a pris des positions, par exemple sur le conflit entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan. Cela n'est pas vrai que pour la Nouvelle-Calédonie, mais également en Guyane, aux Antilles, à Mayotte, en Polynésie française, etc. Ces mouvements n'organisent pas les événements que nous connaissons, mais les amplifient et les orchestrent. En Nouvelle-Calédonie, entre le 15 et le 18 mai, nous avons constaté énormément de messages sur les réseaux sociaux amplifiés et autres fake news. Il a fallu que nous haussions le ton à l'égard de l'Azerbaïdjan, et ces agissements se sont arrêtés à partir du 18 mai. J'ai lu récemment le communiqué du porte-parole du Gouvernement de l'Azerbaïdjan, réprimant les propos que j'ai pu tenir, ainsi que ceux des journalistes du Point - dont il va de soi que je ne suis pas responsable : dans une démocratie, le ministre de l'Intérieur n'est pas capable d'écrire les éditoriaux des journaux ! Ce communiqué accuse donc la France d'une " politique néocoloniale ", son " racisme ", les " discriminations ", l' " islamophobie ", un " non-respect des droits de l'Homme " etc. On voit bien qu'il y a là un narratif qui vise à nous attaquer, indépendamment des ingérences qu' l'on peut attribuer.
Nous constatons aussi que des parlementaires bénéficient de déplacements payés par une puissance étrangère dans un but négatif, notamment en Azerbaïdjan. Le BIG a accompagné les indépendantistes calédoniens à Caracas, au C24 de l'ONU, au moment de ces événements. Ces ingérences sont documentées. Elles rencontrent en réalité peu d'écho auprès de la jeunesse kanak indépendantiste, qui a notamment rejeté le protocole d'accord qui avait été signé entre une partie de la classe politique calédonienne et le Parlement de Bakou.
La Nouvelle-Calédonie n'est pas la seule région concernée. En Corse, par exemple, l'Azerbaïdjan a effectué des tentatives d'ingérence, suite à l'assassinat d'Yvan Colonna et des émeutes qui s'en sont suivies, sans rencontrer, là encore, une grande efficacité.
M. Rachid Temal, rapporteur. -
Vous avez indiqué que les plateformes étaient très peu coopératives. Quelles propositions notre commission d'enquête pourrait-elle effectuer ? Vous avez évoqué la levée de l'anonymat et la responsabilité de l'éditeur, mais quelles seraient vos propositions en tant que ministre de l'Intérieur pour faire en sorte de limiter les risques d'ingérence sur les plateformes ?
M. Gérald Darmanin. - Sur ce sujet, il est plus utile d'agir au niveau mondial ou européen. Je me réjouis donc de toute initiative européenne sur ce sujet. Le Règlement sur les services numériques nous a déjà donné de nouveaux moyens. Cependant, nous pouvons également agir au niveau national. Je suis à la tête de services de renseignement et de police judiciaire, mais mes moyens ne sont pas adaptés. La plupart des écoutes à ma disposition sont des écoutes classiques, sur ligne claire ou SMS. Les moyens de types " captation à distance " et les finalités pour lesquelles nous pourrions obtenir des informations sont plus limités. À défaut de pouvoir obtenir une " porte dérobée " au sein des systèmes, comme nous l'avions obtenu des opérateurs téléphoniques jadis, le plus simple serait que des amendes extrêmement fortes puissent être prononcées à la société qui ne répondrait pas aux demandes administratives documentées, pour faire un droit de réponse, pour retirer un contenu, pour signaler l'auteur de ce contenu, etc. S'agissant de sociétés capitalistiques, des montants d'amende très importants pourraient contraindre les plateformes à faire preuve de coopération.
M. Rachid Temal. - Vous avez évoqué la création d'une HATVP de l'ingérence. Lorsque nous avons rencontré la HATVP, nous avons bien compris qu'elle manquait de moyens et ne pouvait pas assumer de nouvelles missions. Quelle organisation envisagez-vous pour cette HATVP de l'ingérence ?
M. Gérald Darmanin. - Comme ministre des Comptes publics, j'ai largement augmenté les moyens de la HATVP. Effectivement, une telle autorité doit disposer des moyens pour faire de l'investigation et de la déclaration.
