Texte intégral
Q - Bonjour, Jean-Noël Barrot.
R - Bonjour, Caroline Roux.
Q - Merci de nous accueillir ici. Qu'est-ce qui a changé, dans cette maison ; depuis que quelqu'un comme J.D. Vance, le vice-président des États-Unis, est venu, lors de la Conférence de Munich, nous faire la leçon sur ce que nous sommes ? Est-ce que ça a changé le logiciel de cette maison, du Quai d'Orsay ?
R - Non, parce que nous n'avons pas de leçon de démocratie à recevoir et que nous avons avec les États-Unis une histoire très ancienne. Nous sommes le premier allié, si l'on peut dire, des États-Unis. Nous avons survécu à 59 élections américaines. Nous survivrons à la 60e, d'autant plus que nous avons travaillé avec l'administration Trump lors de son premier mandat et que nous allons continuer à le faire, en défendant nos intérêts. Après, il faut être lucide. Les États-Unis ont choisi de nouvelles orientations, que ce soit en matière de sécurité ou en matière commerciale. Certaines sont contraires à nos intérêts. Eh bien, nous défendrons nos intérêts, avec une volonté de fer.
Q - Le problème, c'est que cette charge, elle vient désormais des États-Unis. C'est-à-dire qu'on a le grand frère américain qui parle comme l'adversaire russe. C'est ça qui est nouveau, dans le moment dans lequel nous vivons.
R - Je crois qu'il ne faut pas réduire les États-Unis à la position de certains partis politiques, certains mouvements politiques aux Etats-Unis. Les vents mauvais, d'où qu'ils soufflent, il nous faudra nous y opposer.
Q - Vous les croyez durables ? Ou est-ce que vous dites, au fond : " Il faut faire le dos rond. L'Amérique, ce n'est pas ça. L'Amérique, ce n'est pas le discours de J.D. Vance nous disant qu'il y a un nouveau shérif en ville, à la Conférence de Munich. " ?
R - Je crois qu'il faut surtout arrêter d'indexer nos politiques sur celles des États-Unis. La seule bonne politique, c'est celle qui nous renforce et qui nous rend plus indépendants.
Q - C'est qui "nous", au fond ? Quand vous entendez ce que peut dire Viktor Orban dans son dernier discours au CPAC, le congrès des conservateurs à Budapest... Viktor Orban accuse Bruxelles d'être belliciste, d'être pour la guerre, de vouloir mettre en place une diplomatie, une économie de guerre. C'est qui, "nous" ? Parce que dans les 27, tout le monde ne nage pas dans le même sens.
R - Il y a encore un attachement très fort à la démocratie, mais il est clair que la vague nationaliste et populiste est très haute et qu'elle est en train de déferler sur l'Europe.
Q - Déferler ?
R - Bien sûr. On a vu les scores des partis d'extrême droite, des partis nationalistes, populistes, des partis pro-russes, parfois, aux dernières élections. Parfois d'ailleurs soutenus par des campagnes de désinformation en provenance de la Russie elle-même...
Q - Vous pensez à la Roumanie ?
R - ... qui a décidé justement de prendre l'Union européenne, organisation politique démocratique, comme cible. Il y a donc bien une forme de complicité - volontaire ou involontaire - entre ces factions de l'internationale réactionnaire.
Q - Mais il est solide, ce modèle européen ? Il reste solide ? Parce qu'il est challengé, justement, par cet internationale réactionnaire, comme l'a dit le Président ?
R - "Nous croyons dans la victoire des démocraties, disait Raymond Aron, à condition qu'elles le veuillent". Donc tout est une question de volonté. On a hérité d'une organisation politique, l'Union européenne, qui a été bâtie par des hommes et des femmes qui se sont levés après la Deuxième Guerre mondiale pour dire "plus jamais ça" et qui ont inscrit au coeur de ce projet politique la démocratie, la liberté, la confiance dans les citoyens et leur capacité à garder la maîtrise de leur propre destin. Mais pour conserver ce patrimoine inédit, la seule solution, c'est d'être beaucoup plus forts que nous ne le sommes aujourd'hui et beaucoup plus indépendants, pour pouvoir conserver ce modèle et l'imposer, si l'on peut dire, dans un monde où des vents très mauvais vont souffler très fort.
Q - Vous pensez qu'on a l'air forts ? Ça fait trois ans, par exemple, qu'on envoie le même message à Vladimir Poutine. Trois ans qu'on dit qu'on va livrer des armes. Trois ans qu'on dit qu'on va monter le niveau des sanctions. Trois ans qu'il avance. Est-ce qu'on a l'air forts, à 27 ou, nous, la France, puissance nucléaire ?
R - Tout est une question de volonté. Ce qui se joue en Ukraine, c'est bien sûr l'intégrité territoriale de ce pays. Nous avons pris des mesures inédites dans l'histoire européenne de sanctions à l'égard de la Russie. Nous avons gelé les actifs. Nous avons transféré à l'Ukraine des équipements, du soutien militaire, dans une ampleur qu'on n'imaginait pas possible il y a encore quelques années.
Q - Qui ne suffit pas.
R - Non, qui ne suffit pas, alors même que l'Ukraine a montré sa disposition à cesser le feu, à signer un accord sur les minerais avec les Etats-Unis. Donc maintenant, il faut, là encore, augmenter le son.
Q - Je me permets de vous couper, Monsieur le Ministre. C'est ce qu'avait dit le Président de la République lorsqu'il s'est rendu à Kiev.
R - Oui.
Q - Il avait dit : "Un cessez-le-feu ou des sanctions." Et puis il n'y a pas eu de cessez-le-feu, il n'y a pas eu de sanctions.
R - Ça arrive. On est en train d'y travailler, avec un paquet qui sera beaucoup plus lourd que les 17 paquets que nous avons pris jusqu'à présent.
Q - Vous pensez sincèrement que ça peut changer la donne ?
R - Je pense. Ça dépend si nous sommes capables de nous rendre suffisamment dissuasifs.
Q - Ça veut dire qu'aujourd'hui vous considérez que nous ne le sommes pas, dissuasifs ?
R - Non. Nous avons les moyens, nous avons des capacités. Il suffit juste d'avoir la volonté. Et donc nous, Européens, prenons nos responsabilités, prenons notre part de ce fardeau, qui est celui de notre sécurité collective. C'est la clé de la liberté et de l'indépendance de l'Europe.
Q - Et c'est urgent.
R - C'est urgent, absolument.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 juin 2025