Texte intégral
Monsieur le Président, Cher Pierre-Henri,
Monsieur le recteur,
Mesdames les marraines des promotions 2023 et 2024 du DU Laïcité,
Mesdames, Messieurs,
Merci beaucoup, Monsieur le Président, pour votre invitation. Vous aviez visé juste en m'invitant, et en devinant que je ne pourrais évidemment pas rater un tel moment.
Pourquoi ?
D'abord, car j'ai, en revenant ici, à La Sorbonne, énormément de souvenirs d'ancien étudiant en philosophie qui fréquentait beaucoup ce quartier il y a tout juste quelques années.
Mais ensuite, parce que c'était pour moi une évidence d'être à vos côtés, en tant que ministre, puisque l’École est le berceau, le creuset même de la laïcité.
Il faut le rappeler : la naissance même de la laïcité s'est faite dans le cadre scolaire.
Et ce, 20 ans avant la loi de 1905. Je pense notamment aux grandes lois scolaire, Ferry à partir de 1881, avec la laïcisation des programmes, mais aussi Goblet, en 1886, qui a confié l'enseignement dans les écoles publiques à un personnel exclusivement laïque.
I. C'EST IMPORTANT DE BIEN LE MESURER : LA LAÏCITÉ FRANÇAISE A UNE HISTOIRE. ELLE NE VIENT PAS DE NULLE PART.
Ce n'est pas un hasard si elle constitue une singularité française, et l'on ne peut la comprendre qu'en comprenant bien notre histoire.
Je distinguerai 3 phases historiques :
1) La laïcité trouve d'abord, sans doute, ses premières racines dans les tentatives d'émancipation du pouvoir royal à l'égard du religieux, et ce dès la fin du Moyen Âge.
On en trouve les premiers fondements politiques et philosophiques dans l'acte d'indépendance des rois de France dès le 13e siècle, dans ce qui deviendra le gallicanisme.
Il faut bien mesurer que ce rapport de force, engagé avec l’Église, fait alors de la France une exception en Europe.
2) La laïcité, ensuite, peut difficilement être comprise sans mesurer ce qu'ont été les stigmates, en France, des guerres de religion.
Ces conflits intérieurs, intestins, aboutiront à une conclusion politique et philosophique : il faut une autorité supérieure aux religions pour assurer les conditions de la tolérance et de la concorde nationale.
Avec l’Édit de Nantes, la France va s'affirmer comme un laboratoire de la coexistence, sur un même territoire, de plusieurs confessions. Un modèle à l'époque unique en Europe.
Par la suite, la France a continué, pendant près de 3 siècles à tâtonner, à expérimenter les formules politiques lui permettant de garantir cet équilibre.
La Révolution est l'illustration, en un sens, de ces expérimentations : régime civil décrété par la Constituante, le culte de l'Être suprême imaginé par Robespierre, le Concordat institué par Napoléon …
Dans toutes ces formes, nées non sans conflits, perce à chaque fois la volonté pour l’État de se substituer à l’Église sur un certain nombre de politiques : dans le domaine administratif, dans le domaine scolaire, dans le domaine patrimonial, dans le domaine social, etc.
3) La 3e phase, celle que vous avez tous en tête, sera celle de la séparation à proprement parler, dont la loi de 1905 est le point d'orgue.
Les débats furent très vifs, entre 1902 et 1905 en particulier, mais naîtra au final, selon les mots d'Aristide Briand, ce qui se voulait être une loi d'apaisement.
Une loi d'équilibre pour mettre l’État au-dessus des débats religieux, sans pour autant verser dans l'athéisme révolutionnaire.
Une loi qui va préserver les non-croyants contre toute incursion dans leur sphère privée qui viendrait les limiter dans leur liberté de conscience, leur liberté de choix et d'autodétermination.
C'est sur cette base, après la Première Guerre mondiale, que s'est instauré, progressivement, un consensus national qui durera jusqu'à la fin des années 1980.
