Texte intégral
MARIE-CORINE CAILLETEAU
91 féminicides depuis début janvier en France, 4 dans notre département. Nasrine, Nelly, Lucia et Mélina, poignardée par son conjoint il y a 3 semaines à Saint-Ciers-d'Abzac. Comment prévenir, empêcher ? Comment aussi accompagner celles qui échappent au pire ? La ministre de l'Égalité entre les femmes et les hommes est avec nous ce matin.
KEVIN BLONDELLE
Bonjour Aurore BERGE.
AURORE BERGE
Bonjour.
KEVIN BLONDELLE
L'actualité de la nuit d'abord c'est la mobilisation des agriculteurs de la coordination rurale dans plusieurs coins du pays, chez nous à Bordeaux, en Dordogne, en Ariège ou encore dans l'Indre pour protester contre les mesures d'abattage strictes dans les troupeaux de vaches dès le premier cas de dermatose nodulaire. En tant que membre du Gouvernement ce matin, est-ce que vous craignez un nouveau mouvement d'ampleur de nos agriculteurs ?
AURORE BERGE
Je peux comprendre le traumatisme que ça représente de dire qu'il faut détruire tout un cheptel quand il y a un cas de dermatose. Pour autant, et c'est malheureusement ce qui s'est passé ici, il est inacceptable qu'on puisse avoir des faits qui sont des faits de violence ou de dégradation de biens publics. Donc nos préfets font en sorte de maintenir l'ordre tout simplement et de garantir qu'on puisse contester, évidemment, qu'on puisse s'opposer mais qu'on le fasse, encore une fois, dans le respect des règles de la République, ni plus ni moins.
KEVIN BLONDELLE
Vous avez rencontré le préfet de la Gironde ce matin. Est-ce qu'il y a eu des dégâts chez nous ? On sait qu'il y a eu notamment du lisier déversé, il y a eu du foin, il y a eu des feux allumés à quatre coins de la ville.
AURORE BERGE
Il y a ce que vous avez décrit à l'instant, en effet, comme une volonté de montrer cette opposition. Évidemment que c'est un traumatisme immense de dire qu'on doit détruire l'outil de travail et puis un lien, évidemment, affectif qui existe avec un cheptel. Mais pour autant, scientifiquement, c'est la seule solution qui existe aujourd'hui pour éviter que ça puisse malheureusement se répandre et se diffuser à travers tout le pays. Donc c'est ça l'objectif, évidemment, et puis mettre en place très rapidement les indemnisations nécessaires pour accompagner nos agriculteurs.
KEVIN BLONDELLE
Aurore BERGE, vous étiez donc hier matin à l'école nationale de la magistrature pour signer une convention pour dire quoi à ceux qui feront la justice demain ?
AURORE BERGE
Ils vont rendre la justice au nom du peuple français et il ne faut pas qu'il y ait une incompréhension qui grandisse entre les Français, justement, et la justice, notamment sur la question des violences faites aux femmes puisque c'était l'objet de la convention inédite qu'on a signée avec la directrice de l'école nationale de la magistrature. Il y a à la fois les futurs magistrates et magistrats et puis il y a les magistrats actuels. Comment on garantit, justement, qu'il y ait une formation systématique à la fois formation initiale pour les futurs, mais formation continue parce que le droit change, parce que les notions évoluent et puis parce que les violences, elles sont multiples.
Ce sont les violences conjugales, intrafamiliales, les violences sexuelles, mais ce sont aussi des violences numériques, ce sont des violences économiques, ce sont des violences psychologiques, ce sont des mécanismes aussi de domination qui se mettent en place, et ça il faut garantir que chacun l'appréhende. Et puis ce qu'on a mis, qui me paraissait très important, c'est comment on appréhende la parole des victimes. Une victime qui porte plainte et qui va se rétracter, ça ne veut pas dire qu'elle n'a pas vécu les faits qu'elle a dénoncés d'abord, mais parce qu'on sait que c'est un cheminement qui est parfois très douloureux et parfois très long.
KEVIN BLONDELLE
Vous avez senti une génération qui, depuis #MeToo, la libération de la parole, ces mouvements-là, est peut-être plus sensibilisée à ces questions que les générations précédentes ?
AURORE BERGE
Alors ce n'est malheureusement pas totalement si simple que ça.
KEVIN BLONDELLE
Ah bon ?
