Texte intégral
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Monsieur le ministre, mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui devant notre commission M. Philippe Baptiste, ministre chargé de l'enseignement supérieur et de la recherche, pour évoquer avec lui sa feuille de route en matière de recherche, de technologie et d'innovation, qui sont des éléments essentiels pour la croissance et la compétitivité de notre économie.
En premier lieu, monsieur le ministre, nous souhaiterions vous entendre sur votre vision globale des performances de la France en matière de recherche et d'innovation. Permettez-moi à cet égard de rappeler quelques données. L'effort de recherche français, c'est-à-dire la dépense intérieure de recherche et développement (DIRD) rapportée au PIB, s'élève à 2,2 %, un chiffre qui reste nettement en deçà de l'objectif de 3 % fixé par l'Union européenne dans le cadre de la stratégie "Horizon Europe", et très inférieur à l'effort consenti par des pays tels que la Corée du Sud, Israël ou les États-Unis.
La France est le neuvième pays participant le plus à des publications scientifiques avec une part de 2,4 % des publications mondiales et elle est au sixième rang mondial en matière de brevets avec 3,4 % des demandes de brevets déposées dans le monde, derrière la Chine, les États-Unis, le Japon ou bien l'Allemagne. Pensez-vous, monsieur le ministre, qu'il soit possible de faire mieux dans les années à venir ? Comment améliorer la place de la France dans la compétition mondiale pour la recherche et l'innovation ?
En ce qui concerne la recherche publique, le budget 2025, adopté dans les conditions très difficiles que chacun connaît, a été globalement protecteur pour cette politique nationale prioritaire, dont le caractère stratégique a été réaffirmé par la loi de programmation de la recherche (LPR) du 24 décembre 2020. Alors que vous avez annoncé que vous alliez activer la clause de revoyure de cette LPR, nous souhaiterions savoir comment vous allez travailler dans les mois à venir pour préserver une dynamique de réinvestissement dans la recherche publique - en dépit du contexte budgétaire que nous connaissons - et quels seront les grands secteurs que vous entendez financer en priorité, dans le cadre de la mission budgétaire de votre ministère ou de celui du plan France 2030.
S'agissant de la recherche privée, nous voudrions connaître vos pistes afin d'améliorer l'efficience du soutien public. En effet, alors que la France est l'un des pays qui apporte le plus fort soutien à la recherche et développement (R&D) des entreprises, notamment via le crédit d'impôt recherche (CIR), dont le montant devrait représenter 7,5 milliards d'euros en 2025, la dépense de R&D des entreprises demeure insuffisante en comparaison des dépenses privées dans les autres pays industrialisés.
Comment accroître les dépenses de R&D des entreprises tout en dimensionnant mieux nos dispositifs de soutiens publics à la recherche et à l'innovation ? Comment faire évoluer le CIR de sorte qu'il profite davantage aux TPE-PME et éviter les effets d'aubaine dont bénéficient certains grands groupes ?
Vos attributions portent également sur plusieurs domaines stratégiques pour notre économie. J'en évoquerai deux particulièrement décisifs : l'espace et l'intelligence artificielle (IA).
Vous connaissez bien le domaine spatial puisque vous étiez jusqu'en décembre dernier président-directeur général du Centre national d'études spatiales (Cnes). Quelles sont les priorités que vous portez au nom de votre ministère dans le cadre de l'élaboration de la politique spatiale française à l'horizon 2040, qui devrait aboutir d'ici le mois prochain ? Êtes-vous préoccupé par la possible remise en question par les États-Unis de programmes de recherche communs menés avec la Nasa, essentiels notamment pour comprendre le réchauffement climatique et ses conséquences ? Comment réagir et sur quels partenaires s'appuyer pour conserver la même ambition en matière de recherche spatiale ?
Dans le domaine de l'IA, notre pays a accueilli un sommet mondial au mois de février dernier et connaît une dynamique très positive, avec plus de 1 000 start-up et une place de troisième pays au monde en nombre de chercheurs spécialisés en IA. Beaucoup a été fait ces dernières années dans le cadre de la stratégie nationale de l'IA et du plan d'investissement France 2030, avec quelque 2,5 milliards d'euros de fonds publics qui ont notamment permis la construction du supercalculateur Jean Zay, ou bien encore la création de centaines de chaires de recherche et de programmes doctoraux.
Nous voudrions savoir comment vous comptez capitaliser sur ces premiers acquis afin, notamment, de renforcer les maillons critiques de la chaîne de valeur de l'IA en France, et surtout de former et d'attirer les talents de l'IA dans notre pays.
Voilà, monsieur le ministre, quelques sujets que je soumets à votre sagacité. Les membres de la commission ne manqueront pas de les compléter à la suite de votre intervention liminaire. Je rappelle que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo et est diffusée en direct sur le site du Sénat.
M. Philippe Baptiste, ministre auprès de la ministre d'État, ministre de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche, chargé de l'enseignement supérieur et de la recherche - Madame la présidente, je vous remercie très chaleureusement pour votre invitation. Je me présente souvent comme le ministre de la recherche et de l'enseignement supérieur, tant le sujet de la recherche est crucial à mes yeux, car il engage l'avenir de notre pays, de son autonomie stratégique et de ses entreprises.
Vous avez mentionné l'effort de recherche qui s'établit aux alentours de 2,2 % du PIB et qui résume à lui seul une difficulté majeure pour notre pays depuis plusieurs décennies : malgré les efforts fournis, nous peinons à dépasser ce seuil, tandis que les entreprises sont très en retard et n'investissent pas suffisamment en matière de recherche et d'innovation, ce qui n'est pas sans conséquence sur les produits développés.
Nous sommes très en retard par rapport à un pays tel que la Corée du Sud, qui consacre près de 5 % de son PIB à la recherche et à l'innovation, alors qu'il s'agit, une fois encore, d'enjeux cruciaux pour notre avenir, nos emplois et notre autonomie stratégique.
La semaine dernière, à l'occasion du sommet européen Choose Europe for Science, le Président de la République a tenu les propos suivants, que je partage pleinement : "l'autonomie stratégique à laquelle nous croyons n'est pas possible sans une science libre, ouverte, sans un investissement massif et durable dans la recherche fondamentale et évidemment dans la recherche appliquée, dans la capacité, ensuite, à la transmettre du public au privé". Cette vision est au cœur de la LPR déployée depuis 2020, même s'il reste du chemin à parcourir.
Nous nous situons à un tournant pour relever les défis liés au changement climatique, qui reste un enjeu absolument majeur pour le monde alors que nos partenaires américains stoppent leurs investissements de manière très brutale et caricaturale : si Donald Trump semble rayer le changement climatique d'un trait de plume en signant des décrets, la problématique demeure entière.
Nous devons aussi faire face à la révolution de l'IA et à des bouleversements géopolitiques, ce qui nous interdit de rester dans une posture immobiliste : nous devons réinvestir et nous réengager.