La question de la binationalité est très intéressante, parce qu'elle concerne beaucoup nos concitoyens. Le ministre de l'Intérieur n'est pas capable de savoir si quelqu'un est binational. Il n'existe pas de fichiers des binationaux. Or il n'est pas inintéressant de savoir si quelqu'un a un lien avec un autre pays. Les liens ne sont en effet pas que financiers. Les ingérences peuvent être réalisées pour des raisons militantes ou en raison de pressions dans les pays d'origine sur les familles. De ce point de vue, il est très intéressant de connaître les faiblesses des personnes, qui pourraient ensuite être exploitées. Avant même de contraindre les gens, la déclaration pourrait être utile dans un premier temps : les personnes seraient sensibilisées et se déporteraient plus facilement. La HATVP s'inscrit donc cette logique de déclaration. Sans entrer dans les détails, les services de renseignement ont observé un certain nombre de responsables économiques, des responsables publics, des élus locaux ou encore des journalistes répondre à des ingérences pour des plusieurs raisons différentes. Il serait plus sain que les liens avec telle puissance ou tel organe d'influence soient déclarés.
M. Rachid Temal. - On peut également avoir une binationalité ce qui n'est pas mon cas non plus, sans pour autant être soumis à des ingérences.
M. Gérald Darmanin, ministre. - Les raisons pour lesquelles les gens font de l'ingérence sont nombreuses. Il peut s'agir de raisons pécuniaires, de faiblesses personnelles qui ont été exploitées...
M. Rachid Temal. - Il peut s'agir, par exemple, de grands discours à l'occasion du 60ème anniversaire des liens entre la France et la Chine, réalisés par un ancien Premier ministre.
M. Gérald Darmanin. - Je n'entrerai pas dans le détail. De nombreux cas d'ingérence sont possibles. Ce qui est intéressant, c'est de savoir d'où les gens parlent.
M. Rachid Temal. - Je partage. Vous avez évoqué la question de la stratégie et des outils. Nous avons constaté qu'il existe beaucoup d'opérateurs, dont certains relèvent de votre ministère, mais avons le sentiment que ces initiatives ont été lancées de façon très empirique, sans qu'une stratégie nationale sur la question de la lutte contre les ingérences n'ait été développée.
On parle également beaucoup de l'importance de développer la résilience de la société française. Encore faut-il qu'elle soit sensibilisée, informée et formée. Partagez-vous donc l'idée selon laquelle il nous faudrait établir cette stratégie globale, dont une partie aurait vocation à être protégée par le secret défense mais dont une autre partie devrait s'adresser à l'ensemble de la société pour développer sa résilience.
M. Gérald Darmanin. - En ce qui concerne l'État. Nous disposons de beaucoup de moyens de contrôle, de déclaration et d'accompagnement... le travail est bien fait, aussi bien au ministère de l'Intérieurqu'en interministériel, avec les autres ministères.
En ce qui concerne les collectivités locales, les situations peuvent être améliorées. Nous pouvons imaginer qu'un grand opérateur téléphonique étranger vende des téléphones, des réseaux et des ordinateurs pour avoir accès à des données. Il a fallu que l'État caractérise cette stratégie et sensibilise les élus. Ces formes d'ingérence dans les collectivités territoriales mériteraient donc un travail accru.
En ce qui concerne la société civile, le monde économique, notamment dans le secteur industriel, spatial, d'armement, est très en lien avec la DGSI, qui compte une cellule économique.
C'est moins vrai dans d'autres sphères, notamment dans les écoles d'ingénieurs et dans le monde médiatique, le Parlement, etc. J'ai eu la responsabilité de plusieurs services de renseignement, et il m'est arrivé de recevoir des notes détaillant des stratégies d'influence et d'entendre des questions parlementaires sur ces mêmes sujets trois semaines après dans les hémicycles...
Ces questions rejoignent celle des libertés. Pour les collectivités locales, comme pour la société civile, il faudra trouver un moyen de sensibiliser et d'entraver sans que l'État ne puisse limiter les libertés des journalistes, des parlementaires. Le travail est désormais plutôt bien réalisé en interministériel et s'est beaucoup amélioré.
