Déclaration de Mme Aurore Bergé, ministre déléguée chargée de l'égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations, sur l'antisémitisme, en ouverture des Assises de lutte contre l'antisémitisme, Paris le 13 février 2025.

Prononcé le

Intervenant(s) : 
  • Aurore Bergé - Ministre déléguée chargée de l'égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations

Texte intégral

Madame la Première Ministre, chère Elisabeth BORNE,
Madame et Monsieur les Ministres, chère Isabelle LONVIS-ROME, cher Olivier KLEIN,
Mesdames et Messieurs les parlementaires et élus locaux,
Madame la Défenseure des droits, chère Claire HEDON,
Monsieur le Délégué interministériel, cher Mathias OTT,
Monsieur le recteur de Paris, cher Bernard BEIGNER,
Monsieur le président de la Commission nationale consultative des droits de l'homme, cher Jean-Marie BURGUBURU,
Mesdames et Messieurs les représentants du corps diplomatique,
Messieurs les représentants des cultes,
Mesdames et Messieurs les magistrats et avocats,
Mesdames et Messieurs les représentants d'associations et de fondations, directeurs d'établissements, chercheurs, professeurs,
Mesdames et Messieurs,

Il est des combats qui définissent l'âme d'une nation.

Des luttes qui, bien au-delà des clivages politiques ou des querelles du moment, déterminent si nous sommes fidèles à la démocratie et à ses valeurs ou si nous les trahissons.

L'éradication de l'antisémitisme est de ces combats.


Nous nous retrouvons aujourd'hui dans un lieu qui ne doit rien au hasard : le studio 104, au cœur de la Maison de la Radio et de la Musique, espace de transmission et de débat démocratique.

Je tiens à remercier Sybille VEIL, présidente de Radio France, pour son accueil aujourd'hui.

Choisir la radio, c'est affirmer que lutter contre l'antisémitisme, c'est refuser le silence, c'est porter la parole.

Ici, tous ensemble, nous sommes réunis pour en finir avec l'indifférence.


L'antisémitisme n'est pas une haine comme les autres.

L'histoire de l'antisémitisme, c'est celle d'une obsession qui traverse le temps, les régimes et les frontières.

Siècle après siècle, être juif c'est trop souvent être coupable.

Coupable de tout et de son contraire.

Trop riche ou trop misérable, trop cosmopolite ou trop nationaliste, trop visible ou trop dissimulé, trop intégré à la vie collective ou trop différent…

Les juifs sont supposés incarner, selon l'époque, le capitalisme rapace ou le bolchevisme destructeur.

L'histoire est jalonnée de ces contradictions meurtrières.

Leur simple existence suffit à nourrir les complotismes.

Hier, les Juifs étaient accusés d'empoisonner les puits et de sacrifier des enfants.

Aujourd'hui, certains les accusent d'avoir orchestré des pandémies mondiales ou des crises économiques.

L'antisémitisme épouse malheureusement son époque.

Il mue, mute et se renouvelle.

Il en épouse les angoisses et les fractures, et c'est ainsi qu'il se perpétue.

À chaque crise, la même mécanique implacable :

Les juifs redeviennent l'ennemi ontologique, la cible de toutes les colères, de toutes les obsessions, de toutes les violences.


Je veux partager avec vous une expérience.

Il y a exactement un an, en février 2024, je me rendais au camp de Drancy.

Drancy, c'est seulement à 15 kilomètres de Paris ; pas au bout du monde ; pas caché dans une forêt lointaine ; devant nous, à côté de nous.

C'est un camp en plein cœur de la ville.

Qu'est-ce que cela signifie ?

Cela signifie que pendant que des milliers de Juifs étaient enfermés, séquestrés, affamés derrière des murs, la vie continuait.

Autour du camp, les immeubles étaient habités.

Des enfants continuaient d'aller à l'école, de jouer.

À quelques rues, des marchés battaient leur plein.

L'histoire de l'antisémitisme est aussi celle d'une habitude qui s'installe.

D'un processus graduel où, jour après jour, l'inacceptable devient normal : les pensées, les mots, les listes, les interdictions, les rafles, les internements, les convois…

Tout cela s'est déroulé devant une nation entière, une nation dont l'immense majorité s'est tue : par peur, pour se protéger soi-même et les siens, par résignation.

Beaucoup par indifférence.

Je me souviens de ma grand-mère qui m'expliquait qu'elle refusait de laisser sa collègue et amie dans le wagon destiné aux juifs.

Elle se mettait à côté d'elle.

Elle avait peur.

Mais elle faisait ce qui lui paraissait juste.

Par ce simple geste, cette main tendue, elle a refusé de céder à l'indifférence.

Parce que c'est dans l'indifférence que l'Histoire bascule.

Non par la seule volonté des bourreaux, mais par le silence de ceux qui regardent sans rien faire.