Par le biais de la recherche, nous regardons au-delà du présent et inventons de nouveaux possibles ; grâce à l'enseignement supérieur, son pendant naturel, nous formons les jeunes qui sont appelés à relever ces défis.
En préambule, je tiens à plaider en faveur d'une recherche libre : nous devons en effet favoriser une recherche guidée par la curiosité et conduite par les communautés scientifiques elles-mêmes, et non pas décidée par un ministre ou par un administrateur. Nous devons au contraire faire confiance aux scientifiques afin de produire une recherche "bottom-up" à même de sélectionner les meilleurs projets scientifiques qui seront ensuite financés.
Cette démarche relève d'un pari, car l'impact socioéconomique de ces travaux est très incertain : ils n'aboutissent très souvent qu'à une progression de la connaissance, sans impact significatif. Dans d'autres cas, ils peuvent déboucher sur des avancées majeures telles que la pénicilline ou l'utilisation des micro-ondes pour réchauffer les aliments : ces travaux n'avaient pas été programmés, mais résultaient d'une démarche basée sur la curiosité.
Parallèlement, nous devons continuer à investir dans de grands programmes, en demandant aux organismes de recherche et aux agences de prendre et d'assumer des risques. Il est donc bien question d'articuler à la fois le financement d'une recherche libre et, simultanément, d'assumer des choix d'enjeux et de thèmes verticaux, qui doivent être programmés et financés.
Ces enjeux majeurs doivent être portés par les agences et organismes de recherche déjà existants : ainsi, le sujet "climat, biodiversité et société durable" est porté par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) ; le thème "agriculture, alimentation durable, forêt et ressources naturelles" par l'Institut national de la recherche agronomique (Inra) ; les enjeux numériques et algorithmiques par l'Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria) ; la santé par l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) ; les énergies décarbonées par le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et enfin l'enjeu spatial par le Cnes.
Nous demandons à ces agences non pas de travailler pour elles-mêmes, mais pour l'ensemble de la communauté scientifique, en portant des programmes et des stratégies qui répondent à des besoins essentiels de pans entiers de notre économie et qui permettront de garantir notre autonomie stratégique.
En ce qui concerne le spatial, 2025 constitue une année charnière. La France a consenti un réel effort voilà trois ans en réinvestissant dans le spatial, portant désormais son engagement budgétaire à 3 milliards d'euros par an. Cela peut sembler important. Mais pour mémoire, les États-Unis investissent 70 milliards de dollars par an dans le spatial, tandis que l'ensemble de l'Europe en mobilise environ 15 milliards seulement. Nous accusons donc un net décrochage.
La France, sous le gouvernement d'Élisabeth Borne, a franchi une première étape avec cet engagement de 3 milliards d'euros, mais nous arrivons aujourd'hui à un moment déterminant, et ce à double titre. D'une part, en raison de la préparation de la programmation européenne, au sens de l'Union européenne, qui détermine les crédits alloués à son programme spatial. D'autre part, avec la conférence ministérielle de l'Agence spatiale européenne (ESA), prévue pour la fin de l'année 2025, qui constituera également un moment clé.
Au-delà des enjeux budgétaires, l'Europe se heurte à une difficulté structurelle : la fragmentation du pilotage spatial, partagé entre l'Union européenne, qui définit de grands programmes, et l'Agence spatiale européenne, avec laquelle la coordination reste difficile. Cette dispersion nuit gravement à l'efficacité de notre politique spatiale.
Par ailleurs, un autre obstacle fondamental mérite d'être mentionné : notre capacité à agir en Européens demeure entravée par des divergences stratégiques internes à l'Union. Nos principaux partenaires n'ont pas tous la même vision de l'industrie spatiale, ni les mêmes priorités, ni la même conception de la coopération. Cela complique toute initiative conjointe.
Néanmoins, l'arrivée d'un nouveau gouvernement en Allemagne peut constituer une ouverture. Il faut profiter de cette conjoncture pour reconstruire une Europe du spatial, en resserrant les liens entre la France, l'Allemagne et, si possible, l'Italie. Il serait toutefois naïf de sous-estimer les tensions existantes entre États membres et entre industriels, similaires à celles que l'on observe dans d'autres secteurs, comme l'armement. Il faut impérativement les surmonter.
Si cela s'avérait impossible, il nous faudrait assumer pleinement la mise en œuvre de grands programmes avec d'autres puissances spatiales. Nous disposons déjà de coopérations solides, notamment avec les États-Unis, mais aussi avec le Japon, l'Inde, qui est aujourd'hui un partenaire stratégique majeur, et les Émirats arabes unis. Ces partenariats offrent des perspectives de développement qu'il convient d'approfondir.
Il s'agit donc de revitaliser la voie européenne sans pour autant s'y enfermer. Si l'Europe ne répond pas présente, il faudra se tourner vers d'autres alliés. C'est l'engagement que je prends aujourd'hui.
Un mot, enfin, sur notre relation avec les États-Unis. Nous faisons face à une difficulté sans précédent : des pans entiers de programmes scientifiques, y compris spatiaux, sont arrêtés de manière brutale. La stratégie américaine se reconfigure, parfois sans concertation. La Lune n'est plus une priorité, tandis que Mars redevient un objectif central. Des programmes tels que le Space Launch System (SLS), ce lanceur lourd destiné à la Lune, auquel nous étions associés sur plusieurs modules, sont stoppés unilatéralement.
Mais au-delà de l'exploration, le véritable enjeu réside dans l'observation de la Terre. C'est un domaine absolument crucial pour la compréhension du climat. Sans capacités d'observation, nous sommes aveugles face aux évolutions climatiques. Le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec), par exemple, s'appuie à 60 % sur des données issues du spatial. Ces données sont indispensables à la modélisation : elles alimentent des supercalculateurs qui permettent de simuler les effets des politiques publiques sur la trajectoire des émissions de CO2 et les températures globales. Sans données précises, les modèles deviennent inopérants et les projections perdent toute crédibilité.
Or nous assistons à une mise à l'arrêt unilatérale, par les États-Unis, de plusieurs programmes d'observation de la Terre. C'est dramatique. Pour la France, ces interruptions remettent en cause des partenariats scientifiques structurants. Des cohortes entières de données risquent de disparaître. Aujourd'hui, des chercheurs téléchargent frénétiquement des téraoctets de données hébergées sur des serveurs américains, craignant qu'elles ne soient supprimées, comme si, sans données, le réchauffement climatique allait disparaître.
Je n'ai pas encore évoqué le spatial militaire, mais il me semble tout aussi fondamental. Aucun conflit moderne ne se déroule sans recours à des capacités spatiales. L'exemple ukrainien l'illustre parfaitement. Sur plusieurs sujets, nous nous retrouvons en situation de dépendance stratégique. Il devient urgent de renouveler et d'accélérer le développement de nos outils dans le domaine du spatial de défense, mais aussi dans celui des télécommunications en orbite basse. Je pense ici au projet IRIS² (Infrastructure for Resilience, Interconnectivity and Security by Satellite), un programme stratégique pour la France et l'Europe. Il reste encore quelques étapes à franchir pour parvenir à une convergence définitive.