M. Rachid Temal. - Sur le sujet des parlementaires que vous venez de citer, je suppose que vous avez agi.
M. Gérald Darmanin. - Lorsqu'un parlementaire est mis en difficulté, je préviens toujours le président de la Chambre. Ensuite, nous réalisons souvent des entretiens de sensibilisation, puis une enquête est menée, avec l'assentiment du président de la Chambre.
M. Rachid Temal. - Nous avons auditionné un certain nombre de responsables desministères régaliens et avons constaté une forme de cohérence. Cependant, ces sujets semblent plus éloignés du quotidien d'autres ministères. C'est pourquoi un renforcement, par le biais d'une stratégie globale, nous semble opportun. Cette stratégie concernerait l'État, les collectivités et la société.
M. Gérald Darmanin. - Les ingérences peuvent être multiples. Comme d'autres démocraties, nous avons commandé un rapport sur les Frères musulmans, pour rendre publiques un certain nombre d'ingérences caractérisées, qu'on pourrait qualifier de religieuses mais qui sont en réalité bien plus que cela, qui sont politiques. Or cette connaissance du frérisme est très peu partagée au sein du monde diplomatique, administratif, etc. D'autres formes d'ingérences méritent, y compris dans les ministères régaliens, de la sensibilisation.
M. Rachid Temal. - En ce qui concerne les Outre-mer, je partage votre intervention. Peut-être serait-il intéressant de revoir la stratégie française dans la zone indopacifique, en intégrant ce sujet.
M. Gérald Darmanin. - Ces actions ne relèvent pas du ministère de l'Intérieur, mais vous avez parfaitement raison. Lorsque je suis arrivé au ministère de l'Intérieur, ne nombreux territoires ultramarins, dont la Nouvelle-Calédonie, n'étaient pas dotés de centres d'interception téléphonique. Nous connaissons une situation extrêmement tendue en Nouvelle-Calédonie. Si nous avions connu la même situation sans " oreilles ", cette situation aurait été bien pire. L'État a été naïf très longtemps. Nous devons montrer aujourd'hui que notre pays n'est plus naïf face aux ingérences. A-t-il les moyens de répondre aux attaques ? C'est une autre question. Mais je pense déjà pouvoir dire que nous ne sommes plus naïfs. Pour prendre l'exemple récent des " mains rouges " au Mémorial de la Shoah, les services du ministère m'ont d'emblée fait part de leurs doutes sur une possible origine étrangère.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Merci, Monsieur le Président. Monsieur le ministre, j'aurais deux questions. Le directeur de la direction générale de la sécurité extérieur (DGSE) nous a fait part de pays qui pratiquent l'espionnage. Parmi ces pays figurent des pays amis, dont les États-Unis. Les données de nos services intérieurs et de la DGSI, sont confiées depuis très longtemps à Palantir Technologies, filiale de la CIA. Il est prévu de substituer à cette entreprise un cloud souverain européen, qui nous permettrait de nous prémunir définitivement des lois extraterritoriales et du Federal Intelligence Surveillance Act. À quelle échéance ce remplacement aura-t-il lieu ? Quelles sont les conditions de sa réussite ? Observons-nous de possibles " backdoors ", c'est-à-dire des failles de sécurité dans ces systèmes ? Certes, les USA sont nos alliés, mais en fonction des changements de présidence, nous pouvons imaginer aussi que leurs intérêts divergent.
Vous avez évoqué à de nombreuses reprises la question des plateformes. Considérez-vous que le Règlement sur les services numériques répondra pleinement à votre attente ? Vous avez évoqué des prises en compte plus ou moins efficaces par les plateformes de la gestion de certains contenus. Ne pensez-vous pas que nous aurions pu aller plus loin dans ce règlement sur les services numériques ?