C'est là une des grandes leçons de l'Histoire : le mal ne triomphe pas seulement par l'action des criminels, il triomphe aussi par l'inaction.

Il prospère dans le silence, dans la lâcheté du quotidien, dans cette petite voix intérieure qui dit : "Ce n'est pas mon histoire", "Mieux vaut ne pas s'en mêler".

Et aujourd'hui ?


Alors que nous commémorons le 19e anniversaire du martyre d'Ilan HALIMI, assassiné parce qu'il était juif, je veux aussi rendre hommage :
- aux quatre victimes de l'attentat de l'école Ozar Hatorah de Toulouse, enfants, enseignants, assassinés à bout portant dans une école parce qu'ils étaient juifs ;
- aux quatre otages de l'Hyper Cacher de la porte de Vincennes, assassinés parce qu'ils étaient juifs ;
- à Sarah HALIMI et à Mireille KNOLL, assassinées parce qu'elles étaient juives ;
- aux 42 Français abattus le 7 octobre 2023 en Israël, assassinés parce qu'ils étaient juifs.


Nous gardons toutes et tous intacte l'émotion que nous avons ressentie dans la Cour d'honneur des Invalides lors de la cérémonie d'hommage tenue par le Président de la République le 7 février 2024.

42 Français parmi plus de 1 200 hommes, femmes, enfants, vieillards, assassinés lors du plus grand massacre antisémite de notre siècle.

Je veux aussi que nous pensions à Ohad YA-HA-LO-MI, toujours otage du terrorisme islamiste et à Ofer KALDERON, qui a enfin été libéré après plus d'un an et demi aux mains de ses bourreaux.

Chaque jour, nos médias auraient dû et devraient rappeler leurs noms, leurs visages.

Trop peu l'ont fait.

Les images des otages libérés ces derniers jours sont insoutenables :
Ces hommes exsangues, amaigris, épuisés, accablés ;
Ces mises en scène écœurantes ; ces visages et ces corps dont la vision nous semble si familière, nous qui avons ouvert des livres d'histoire…

Là encore, trop de silence, trop d'indifférence.


Parce qu'après le 7 octobre, il y eut le 8 octobre et les jours qui ont suivi.

Nos démocraties ont toutes eu à affronter un regain massif d'actes antisémites.

Bien plus qu'une convulsion, c'est un ré-enracinement qui nous menace.

Aujourd'hui, une menace insidieuse grandit : on nous dit qu'il serait possible de haïr Israël sans haïr les juifs.

Mais que voit-on en réalité ?

Une obsession maladive contre l'existence même d'un État, à mille lieues de la critique légitime de la politique d'un gouvernement.

Y-a-t-il un autre pays dans le monde, un seul, qui fasse l'objet d'une pareille obsession ?

Non.

Seulement et toujours Israël.

Ces discours reprennent les pires rhétoriques de l'histoire.

Les mêmes obsessions, les mêmes accusations, les mêmes haines, simplement repeintes aux couleurs du présent.

Aujourd'hui, on ne dit plus "le juif", on dit "le sioniste".

On ne dit plus "ils sont une menace", on dit "ils sont génocidaires".

Mais derrière les mots, l'obsession reste la même.

Quand on voit des "Mort aux juifs !" tagués en bas des immeubles et sur les vitrines,
Quand on entend les cris de "Sales sionistes" pendant des manifestations,
Quand, dans la rue, sur les réseaux sociaux, à certaines tribunes, les cris les plus violents, les insultes les plus virulentes, les appels à la violence se déchaînent,

Il faut le dire avec force et sans détour :

L'antisionisme, la haine décomplexée d'Israël sont les nouveaux visages de l'antisémitisme.


Et les chiffres donnent le vertige.

En 2024, 1 570 actes antisémites ont été recensés, soit 130 actes antisémites par mois, marquant un nouveau palier qui se maintient et se confirme mois après mois. 

L'année 2024 se distingue par un niveau record d'actes de violence, avec 106 agressions physiques à caractère antisémite.

Certains actes ont été d'une extrême violence, comme l'attentat sur la synagogue de la Grande Motte, l'incendie de la synagogue de Rouen ou le viol antisémite d'une enfant de 12 ans à Courbevoie.

Et je sais l'engagement du Ministre de l'Intérieur et du Garde des Sceaux pour protéger, sanctionner, réparer.


Mais les statistiques sont impuissantes à décrire le sentiment de sidération et surtout de solitude de nos compatriotes juifs, d'autant plus qu'il empêche souvent les victimes de témoigner.

Parce que l'antisémitisme, ce ne sont pas des colonnes de chiffres, ce sont des épreuves de vie.

Ce sont des Français juifs qui changent leur nom sur leur interphone ou sur des applications de livraison.

C'est une famille qui retire sa mezouza du coin de sa porte et ses enfants de l'école de la République.

C'en est une autre encore qui envisage de quitter son propre pays parce qu'elle ne s'y sent plus en sécurité.