Je terminerai en disant un mot sur la loi de programmation de la recherche (LPR). Elle prévoit un investissement total de 25 milliards d'euros. Nous n'en sommes qu'au début : seulement 6 milliards d'euros ont été engagés à ce jour. Il reste donc, entre 2025 et 2030, à investir 19 milliards d'euros supplémentaires. Ce sont des montants considérables, et il est logique, dans le contexte budgétaire actuel, qu'ils fassent l'objet de débats. Le Président de la République a réaffirmé lundi dernier l'importance de cette loi et la nécessité de respecter les marches prévues. Celles-ci correspondent à des surinvestissements annuels de l'ordre de 500 millions d'euros l'an prochain et de 600 millions l'année d'après.
C'est évidemment difficile à défendre dans le contexte général de dégradation des finances publiques. J'en discuterai avec le Premier ministre ainsi qu'avec la ministre chargée des comptes publics et le ministre de l'économie. C'est, à mes yeux, un point essentiel, car il s'agit d'un investissement dans l'avenir de notre industrie et dans celui de la connaissance : c'est tout simplement la clé de notre futur.
Quels sont les enjeux de la loi de programmation de la recherche ?
Premier enjeu : poursuivre l'effort consenti en matière de rémunération des chercheurs et des enseignants-chercheurs. Nous ne sommes pas très loin de la situation dans laquelle se trouve aujourd'hui l'enseignement scolaire du second degré, où nous avons collectivement paupérisé, au fil des décennies, le métier d'enseignant. Les métiers de chercheur et d'enseignant-chercheur sont aujourd'hui trop mal rémunérés.
Un effort significatif a été engagé au cours des quatre dernières années, les seuils minimaux ayant été considérablement relevés. Cet effort représente une part substantielle des 6 milliards d'euros mobilisés. Peu de secteurs publics peuvent se prévaloir d'un volontarisme aussi marqué. Pourtant, les rémunérations restent très inférieures à celles que perçoivent les chercheurs et enseignants-chercheurs allemands, suisses ou britanniques. Cet écart nuit gravement à notre attractivité.
Un mot sur la question du financement public et privé de la recherche. Le taux de dépense intérieure de recherche et développement s'établit à 2,2 % du PIB, alors que notre objectif est de 3 %. L'Allemagne dépasse ce seuil, tandis que nous stagnons. Il est crucial de poursuivre nos efforts, en particulier s'agissant de la contribution des entreprises. C'est là que se concentre la majeure partie de notre retard.
Le CIR constitue un levier important. S'il est piloté principalement par Bercy, notre ministère y contribue par le biais de l'expertise, de la vérification et du contrôle. Ce dispositif permet de maintenir en France des centres de recherche et développement en allégeant le coût du travail. Il n'est pas opportun de remettre en cause cette politique, au moment où le sous-investissement dans les centres de R&D est manifeste.
Cela ne signifie pas pour autant qu'il faille maintenir ce crédit d'impôt dans sa configuration actuelle. Une priorisation en faveur des TPE-PME serait souhaitable, car ce sont elles qui sont probablement les plus sensibles à cette politique publique, bien plus que les grands groupes.
Nous pourrions également utiliser cet outil pour encourager la coopération entre les grandes entreprises et les laboratoires publics, par un système de bonus : plus vous coopérez, plus vous bénéficiez du crédit d'impôt recherche. Ce n'est pas suffisamment le cas aujourd'hui, et cela demeure une difficulté importante. Les laboratoires publics ne collaborent pas assez avec les entreprises privées. Des progrès ont été réalisés, mais ils restent insuffisants.
Il conviendrait donc de subordonner partiellement ce crédit d'impôt à des contrats conjoints entre acteurs publics et privés.
Concernant le transfert technologique, la France dispose de nombreux outils. L'un d'eux, ancien mais toujours pertinent, mérite d'être rappelé : les thèses réalisées dans le cadre de conventions industrielles de formation par la recherche, dites thèses "Cifre". Il ne faut pas systématiquement jeter les anciens dispositifs. Parfois, il suffit de réexaminer ce qui fonctionne.
Les thèses Cifre permettent de réaliser une thèse en entreprise. C'est, de loin, l'outil de transfert technologique le plus efficace, car ce sont les femmes et les hommes ayant un pied dans l'université et un autre dans l'entreprise qui assurent véritablement ce transfert de connaissances. Le doctorant en Cifre est rémunéré par l'entreprise, avec une aide de l'État, et reste inscrit à l'université. Il partage son temps entre les deux structures. Ces profils hybrides, formés à l'interface entre recherche académique et monde économique, jouent un rôle pivot dans la circulation des savoirs et des compétences.
Des barrières culturelles subsistent. C'est pourquoi une mission a été confiée à M. Patrice Caine, président-directeur général de Thalès, et à Mme Nathalie Drach-Temam, présidente de Sorbonne Université, afin d'identifier les freins à cette coopération.
Nous entendons également confier aux universités la responsabilité de l'innovation et du transfert, en leur donnant la maîtrise de l'ensemble des outils aujourd'hui trop dispersés et pilotés de manière hétérogène. L'objectif est de structurer une véritable offre territorialisée à travers des pôles universitaires d'innovation (PUI).
Puisque j'évoque les territoires, je veux conclure sur ce point. La relation aux territoires est le premier sujet que j'ai mis au coeur de mon action ministérielle. Une carte de la formation, liée aux territoires, est essentielle, en particulier pour le premier cycle. Nos universités, grandes écoles, petites écoles, ou sections de technicien supérieur (STS), offrent des formations académiques longues, pour celles et ceux qui souhaitent devenir géographes, astrophysiciens, etc. Cependant, la plupart des jeunes, à la sortie du lycée, cherchent une formation qui mène rapidement à un métier identifiable, accessible et proche géographiquement, dans leur bassin de vie. De l'autre côté, les industriels ont besoin de jeunes formés. C'est dans les territoires que doivent se rencontrer ces attentes : celles des jeunes, des établissements de formation et des entreprises.
C'est ce que nous mettons en œuvre avec les contrats d'objectifs et de performance, expérimentés en Nouvelle-Aquitaine et en Provence-Alpes-Côte d'Azur, avant une généralisation à l'échelle nationale. Ces contrats réuniront tous les acteurs pour discuter chaque année de la carte des formations, de l'innovation, du transfert et des questions budgétaires relatives au financement des établissements. Il s'agit de replacer cette carte des formations au cœur de l'action du ministère en région, en lien étroit avec les conseils régionaux.