M. Gérald Darmanin. - Madame la Sénatrice, je ne veux pas parler d'un pays en particulier, même si je veux dire ici que si nous ne sommes pas naïfs, quels que soient les pays. Les États-Unis d'Amérique rendent des services importants à la France en termes de renseignement, pour prévenir notamment un certain nombre d'attentats. Nous sommes dans une situation complexe, les États n'ayant pas d'âme, mais uniquement des intérêts, comme le disait Richelieu. La plupart des grands pays qui nous entourent méritent sans doute notre attention. Pour des raisons économiques, scientifiques, politiques, de nombreux pays nous observent, nous espionnent, etc. Ce n'est pas tout à fait la même chose que l'ingérence informationnelle, qui est très agressive, mais c'est une réalité. Il ne faut pas être dépendant des autres.
J'ai proposé au président de la République, en lien avec la DGSE, la production interne à l'État français d'une solution de techniques de renseignement qui ne dépende pas d'autres sociétés. Cela prendrait plus de temps, plus d'argent, mais c'est plus efficace. Pour 2026, les services de cloud souverains auront été mis en place pour la DGSI. Nous constaté que les organisateurs des jeux Olympiques à Paris avaient contracté avec le cloud étranger d'un grand pays asiatique. Nous avons fait savoir au Comité olympique qu'au vu des informations que nous pourrions avoir et surtout les ingérences dont nous pourrions faire l'objet, qu'il était plus approprié d'adopter un réflexe européen.
Les Sénateurs me demandent souvent pourquoi les maires n'ont pas connaissance des fichiers S dans leur commune. Le partage d'un fichier couvert par le secret avec une collectivité qui n'a pas les mêmes réflexes du secret me paraît compliqué pour la sécurité nationale. Je ne sais pas qui compose le bureau du maire, qui est son secrétaire, qui a accès aux fichiers informatiques, etc. Dans ces circonstances, ces informations ne peuvent pas être partagées.
Mme Gisèle Jourda - Mes questions porteront sur la sensibilisation des élus locaux par rapport aux risques d'ingérence. Cette sensibilisation peut être réalisée à l'échelon préfectoral. Il faut également sensibiliser nos jeunes au sujet des influences étrangères. Nos jeunes sont en effet demandeurs de précisions sur ces sujets. Il serait intéressant d'acter ces sujets plus formellement dans les programmes scolaires.
Par ailleurs, comment envisageriez-vous d'élargir le périmètre de la délégation parlementaire au renseignement (DPR) par rapport aux influences économiques ?
M. Teva Rohfritsch. -Je reviendrai sur les Outre-mer. Depuis le début de notre commission d'enquête, j'ai questionné le point de vulnérabilité que peuvent constituer les Outre-mer pour des ingérences envers l'État français. Si la Chine était assez identifiée, avec l'Azerbaïdjan, nous avons constaté que le spectre potentiel de pays pouvant agir dans le Pacifique s'est considérablement élargi.
N'est-il pas envisageable de mieux organiser le partage d'informations avec ces exécutifs locaux, en particulier dans le cadre de leurs politiques de contractualisation, ou de renforcer nos commissariats ou nos préfectures locales avec des conseillers diplomatiques ou des conseillers du ministère de l'intérieur plus sensibilisés à ces questions, dans le respect des compétences statutaires de chacun ? Nous constatons en Polynésie française que Monsieur Brotherson a passé quinze jours, puis quatre jours, à Singapour. Nous constatons également que le parti politique Tavini a passé aussi un accord avec l'Azerbaïdjan. Plusieurs instituts culturels chinois sont bien implantés localement et Google va poser quelques câbles numériques sous-marins en Polynice-Française, ce qui pose question sur notre sauvegarde de la souveraineté numérique sur ces territoires. Forts de ces constats, ne devrions-nous pas renforcer nos dispositifs et nous rapprocher de nos exécutifs pour agir en prévention ?
Mme Évelyne Perrot. - Monsieur le Ministre, vous avez dit à plusieurs reprises que le pays n'était pas naïf. Il faut communiquer sur ce sujet, car une grande partie de la population doute de tout et ne croit plus dans ses représentants politiques. Nous gagnerions à une communication plus simple et plus vraie.