Un consensus qui a permis la cohabitation de deux conceptions de la laïcité :
? L'une, d'inspiration libérale, dans l'esprit de la loi de 1905, mettant l'accent sur la liberté religieuse.
? L'autre, tendant à neutraliser l'espace public, c'est-à-dire à contenir la religion dans l'espace privé et les lieux de culte. Cette consigne de "discrétion" adressée aux croyants s'est rarement traduite dans des normes juridiques mais relevait plutôt d'une discipline collective et d'un consensus social – d'une culture commune, admise et partagée.
Ce consensus, à l'évidence, est aujourd'hui menacé. J'y reviendrai.
II. AU REGARD DE CETTE HISTOIRE, QUE POUVONS-NOUS DIRE DE LA LAÏCITÉ ?
1) La laïcité est d'abord un principe d'organisation politique.
C'est la condition de possibilité non seulement de l'instauration d'un espace politique commun, c'est-à-dire républicain, mais sur c'est surtout la condition de notre aptitude à vivre ensemble.
L'État laïque n'est pas l'ennemi des religions ou des croyances. II les met simplement à une juste distance pour rendre le dialogue possible.
2) On l'oublie souvent : la laïcité est aussi un principe de souveraineté.
Une souveraineté politique de l’État, nous l'avons évoquée, à l'origine face à Rome, aux Églises, aux cultes.
La chose est claire : il n'y a pas, en France, d'autorité supérieure à celle de l’État, et en aucun cas d'autorité religieuse.
3) La laïcité est enfin un principe de liberté, d'émancipation.
Ce principe garantit à chacun le droit de croire ou de ne pas croire, d'exercer son culte dans des conditions dignes et paisibles. C'est en ce sens qu'Aristide Briand parlait de la loi de 1905 comme d'une grande loi de liberté. Il ne s'agit pas tant d'athéisme que de coexistence démocratique.
C'est pour toutes ces raisons que, je le dis et je le redis, la laïcité n'est pas négociable. Je finirai par ce point, et dans le sujet sur lequel je suis engagé tous les jours : l’École.
III. NON, NOUS N'AVONS PAS LE DROIT DE RECULER FACE AUX OFFENSIVES CONTRE LA LAÏCITÉ À L’ÉCOLE
Je le dis, alors que nous voyons, années après années, une explosion des atteintes à la laïcité.
Pourquoi n'avons-nous pas le droit de reculer à l’École en particulier ?
Parce que l’École publique a été le berceau de la laïcité française, son premier lieu d'application.
Ce n'est donc pas un hasard si l’École est l'objet d'attaques de plus en plus fortes et répétées.
Elle est à la fois un thermomètre et une cible : c'est là que se joue la grande bataille de la défense de la laïcité et de notre capacité à faire nation.
Les attaques dont je parle sont quasi quotidiennes :
? À Tourcoing, cette semaine, une professeure a été rouée de coups. Pourquoi ? Pour avoir demandé à une élève de retirer son voile dans un établissement, c'est-à-dire pour avoir fait appliquer la loi de la République, pour avoir fait appliquer la laïcité.
? La loi de 2004 sur les signes religieux à l'école est quotidiennement contestée par des élèves mais aussi par des parents.
? Le contenu des enseignements d'histoire, de français ou d'éducation civique ne cesse de donner lieu à des contestations.
? La mixité, à la piscine ou ailleurs, est dénoncée comme un danger pour les mœurs.
? La pression se fait de plus en plus forte sur la question des menus au sein des cantines.
Il faut bien comprendre que ces attaques ne sont pas un fantasme : 4 700 atteintes à la laïcité à l'école en 2023. Une hausse de plus de 150 %.
Face à cette explosion des attaques, ma conviction, c'est qu'aucune faiblesse n'est permise.
Pas dans un pays qui a connu les drames les plus abjects et les actes les plus barbares.
Je pense évidemment aux assassinats de Dominique Bernard et Samuel Paty que nous allons commémorer dans les jours à venir. Deux enseignants assassinés parce qu'ils étaient enseignants.
Comment imaginer que l'on puisse continuer comme avant ?