Je conclus avec l'IA. Nous assistons à une transformation majeure, qui s'est amorcée depuis environ un an. Il faut avoir à l'esprit que les laboratoires de recherche comptent probablement parmi les secteurs qui recourent le plus massivement à l'intelligence artificielle. Celle-ci est mobilisée aussi bien pour les recherches bibliographiques, la rédaction de publications scientifiques, la compilation de documents, que pour des tâches plus spécialisées. Il n'existe pas, à ma connaissance, de laboratoire qui n'utilise pas quotidiennement ces outils. L'intelligence artificielle est également exploitée pour le criblage de nouvelles molécules, notamment dans la recherche biomédicale, ou encore pour analyser les données issues des détecteurs du Conseil européen pour la recherche nucléaire (Cern). En somme, les outils d'intelligence artificielle sont omniprésents dans le champ scientifique : la recherche en est déjà un immense consommateur.
La France et l'Europe ont, disons-le sans détour, manqué les révolutions numériques. Certes, nous avons nos champions - je pense à Dassault Systèmes ou à SAP -, mais nous ne disposons pas de l'équivalent des Gafam de nos partenaires nord-américains. Ce retard a un impact direct sur notre croissance et sur notre économie.
L'un des grands obstacles, en dehors même du champ de l'intelligence artificielle, réside dans l'ampleur des investissements requis. Il s'agit d'investissements privés colossaux, notamment en matière d'infrastructures, de capacités de stockage et de puissance de calcul, pour rester compétitifs face aux géants technologiques.
Nous disposons d'une carte à jouer. Les technologies évoluent en permanence ; elles ne sont pas encore stabilisées. Elles reposent sur des savoir-faire fondamentaux : les mathématiques, l'algorithmique et la programmation. Or, dans ces domaines, la France et l'Europe excellent. Je rappelle que nous sommes les premiers au monde en mathématiques. Et je ne parle pas ici d'un classement relatif, mais bien d'une position absolue. Nous disposons de chercheurs de tout premier plan et d'ingénieurs de très grande qualité. Des entreprises émergent. Nous avons un écosystème en construction.
Le vainqueur de cette course technologique ne sera pas nécessairement celui qui aura investi le plus massivement dans ses serveurs. Cette question se posera, certes, à un moment donné, mais ce n'est pas le cœur du sujet aujourd'hui. Nous ne sommes pas dans un modèle comparable à celui de la recherche web ou du cloud.
Je le répète, nous avons une carte à jouer, et c'est précisément la raison pour laquelle le Sommet pour l'action sur l'intelligence artificielle a revêtu une importance stratégique. Il témoigne de l'attractivité de la France. Lorsque des investisseurs annoncent 50 milliards d'euros d'investissements dans l'intelligence artificielle en France, ce n'est pas seulement en raison de notre électricité décarbonée. C'est aussi, et surtout, parce que notre pays attire par la qualité de nos ressources intellectuelles, qui sont bel et bien présentes.
M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques sur les crédits de la mission "Recherche et enseignement supérieur". - Monsieur le ministre, je souhaite d'abord revenir sur l'actualité de ces derniers mois, marquée, aux États-Unis, par les attaques de l'administration Trump contre les libertés académiques et contre des pans entiers de la recherche, en particulier dans le domaine des sciences du climat, essentielles pour comprendre le réchauffement climatique et ses conséquences.
Dans ce contexte sans précédent, quelle est l'ambition de l'initiative Choose France for science, lancée en avril et mise en lumière la semaine dernière par le Président de la République lors de la conférence Choose Europe for science ? Pourriez-vous nous décrire précisément les mécanismes d'accueil, ainsi que la manière dont ils seront coordonnés avec nos partenaires européens ? Combien de chercheurs étrangers envisagez-vous d'attirer ? Combien d'Américains ? Une enveloppe de 100 millions d'euros a été annoncée pour accompagner cette initiative. Ce montant vous semble-t-il proportionné aux enjeux ?
Deuxième sujet : sept agences de programmes thématiques, portées par six organismes nationaux de recherche - le CEA, le Cnes, le CNRS, l'Institut national de la recherche agronomique (Inrae), l'Inria et l'Inserm - ont été créées début 2024.
Qu'attendez-vous de cette nouvelle architecture au regard de l'organisation préexistante ? Quel rôle entend-elle jouer en matière de programmation de la recherche ? Vise-t-elle à définir de grandes priorités stratégiques, afin de mieux concentrer nos efforts en matière de recherche ?
Dernier sujet, essentiel pour votre ministère : les transferts de connaissances entre la recherche publique et les entreprises demeurent insuffisants dans notre pays - vous l'avez vous-même souligné. Comment y remédier ? Comment inciter davantage les chercheurs publics à s'engager dans ces transferts et à orienter leurs travaux vers des recherches susceptibles de générer des retombées sociales ou économiques ? Enfin, comment renforcer les partenariats entre établissements publics de recherche et acteurs privés ?
M. Philippe Baptiste, ministre. - Je ne reviendrai pas sur ce qui se passe actuellement aux États-Unis, si ce n'est pour rappeler qu'il existe, hélas, une constance inquiétante dans les attaques visant la science.
Ces attaques concernent notamment la liberté académique, ce qui est extrêmement préoccupant, mais surtout des domaines particuliers tels que le climat. Ne plus mener de recherches sur le climat revient à nier le réchauffement climatique : c'est une manière d'évacuer le sujet. D'autres domaines sont également ciblés : la santé des femmes, les zoonoses ou encore l'aide publique au développement à destination des grands pays en développement.
La communauté scientifique en est profondément traumatisée, et pas seulement aux États-Unis. Nous recevons, en tant que chercheurs ou anciens chercheurs, des dizaines, parfois des centaines de messages de collègues qui témoignent, souvent à visage couvert. Cette situation est proprement surréaliste. Qui aurait pu imaginer, voilà deux ans à peine, que des chercheurs américains choisiraient de s'exprimer sous anonymat et en caméra cachée ?
Il s'agit là d'un bouleversement majeur, non seulement pour les États-Unis, mais aussi pour le monde entier. Pourquoi ? Parce que les États-Unis ont investi dans la recherche depuis des décennies, jouant le rôle de locomotive pour la recherche mondiale. Dès lors que cette locomotive s'arrête dans un certain nombre de secteurs, c'est l'ensemble du train de la recherche scientifique mondiale qui ralentit, s'interroge, voire s'essouffle.
Cela se vérifie, par exemple, dans le domaine spatial : certains programmes sont aujourd'hui dans une incertitude totale. Honnêtement, il m'est impossible de dire quels seront les grands projets spatiaux européens de demain. Dans le domaine de la santé, le constat est similaire.
Face à cela, la France, à l'instar d'autres pays européens, s'est saisie de cette question. Ils ont été relayés par l'Union européenne la semaine dernière. Il ne s'agit pas uniquement d'une logique d'opportunité, qui consisterait à "récupérer" quelques dizaines ou centaines de chercheurs talentueux. Certes, si cela est possible, nous en serons heureux, mais l'enjeu est bien plus large : ce sont des pans entiers de la recherche mondiale qui se retrouvent fragilisés et que nous devons tenter, d'une manière ou d'une autre, de stabiliser ou de reconstruire.