M. Raphaël Daubet. - Avons-nous élaboré une méthode d'action préventive en cas de menace de crise ? Nous pouvons nous douter qu'une décision politique ou une volonté de réforme va susciter une crise difficile. Une méthode particulière préventive a-t-elle été envisagée, plutôt que d'attendre l'urgence pour répondre et riposter ?
M. Gérald Darmanin. - En ce qui concerne l'ingérence en direction des jeunes, cette question rejoint globalement celle de l'éducation aux écrans, qui dépasse largement mes compétences.
J'entends votre question relative aux programmes de l'éducation nationale, mais je suis toujours rétif à y intégrer tous les sujets d'ordre public. Le Président de la République souhaite étendre le service national universel à toute une génération. Cela pourrait être l'occasion d'évoquer l'éducation à la lutte contre le complotisme et aux ingérences. C'est sans doute le bon lieu et le bon niveau pour le faire. Nous pourrions envisager que des journalistes effectuent une présentation sur ce sujet.
En ce qui concerne la question des outre-mer posée par le sénateur Teva Rohfritsch, je pense que vous avez parfaitement raison. Les attachés de sécurité intérieure, les agents de la DGSI et les renseignements territoriaux pourraient tout à fait avoir une mission d'éducation et d'information. Cela semble une piste intéressante en effet. Il n'est d'ailleurs pas interdit de partager un certain nombre de notes avec des personnes qui ne sont pas des agents de l'État, il suffit de les y habiliter.
Sur la compétence de la DPR, effectivement, le risque d'ingérence économique est sans doute le plus important de tous nos risques. Le risque essentiel pour lequel nous sommes espionnés concerne notre capacité à créer des brevets, à notre industrie, à notre recherche. Je serais très favorable à votre proposition concernant la compétence de la DPR.
Quand j'étais ministre des Comptes publics, je me suis battu pour que Tracfin soit compétent en Polynésie. Cependant, je n'ai jamais réussi à faire entendre aux sociétés et aux gouvernements de Polynésie et de Nouvelle-Calédonie, quelles que soient leurs majorités, que des déclarations de soupçons financiers étaient importantes. Or Tracfin fonctionne très bien sur le territoire national. Pour lutter contre les risques d'ingérence dans le Pacifique, il faudrait pouvoir suivre l'argent de manière générale.
Nous évoluons dans une société pessimiste et avons plus tendance à croire à une mauvaise nouvelle qu'à une bonne. Je dirais même que notre société est paranoïaque. Il faut vivre avec cette donnée et la communication officielle est très peu efficace. Nous devons donc trouver un moyen d'informer cette société. Dans sa communication nationale, l'État est sans doute le moins bien placé pour le faire, même s'il faut qu'il le fasse. Il faut sans doute apporter des preuves à ce que nous faisons. L'État n'est pas naïf, mais la société l'est, sans aucun doute.
Nous oeuvrons en outre dans le domaine de la prévention. En interministériel, une cellule se réunit chaque semaine au Quai d'Orsay, en dehors des crises, pour tenir des points sur les tendances Internet, les crises qui pourraient survenir, etc. Je dispose quant à moi d'une note hebdomadaire de tous les services : DGSI, Renseignements territoriaux, direction du renseignement de la Préfecture de police (DRPP) et secrétariat général du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation. Depuis que je suis ministre de l'Intérieur, Pharos fonctionne 24 heures sur24 et dispose de moyens conséquents. En période de crise, nos services ne s'arrêtent jamais. Ils sont présents dans les cellules de crise et rapportent l'activité sur les réseaux sociaux, le traitement médiatique par la presse internationale et nationale, ainsi que les tendances.Pour répondre à la question sur la prévention, se pose la question des outils dont nous disposons pour vérifier la véracité des informations ? Les deep fakes peuvent être remarquablement réalisés. Il faudra pouvoir les identifier très rapidement, ce qui n'est pas toujours facile. Nous devons être plus efficaces en matière de vérification de l'information. Il se peut qu'une vidéo virale soit vraie. Le pire des cas, c'est quand elle est devenue virale alors qu'elle diffuse une fausse information.
M. Dominique de Legge. - Merci, Monsieur le Ministre, pour ces réponses et ces éclairages.
Source https://www.senat.fr, le 6 août 2024