Nous n'avons pas le droit de dire que ce n'est pas notre affaire, que cela ne nous concerne pas.

Et c'est la honte qui m'étreint en rappelant ces faits.

La honte que des Français infligent ces violences, ces cruautés, ces infamies, à d'autres Français.


Alors le message de ces assises est très clair :

La République est là.

La République ne se contente pas d'appeler au calme. Car appeler au calme face à l'antisémitisme, c'est déjà abdiquer.

Face à l'antisémitisme, il n'y a pas de "oui, mais".

Il n'y a pas de compromis acceptable, il n'y a pas d'ambiguïté possible.

Il n'y a pas de seuil admissible, pas de graduation tolérable.

L'antisémitisme ne se discute pas, ne se débat pas : il se combat.

Ce combat exige lucidité et fermeté.

Regarder la réalité en face.

Nommer les faits pour ce qu'ils sont.

Les sanctionner.

Implacablement.

Ne jamais minimiser, ne jamais détourner le regard, ne jamais plaider le défaut de discernement des auteurs, ne jamais relativiser.

Nous défendons une République forte et juste, qui sanctionne et qui éduque, qui rassemble et qui protège.


Cela doit être l'affaire de chaque citoyenne et de chaque citoyen, l'affaire de la République, l'affaire de l'école de la République.

Je veux remercier du fond du cœur Élisabeth BORNE pour sa présence ce matin et pour son engagement de chaque instant.

Chère Elisabeth, ta venue signifie beaucoup.

Car l'éducation est une arme décisive dans ce combat ; la première sans doute et nous feront tout pour, surtout la plus efficace.

Lutter contre l'antisémitisme, c'est en effet donner à notre jeunesse les outils pour comprendre, pour décrypter, pour résister.

C'est leur apprendre à distinguer la vérité historique du mensonge ou de la falsification, les valeurs universalistes de notre démocratie de la haine.

C'est une exigence d'autant plus grande qu'un fossé générationnel est en train de se creuser, et nous le refusons.

42 % des mis en cause pour des faits d'antisémitisme ont moins de 35 ans.

23 % des moins de 35 ans affirment avoir observé au cours de leur vie "une agression physique proférée à l'encontre d'une personne de confession ou de culture juive en raison de son identité ou de sa religion", contre 11 % de l'ensemble des Français.

Les auteurs d'actes antisémites sont de plus en plus jeunes ; les victimes aussi.

C'est pour cela que j'ai souhaité donner la parole aux jeunes, collégiens, lycéens et étudiants.

Pour que nous tendions l'oreille, pour que nous brisions l'indifférence.


Je veux remercier :
- Max, Liam, Daphné, Elia, Nathan, Naomi (constats/témoignages),
- Marine (formatrice intervenante),
- Mélanie, Florian, Emilie, Jules, Alexis (une jeunesse qui s'engage),
pour votre courage ce matin.

Et parmi les plus jeunes, certains banalisent les discours de haine, d'autres se replient sur des logiques communautaristes et séparatistes qui fracturent notre République.

Nous l'avons encore vu lors des commémorations des 10 ans des attentats de Charlie Hebdo et de l'Hyper Cacher.

Les Français sont encore Charlie, même plus qu'en 2015, mais ce n'est pas le cas chez une partie de la jeunesse.

Les jeunes sont aussi plus enclins à partager des préjugés antisémites que le reste de la population.

Près d'un quart des moins de 35 ans juge "acceptable" ou "compréhensible" le fait de taguer une synagogue ou un commerce supposé juif pour manifester une opposition à Israël.

Un quart ! Contre 9 % de l'ensemble des Français.

Plus inquiétant encore, 6 % des moins de 35 ans – soit près d'un jeune sur 20 – pensent que la Shoah est une invention.

Il est temps d'amplifier notre action pour éradiquer enfin toutes les formes de haine anti-juive, dès le plus jeune âge.

Dans ce combat, nous devons mobiliser toutes les forces de notre pays : l'école, la justice, toutes les citoyennes et tous les citoyens.


C'est le sens de ces Assises,
C'est le sens de mon engagement,
C'est le sens de l'engagement du Président de la République, du Premier Ministre et de l'ensemble du Gouvernement.
C'est le sens de notre responsabilité en tant que société, en tant que République.

Mesdames et Messieurs,

Cette matinée est bien plus qu'un temps d'échange : c'est une nécessité pour entendre, pour dire et pour faire.

Entendre, dire, faire – trois actes liés, trois impératifs qui se renforcent et sans lesquels notre combat contre l'antisémitisme ne pourra jamais pleinement porter ses fruits.

Car entendre sans agir, c'est se résigner.

Dire sans écouter, c'est parler dans le vide.

Agir sans comprendre, c'est risquer l'inefficacité.

Seule l'alliance de ces trois exigences nous permettra d'éradiquer la haine.

Je vous remercie.


Source https://www.dilcrah.gouv.fr, le 15 mai 2025