Comment cela va-t-il fonctionner concrètement ? Des thématiques prioritaires ont été définies, correspondant en grande partie aux axes couverts par les agences de programmes thématiques : le climat, la biodiversité, la santé, le spatial, les semi-conducteurs, les logiciels, entre autres. Il ne s'agit pas de domaines exclusifs, mais ils constituent néanmoins les priorités actuelles.
Les fonds mobilisés par l'État ont vocation à soutenir les initiatives portées par les universités ou les organismes de recherche : lorsqu'une université - par exemple celle d'Aix-Marseille -, ou un organisme de recherche tel que le CNRS identifie des chercheurs à accueillir, il soumet un projet que nous cofinançons à hauteur de 50 %, sur une période de trois ans. L'articulation avec le mécanisme européen reste à préciser, car les discussions sont en cours, mais il devrait être similaire.
Ces financements viennent en supplément : ils proviennent de France 2030 et ne ponctionnent pas les crédits existants. Il ne s'agit donc pas d'opposer l'accueil de chercheurs étrangers aux besoins de financement de la recherche nationale. La communauté académique nous a interpellés à ce sujet : elle nous dit, à juste titre, qu'elle manque de moyens. Notre réponse est claire : il s'agit de financements additionnels, spécifiquement fléchés, issus de France 2030.
Pourquoi une durée de trois ans ? Parce que ce délai permet un soutien significatif, généralement de l'ordre d'un million à un million et demi d'euros, même si les coûts varient fortement selon les secteurs. Ce financement permet à un chercheur, accompagné de son équipe, d'amorcer ses travaux, de déposer un dossier compétitif auprès du Conseil européen de la recherche (ERC) pour obtenir un soutien à long terme, et de disposer du temps nécessaire pour candidater à un poste pérenne dans nos universités ou nos organismes de recherche.
La plateforme Choose France for science est en ligne depuis le 18 avril : il y a eu 120 000 connexions et 600 créations de comptes. Nous en sommes encore au début, mais le bilan est encourageant.
Quant à l'ampleur que prendra cette initiative, il est trop tôt pour le dire : elle dépend de multiples paramètres, à commencer par la pression exercée aux États-Unis sur ces chercheurs.
Nous avons annoncé une enveloppe de 100 millions d'euros. Il faudra voir quel sera l'accueil réservé à cette mesure : peut-être faudra-t-il aller plus loin, peut-être cette somme sera-t-elle trop élevée et ne sera-t-elle pas entièrement utilisée. L'objectif reste clair : attirer de bons chercheurs, susceptibles de contribuer aux grands programmes que j'ai évoqués.
Ces actions s'inscrivent dans le cadre des agences de programmes thématiques que vous avez mentionnées, lesquelles couvrent les sujets prioritaires que j'ai rappelés. Ce sont ces agences qui portent les stratégies, des stratégies assumées comme "top-down", pilotées et dirigées dans les domaines où des efforts importants s'imposent.
J'attends des organismes de recherche qu'ils prennent des risques, qu'ils s'engagent et portent ces sujets. Il existe bien sûr une recherche "bottom-up", fondée sur les appels à projets et l'émergence de sujets portés par les chercheurs eux-mêmes : elle est précieuse. Mais, en complément, les programmes verticaux doivent être assumés et pilotés par le CEA, le CNRS, l'Inrae, etc. C'est leur mission : ces organismes doivent opérer des choix, identifier des programmes, des projets et des chercheurs, et les financer.
S'ils ne sont pas capables d'exercer cette responsabilité, alors une question se pose : à quoi servent les organismes de recherche ? Pour ma part, je suis convaincu de leur utilité. Encore faut-il qu'ils assument davantage leur rôle de pilotage et de programmation, ce qu'ils n'ont pas suffisamment fait ces dernières années. C'est ce qu'ils doivent désormais réaliser en prenant la tête des programmes et équipements prioritaires de recherche (PEPR) actuellement en place.
En matière de renforcement du lien public-privé, plusieurs actions sont à mener. Lorsqu'on a eu l'occasion de travailler dans les deux sphères, notamment dans les grands groupes industriels, on constate une difficulté majeure : un directeur de la R&D qui souhaite collaborer avec le monde académique se heurte souvent à une grande hétérogénéité au sein des laboratoires. Dans un même laboratoire, on trouve des enseignants-chercheurs et des chercheurs relevant de différents organismes, qui éprouvent parfois des difficultés à se mettre d'accord sur les règles de propriété industrielle. Cela génère des lenteurs considérables. Or au bout du compte, il faut rappeler une chose simple : personne ne s'enrichit en vendant sa propriété intellectuelle (PI). Au contraire, cela coûte de l'argent.
Il s'agit donc bien d'une politique publique : il faut injecter de l'argent public pour la soutenir. Par conséquent, le fait que telle université et tel organisme se disputent pendant des semaines sur les modalités de partage des brevets, pour, au final, récolter deux francs six sous, n'a pas de sens. L'enjeu, c'est d'agir rapidement et de pouvoir conclure des contrats avec les industriels sans délai excessif. Cela ne signifie pas qu'il faille tout céder, mais la rapidité et la fluidité contractuelle sont des priorités essentielles.
C'est pourquoi nous voulons mettre en place des contrats types en matière de propriété intellectuelle, valables pour tous. Sur ce point, j'assume la nécessité de confier le pilotage aux universités ; le ministère n'a pas vocation à tout contrôler. Néanmoins, l'actuelle cacophonie est problématique. Il est temps d'adopter des contrats types, dont l'usage sera, si ce n'est imposé, du moins fortement encouragé. Si des dérogations s'avèrent nécessaires, elles seront possibles, bien sûr.
Par ailleurs, j'ai évoqué récemment les pôles universitaires d'innovation. Les agences de programmes thématiques devront également se saisir de la question de l'innovation et du transfert, qui ne doit pas être dissociée de la recherche.
M. Bernard Buis. - Monsieur le ministre, les inquiétudes des lycéens demeurent vives depuis plusieurs années au moment de finaliser leurs vœux sur Parcoursup. En cette fin d'année scolaire, envisagez-vous de nouvelles mesures pour la rentrée prochaine, afin de garantir une plus grande transparence des algorithmes utilisés pour la sélection des étudiants ?
Ma seconde question concerne les universités ultramarines. Ces établissements font face à des difficultés spécifiques : isolement géographique, accès restreint aux ressources, fuite des étudiants et des chercheurs. Envisagez-vous de proposer un plan dédié pour renforcer durablement ces universités ?
Mme Marie-Lise Housseau. - J'ai lu avec intérêt l'entretien accordé au journal L'Express par la directrice de l'Institut Imagine et le directeur de l'Institut Pasteur. Ils y expliquaient recevoir chaque jour de nombreuses candidatures de chercheurs américains auxquelles ils ne pouvaient pas répondre, d'une part, faute de moyens, et, d'autre part, parce que, même si les chercheurs français manifestent une réelle solidarité, ils n'accueillent pas toujours ces sollicitations d'un bon œil, dans la mesure où ils ne disposent pas des moyens dont bénéficient leurs homologues américains.