La réponse doit être d'une fermeté et d'une limpidité absolues.
Comment ? Par quoi est-ce que cela passe ?
D'abord en étant clair sur notre vision de la laïcité.
Pas de déni : derrière cette offensive, c'est une remise en cause de la démocratie, de la République, d'une culture profondément fondée sur le développement et la liberté de conscience.
L'école est attaquée car les obscurantistes ne supportent pas la force émancipatrice qu'elle constitue pour les élèves, la liberté qu'elle leur apporte. Ce sont ces principes-là qui sont visés.
Le rôle de l'école est de donner aux futurs citoyens les conditions de leur émancipation, en leur demandant de renoncer pendant le temps scolaire à leur prédétermination familiale, sociale, culturelle, pour symboliquement s'ouvrir autant que possible aux enseignements qui leur sont prodigués, qui sont des enseignements fondés sur la raison, la rationalité et la dialectique.
L'école, ça n'est pas "venez comme vous êtes".
C'est le sens fondamental des circulaires Jean Zay de 1937, de la loi de 2004 interdisant le port de signes religieux à l'école et plus récemment de la circulaire de Gabriel Attal sur l'abaya.
Il faut d'ailleurs rappeler que la loi de 2004 et la circulaire Attal ont pratiquement réglé les questions instantanément. Les réponses de fermeté ont à chaque fois fait reculer les offensives séparatistes.
À l'inverse, à chaque fois que nos dirigeants ont cédé ou faibli, la laïcité a reculé et ce sont les enseignants qui l'ont subi :
Rappelons que la loi de 2004 est intervenue après une décennie de troubles, à partir de l'affaire du foulard de Creil.
À partir d'un avis de Conseil d’État en 1993, l’État a laissé la responsabilité aux établissements du "choix" de laisser les élèves porter des signes religieux en fonction du règlement intérieur de l'établissement, dans des conditions d'application extrêmement floues.
Et pendant ces années, les enseignants et les personnels de direction des établissements d'enseignement secondaire ont été maintenus dans un flou néfaste.
C'est cette responsabilité qui nous interdit d'être lâches, qui nous interdit de reculer.
Ensuite, en appliquant vraiment la loi.
Il ne s'agit aujourd'hui ni de refonder la laïcité, ni d'en modifier les frontières. Notre arsenal juridique et judiciaire n'a pas besoin d'évoluer, il est déjà très complet. Mais commençons déjà par appliquer la loi !
On doit évidemment se demander pourquoi elle n'est pas appliquée. J'y vois au moins deux raisons.
Premièrement, à cause de la pression sociale.
Le vieux réflexe du "pas de vagues". Il y a des territoires, disons-le clairement, où il est plus difficile de faire respecter la laïcité, et où il est plus difficile pour les équipes de tenir bon. C'est une réalité. Si l'on veut qu'ils tiennent, on doit aller vers une attribution automatique de la protection fonctionnelle aux enseignants. Tout le monde doit bien comprendre que l'institution est derrière eux à chaque instant.
Deuxième raison de ce défaut d'application de la loi : sa méconnaissance.
C'est pour cela qu'il nous faut renforcer l'enseignement de la laïcité et la compréhension de la laïcité dans la formation même des enseignants, et des équipes qui entourent les élèves. C'est une forte attente des enseignants eux-mêmes.
Mais l'on doit aussi le faire de manière beaucoup plus large dans la société, en formant tous ceux qui, comme vous, peuvent nous permettre de refaire à nouveau sentir toute la force, toute la valeur, toute la richesse de cette invention culturelle, philosophique, juridique et politique unique qu'est la laïcité.
C'est ce que vous faites dans ce Diplôme Université Laïcité, et c'est pour cela que je suis là ce soir.
Ce sera le mot de la fin : vous le voyez, vous avez devant vous une lourde responsabilité, une grande responsabilité, une belle responsabilité.
Mais vous aurez, pour la porter, tout notre soutien.
Merci à tous pour votre engagement !
Source : Ministère de l'éducation nationale, le 14 janvier 2025