Plus globalement, n'assistons-nous pas à un séisme majeur dans le domaine de la recherche ? L'ensemble de la communauté scientifique internationale travaille en réseau. Or les grandes bases de données américaines sont désormais inaccessibles. Cette situation ne risque-t-elle pas de nous ralentir très fortement au niveau mondial ?
M. Jean-Jacques Michau. - Le 25 avril dernier, lors de la présentation du pacte de lutte contre les déserts médicaux, au côté du Premier ministre, vous déclariez : "Chacun peut le constater, la France est confrontée à la difficulté de répondre aux besoins en professionnels de santé, en particulier dans les territoires éloignés des grandes villes". Vous affirmiez également, et je vous rejoins sur ce point, que l'organisation de la formation constituait une composante incontournable de la réponse à cette crise. À ce titre, vous proposez le renforcement du maillage territorial des premières années d'accès aux études de santé.
Dans nombre de départements, les élus locaux se tiennent prêts à accueillir ces formations, notamment en distanciel. Certains disposent déjà d'infrastructures adaptées, comme des campus connectés. C'est le cas dans mon département, l'Ariège.
Ma question est donc simple, monsieur le ministre : quelles mesures entendez-vous prendre pour que les présidents et présidentes d'université mettent effectivement en œuvre ces formations dans l'ensemble des territoires ruraux, en particulier ceux qui sont volontaires et déjà équipés ?
M. Philippe Baptiste, ministre. - Sur la question de la transparence des algorithmes de la plateforme Parcoursup, il importe d'opérer une distinction claire.
Premièrement, s'agissant de la plateforme elle-même, il n'existe aucun mystère : elle est totalement transparente. Son code source est intégralement disponible sur GitHub, un des serveurs utilisés par les développeurs. À ma connaissance, Parcoursup constitue probablement l'une des seules plateformes publiques d'État à offrir une transparence aussi complète.
Je tiens à rappeler que la plateforme, certes animée par des algorithmes, ne procède à aucun classement des candidats. Son rôle se limite à gérer l'interface entre l'offre de formation et les demandes des étudiants. Concrètement, une université propose une formation ; les étudiants s'y inscrivent et se retrouvent en file d'attente. Ce sont les jurys pédagogiques, réunissant des enseignants, qui procèdent au classement des dossiers. Il n'y a pas de mystère : Parcoursup ne fait que gérer des files d'attente de manière mécanique.
La question de la transparence se pose en réalité en amont, au niveau des formations. Il existe aujourd'hui plusieurs dizaines de milliers de formations disponibles pour le premier cycle de l'enseignement supérieur. Derrière chacune d'elles, des jurys, composés d'hommes et de femmes - des enseignants -, examinent les dossiers des candidats. Ils doivent classer ces dossiers, en fonction de leur propre grille d'analyse, pour déterminer lesquels seront prioritaires.
La question cruciale est donc celle des critères utilisés pour ce classement. Une première réponse consiste à invoquer l'autonomie des jurys et le secret de leurs délibérations. Cette réponse, juridiquement satisfaisante, peut cependant se révéler difficilement acceptable pour les candidats et leurs familles. C'est pourtant, reconnaissons-le, la règle dans tous les concours. Néanmoins, un véritable travail est engagé, formation par formation, pour inciter les enseignants-chercheurs à rendre publics, en amont, les critères sur lesquels ils fonderont leur évaluation. Il s'agit d'un effort de transparence qu'il faut poursuivre autant que possible.
Mais à force de vouloir objectiver à tout prix les critères, les enseignants-chercheurs finissent par se protéger en appliquant des formules strictes : une note, un coefficient et l'affaire est réglée. Or, ce n'est pas non plus cela que nous voulons. Nous souhaitons des décisions humaines, portées par des enseignants qui ouvrent les dossiers et évaluent globalement les candidats. Il faut donc trouver un équilibre.
Ce qui importe, c'est de laisser aux jeunes la possibilité de se tromper et celle de recommencer. Aujourd'hui, un million de jeunes sont inscrits sur Parcoursup. Parmi eux, plus de 200 000 sont en réorientation. C'est une bonne chose : cela signifie que certains ont entamé une première année, puis bifurqué vers autre chose ; d'autres reprennent leurs études ou envisagent une nouvelle filière. Ce n'est pas un échec. Peut-être leur licence durera-t-elle quatre ans au lieu de trois. Et alors ? Il faut leur donner ce temps de l'exploration. C'est fondamental.
Un autre problème, plus structurel, pèse sur l'accès à l'enseignement supérieur. Prenons un exemple très concret. Les bacheliers professionnels peuvent, mécaniquement, s'inscrire à l'université. Leur taux de succès moyen y est de 4 %. C'est dramatique. Environ 20 % d'entre eux rencontrent des difficultés en lecture ou pour la compréhension et la rédaction de textes simples. Dès lors, comment accuser les universités d'échec quand la réalité est aussi brutale ? On envoie ces jeunes à l'abattoir. Je ne plaide évidemment pas pour interdire l'accès au supérieur, mais il faut, à un moment donné, renforcer l'accompagnement. Le Premier ministre a évoqué à plusieurs reprises la notion de propédeutique. C'est une piste à explorer sérieusement.
Les études de santé représentent un enjeu fondamental. Oui, il faut développer des formations dans chaque département. C'est un levier puissant pour former localement des jeunes qui, pour une part d'entre eux, resteront ensuite sur leur territoire. Cela ne réglera pas les besoins de l'an prochain, car la formation prend du temps, mais il faut néanmoins s'y engager pleinement.
Notre objectif est d'offrir, dans chaque département, une première année d'études de santé. Cela pourra prendre plusieurs formes : formations en ligne, formations hébergées dans les Instituts de formation en soins infirmiers (IFSI), qui pourraient accueillir une première année de médecine. Nous allons déployer cela sur tout le territoire. La première année est relativement facile à mettre en place. Les deuxième et troisième années le sont moins, en raison des besoins accrus en encadrement, en infrastructures et en formation clinique, mais nous avancerons. Nous en avons besoin partout en France.
La question centrale pour les présidents d'université, notamment en matière de santé ou de formations de proximité, c'est celle des moyens. Tout le monde comprend que ces formations sont essentielles : elles soutiennent l'ascenseur social et ouvrent des perspectives aux jeunes sur l'ensemble du territoire, mais elles ont un coût. Les formations en ligne ont leurs limites. Il faut créer des antennes universitaires, mobiliser des enseignants et du matériel pédagogique, et organiser des déplacements. Ce n'est pas qu'un sujet de locaux, même si les collectivités, notamment les régions, sont souvent au rendez-vous. C'est aussi une question de logistique, de contenus et d'animation pédagogique. Cela exige des ressources.
Et en parallèle, nous concentrons les moyens de la recherche dans les grandes métropoles, pour des raisons évidentes de synergies, de pluridisciplinarité et de masse critique. Il y a là une forme de schizophrénie. La réponse passe nécessairement par des arbitrages budgétaires clairs, en faveur du maillage territorial de l'enseignement supérieur.
M. Yannick Jadot. - Dans son propos introductif, notre présidente a mentionné le retard de la France dans la recherche. Si l'on considère la part du PIB consacrée à la recherche, cela donne une idée de la situation. Vous évoquez régulièrement le montant de 19 milliards d'euros comme une forme de réassurance politique sur le budget de la recherche, mais au regard de notre richesse, nous devrions faire mieux. Les coups de rabot, les gels et les suppressions de budget se succèdent depuis un certain nombre d'années, de sorte qu'une partie de la communauté scientifique a mal perçu la volonté d'attirer à tout prix les chercheurs américains quand la recherche française est ainsi méprisée.
Vous mentionnez les enjeux importants que représentent le climat et la biodiversité, mais ce sont les programmes 190 "Recherche dans les domaines de l'énergie, du développement et de la mobilité durable" et 192 "Recherche et enseignement supérieur en matière économique et industrielle" qui ont été les plus rabotés, dernièrement. Or ces coups de rabot nuisent à la flexibilité qui permet la liberté de recherche.
Vous avez eu raison de rappeler que la recherche, c'est de l'innovation. Mais malgré de bons résultats en matière de brevets, nous peinons à transformer notre recherche en résultats industriels. L'attractivité n'est plus là et nous devons travailler à la recréer.
La recherche offre des solutions aux grands défis auxquels nous sommes confrontés. Elle est également essentielle pour la démocratie, car sans recherche et sans vérité scientifique, le débat devient confus et nous sort du jeu démocratique. On le constate aux États-Unis, et même au-delà, malheureusement.
Par conséquent, comment faire pour sanctuariser dans les budgets à venir les domaines de recherche que vous avez mis en avant ?
De plus, on constate que, dans l'enseignement supérieur, l'investissement public par étudiant a baissé de 25 % en dix ans, ce qui est considérable, d'autant que c'est là que se joue l'avenir d'une économie dynamique et compétitive. Comment faire pour réinvestir et mettre fin à cette exception française qui consiste à maintenir le niveau d'investissement par étudiant dans les grandes écoles, mais à le diminuer à l'université ? la tendance se confirme depuis 2012, ce qui est inquiétant.
Enfin, aux États-Unis la recherche en géoingénierie, qui vise à manipuler ou modifier le climat, explose. Des start-up se créent partout, mais il n'existe aucune régulation de ce secteur au niveau européen ou international. On peut donc faire n'importe quoi sur le climat, ce qui crée des risques de conflits régionaux ou mondiaux considérables. Comment la France pourrait-elle prendre des initiatives pour encadrer la recherche en géoingénierie qui peut devenir extrêmement dangereuse ?
Mme Anne-Catherine Loisier. - J'ajouterai trois points pour compléter ce qui a été dit.
Tout d'abord, les nombreux débats que nous avons pu avoir sur l'apprentissage dans l'enseignement supérieur ont montré que celui-ci favorisait le lien entre l'entreprise et la formation des jeunes. Quelles sont les perspectives dans ce domaine ?
Ensuite, dans le secteur spatial, où en est notre constellation de satellites européenne ? Progresse-t-on de manière positive ?
Enfin, dans le cadre de l'office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst), je mène une mission sur le futur collisionneur de particules du Cern. Quelle est la position du ministère sur ce sujet ?
M. Pierre Cuypers. - Monsieur le ministre, je veux vous remercier pour la qualité et la clarté de vos propos que j'ai beaucoup appréciées.
J'habite à 70 kilomètres de Paris et je constate que, un quart du temps, voire un tiers, je n'ai pas d'internet. Cette fracture numérique m'empêche de travailler correctement et m'oblige à me déplacer pour trouver des endroits où je peux le faire. J'ai donc fini par installer Starlink et j'ai multiplié par vingt ma capacité de connexion.
Nous devenons dépendants du reste du monde, notamment des États-Unis, nous sommes de plus en plus vulnérables et même d'une fragilité extraordinaire. Le ministère de la recherche envisage-t-il de combler ce retard et de le dépasser, ou bien est-ce impossible ? Sommes-nous à jamais condamnés à subir ce que nous n'avons pas été capables de faire à temps ?
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Nous sommes allés à Mayotte récemment et avons constaté que Starlink était installé partout. Patrick Chaize pourra le confirmer.
M. Alain Chatillon. - Nous avons parlé de recherche, et c'est très bien, mais encore faut-il utiliser cette recherche. Il existe un dispositif Territoires d'industrie, en France. Pourquoi n'y a-t-il pas une relation plus forte entre la recherche et ces territoires ?
Ainsi, nous avons créé en 2008 un territoire d'industrie qui regroupe les entreprises agroalimentaires du grand Sud, soit 470 entreprises, et qui entretient des relations étroites avec tous les centres de recherche, ce qui fonctionne bien. N'est-il pas nécessaire de développer ce lien avec les territoires d'industrie, autrement dit de nous appuyer sur les structures qui existent déjà dans nos territoires ?
M. Philippe Baptiste, ministre. - Je commencerai par revenir sur les questions budgétaires, notamment sur la DIRD qui repose sur deux éléments : l'investissement public et l'investissement des entreprises. Nous sommes en retard par rapport à nos partenaires allemands et en deçà de la moyenne de l'OCDE sur l'investissement public, et encore plus sur le privé.
Cependant, notre organisation et les grands équipements dont nous disposons font que la recherche en France est compétitive. Nous avons des secteurs où nous sommes très performants, comme les maths, et des grands équipements de physique uniques au monde. Les investissements d'avenir ont permis de créer des laboratoires et des équipements très attractifs. Bien que notre rang dans le classement concernant les publications soit en recul ces dernières années, nous continuons de nous défendre plutôt bien.
Il ne s'agit pas de dire que tout va bien dans le monde de la recherche, mais il n'y a pas non plus de sinistrose de la recherche académique. Nous avons aujourd'hui une vraie recherche de qualité, même si elle est parfois hétérogène et rencontre des difficultés dans certains endroits. Nous investissons 20 milliards d'euros par an dans la recherche, ce qui n'est pas un budget négligeable en matière de politique publique.
La LPR a donné ses premiers effets et continue d'avoir un impact. Il faut la sanctuariser et continuer à porter l'effort. C'est une position claire que le Président de la République défend depuis longtemps. En outre, il faut que nous parvenions à mieux accompagner les industriels pour qu'ils investissent davantage dans la recherche.
En effet, notre recherche est à la fois académique et appliquée, au service de l'innovation et du transfert. Vous avez raison de dire, monsieur le sénateur Chatillon, que nous devons nous appuyer sur les territoires d'industrie, et nous pourrons aussi travailler avec les instituts de recherche technologique (IRT) ou les pôles de compétitivité, dans les territoires. Il faut mieux mailler notre réseau, mais il faut aussi que les industriels fassent connaître leurs priorités pour que nous puissions nourrir en amont avec eux des programmes de recherche.
Sur le budget, il faut aller plus loin, mais sans crier misère.
Il est vrai que l'investissement par étudiant dans l'enseignement supérieur a baissé compte tenu de la vague démographique que subissent les universités - et nous sommes encore dans le haut de cette vague. Cela a eu pour effet de détourner une partie du flux vers l'enseignement supérieur privé, qui s'est développé de manière massive, en particulier autour de l'apprentissage - j'y reviendrai. En outre, le personnel au sein des universités a dû évoluer, avec une présence renforcée de vacataires et de professeurs agrégés (Prag) affectés dans le supérieur. Cet effet de vague démographique devrait se maintenir pendant encore quatre à cinq ans, avant de retomber progressivement avec l'affaissement démographique.
L'apprentissage est, selon moi, un grand succès en matière de politique publique même si certains considèrent que cela a coûté trop cher. Il répond à un besoin des étudiants, des familles et des entreprises, avant et après le baccalauréat. Toutefois, l'ouverture de l'apprentissage a entraîné une explosion du nombre de formations privées lucratives, notamment dans l'enseignement supérieur, dont certaines se sont développées de manière opportuniste, voire frauduleuse. La régulation de l'enseignement supérieur privé est donc devenue un nouvel enjeu pour le ministère. Il faudra probablement un projet de loi pour retoiletter les dispositifs existants, qui datent pour certains des années 1880 et qui sont devenus incompréhensibles à force d'empilement.
Quoi qu'il en soit, l'apprentissage est une chance pour tout le monde. Il faut éliminer les formations trop légères et nous travaillons à cela avec le ministère du travail en révisant le label Qualiopi.
En ce qui concerne le Cern, son programme est une révolution ! En effet, la version précédente visait à "chasser" le boson. Autrement dit, il s'agissait de démontrer l'existence du boson de Higgs à travers des expériences. Même si le boson ne peut pas être photographié, une preuve statistique de son existence peut être tirée de la répétition d'expériences, avec une probabilité très élevée. C'est ainsi que l'on a pu établir sa présence, la partie expérimentale venant confirmer la théorie initiale.
Aujourd'hui, de nombreux modèles sont sur la table pour poursuivre la recherche. En gros, car je ne suis pas physicien, nos collègues du Cern envisagent d'utiliser des équipements plus gros et plus puissants, qui les guideront sur la théorie, ce qui reviendrait à inverser la méthode. Mais cela représente des investissements massifs sur plusieurs décennies, de l'ordre de 60 milliards à 70 milliards d'euros, dont une part française significative. La question se pose donc de savoir si nous voulons nous engager dans cette voie et avec qui. En Chine, il existe des projets concurrents sur ce sujet. En outre, ces investissements serviront à une communauté scientifique très étroite et seront autant d'argent que l'on n'investira pas dans la biologie fondamentale, par exemple.
Nous sommes encore dans la phase d'instruction de l'avenir du Cern. C'est un enjeu essentiel à l'échelon non seulement européen, mais aussi national. L'Europe, et la France en particulier, concentre énormément de grands équipements de physique, ce qui est une force tout en représentant un coût considérable pour des communautés qui restent assez étroites.
Monsieur Cuypers, la bonne nouvelle, c'est que la constellation OneWeb d'Eutelsat concurrent de Starlink, est en train de se mettre en place. Nous aurons donc bientôt une alternative équivalente, dont une version est déjà disponible, avec des performances un peu différentes, pour les professionnels ou pour le secteur de la défense. Cet équivalent ne pourra pas immédiatement concurrencer Starlink, car les ordres de grandeur ne sont pas les mêmes, qu'il s'agisse du nombre de satellites ou du montant des investissements. Mais il offrira une alternative qui sera disponible.
Quant à la constellation IRIS², elle s'articulera avec OneWeb et permettra d'avoir un accès sécurisé au sens gouvernemental. C'est un enjeu majeur pour les applications de défense. On le constate dans le cadre du conflit ukrainien : le fait de ne pas avoir Starlink pose un véritable problème, ce qui permet à un seul individu d'avoir un poids totalement disproportionné dans les discussions.
Il s'agit donc d'un investissement indispensable. La France a défendu ce projet, contre vents et marées, partout en Europe. Le conflit en Ukraine démontre que nous avions raison.
Pour en revenir à l'accueil des chercheurs américains, traditionnellement, quand le CNRS, l'Inria ou l'Inserm organisent un concours, 60 % des lauréats n'ont pas fait leur thèse en France. Le fait que toutes les nationalités du monde se retrouvent dans nos laboratoires de recherche est un élément fondamental de notre culture de recherche. Par conséquent, en accueillant quelques centaines de chercheurs américains de plus, même si la démarche se veut visible, nous ne ferons rien de radicalement différent de ce qui se pratique au quotidien dans les laboratoires. C'est la circulation normale des cerveaux.
Ce qui se passe aux États-Unis aura des conséquences sur l'enseignement supérieur et sur l'attractivité des universités américaines, ces institutions extraordinaires qui faisaient rêver, mais qui ne le font plus. Il y aura donc probablement un bouleversement des flux et nous devons saisir cette opportunité.
Mme Marie-Lise Housseau. - De nombreux étudiants partaient aux États-Unis pour mener leurs recherches. D'ailleurs, la plupart de nos prix Nobel sont passés par les États-Unis, à quelques exceptions près. Si la situation perdure, cela pourrait mettre un coup d'arrêt à la recherche mondiale.
M. Philippe Baptiste, ministre. - C'est évident, et cela devrait nous inciter à nous questionner sur notre modèle. Je fais un parallèle avec les questions de défense : nous, Européens, avons probablement été un peu naïfs sur cette coopération, totalement aveugle et confiante, avec les États-Unis. Qui pouvait imaginer il y a un an qu'un président des États-Unis dirait ce qu'il a dit de l'université d'Harvard ? Ou que le NIH (National Institutes of Health) interdirait des mots-clés comme "diversité" ou "santé des femmes" ? Nous sommes entrés dans un monde que personne n'avait imaginé.
Je n'ai pas répondu sur la géoingénierie. Le terme recouvre des sujets très différents, comme la capture et le stockage de CO2 en sous-sol. En l'occurrence, les risques sont maîtrisés, mais ce n'est qu'un outil parmi d'autres pour lutter contre le réchauffement climatique. D'autres sujets sont plus inquiétants, qui sont à la main d'"apprentis sorciers", dont les impacts ne sont pas mesurés et qui nécessiteraient des régulations internationales. Est-ce que c'est faisable aujourd'hui ? Je ne suis pas très optimiste.
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Monsieur le ministre, nous vous remercions. Il s'agissait de votre première audition dans cette enceinte et nos collègues ont loué vos interventions fines et libres.
Source https://www.senat.fr, le 20 mai 2025