AURORE BERGE
Oui, je pense qu'il y a une forme de naïveté, peut-être même de notre part, à se dire que forcément, de génération en génération, ça irait de soi. Ce serait plus simple. Et en fait, ce n'est pas totalement le cas.
KEVIN BLONDELLE
Il y a peut-être un recul, même. Parfois, on voit une génération masculiniste…
AURORE BERGE
C'est là où je voulais en venir. C'est-à-dire qu'en fait, on voit que ce sont des sujets qui, loin de réconcilier les Français, notamment les plus jeunes générations, polarisent de plus en plus. Des jeunes femmes qui sont de plus en plus engagées et mobilisées, ils considèrent qu'on doit aller plus loin. Je pense qu'elles ont raison. Il faut qu'on aille plus loin, notamment dans le droit. Et puis des jeunes hommes, et ça se montre dans les études, qui disent : "On en a fait assez. Ce serait bien de mettre sur pause."
KEVIN BLONDELLE
Peut-être même trop, parfois certains disent.
AURORE BERGE
Parfois, certains disent trop. Mais le problème, c'est que si on met sur pause, le risque, ce sont des reculs. Et dans toutes les démocraties, et certaines très grandes démocraties qui ont commencé à mettre sur pause, ça s'est transformé de manière très brutale. On recule sur la question des droits humains et notamment sur la question des droits des femmes.
D'autres démocraties tout près de chez nous, comme l'Espagne, ont entamé, eux, une vraie révolution culturelle. On a le sentiment qu'on n'en est pas là, nous, en France. On en est encore à débattre cette semaine autour des insultes de la Première Dame contre des militantes féministes. C'est assez terrible comme image pour la lutte contre les violences faites aux femmes.
AURORE BERGE
En fait, ce qui s'est passé en Espagne, c'est qu'il y a eu un choc extraordinairement puissant dans l'opinion et que ce choc a conduit à un changement de la loi, mais au-delà du changement de la loi, a conduit à un changement culturel puissant. Et malheureusement…
KEVIN BLONDELLE
Pas chez nous, visiblement.
AURORE BERGE
Pas chez nous. Pourtant, ici en Gironde, vous avez connu, en 2021, un drame absolu à Mérignac, avec Chahinez DAOUD qui avait été brûlé vive, en pleine rue, devant l'un de ses enfants. Ça aurait pu et ça aurait dû conduire, au-delà d'un choc local, régional, à un choc dans tout le pays. Et malheureusement, il n'y a pas eu que Chahinez DAOUD. On a régulièrement des féminicides et avec, en plus, des circonstances absolument épouvantables. Donc, on a besoin de montrer que ça crée un choc dans l'opinion, que ça crée un choc et une émotion qui est ensuite tellement partagée qu'on se dit qu'on va changer la culture profonde du pays. Et puis après, il y a ce que nous, on doit faire, en termes de responsabilité, de moyens qu'on continue à augmenter et évidemment, de droits qu'on continue à changer.
MARIE-CORINE CAILLETEAU
Ici Gironde, à 7h51. Aurore BERGE, ministre de l'Égalité entre les femmes et les hommes, est notre invitée ce matin. Elle répond à vos questions, Kévin BLONDELLE.
KEVIN BLONDELLE
Et justement, au sujet du droit, les victimes ont parfois le courage, la possibilité de porter plainte ; d'autres non. Beaucoup de ces plaintes sont classées sans suite. Est-ce qu'il y a un vrai dysfonctionnement à ce sujet aujourd'hui ?
AURORE BERGE
Alors, le classement sans suite, ça ne veut pas dire un dysfonctionnement. Le classement sans suite veut dire qu'on n'a pas réussi à caractériser et à déterminer s'il y avait assez d'éléments.
KEVIN BLONDELLE
C'est le cas d'Ary ABITTAN, par exemple, dont on a parlé ces jours-ci, avec un classement sans suite.
AURORE BERGE
Alors lui, il a pu bénéficier d'un non-lieu. Donc c'est encore différent. Il n'y a pas eu de classement sans suite.
KEVIN BLONDELLE
On n'a pas pu caractériser, en tout cas, pour aller jusque…
AURORE BERGE
Il y a eu un non-lieu et même deux non-lieux. Donc c'est encore différent. Évidemment que ni moi, ni vous, on ne peut dire à une femme victime de violence : "Si tu portes plainte, je te garantis telle condamnation et à tel moment." Ça ne peut pas marcher comme ça à la justice. Par contre, je pense qu'il y a un devoir d'explication de la justice. C'est-à-dire qu'aujourd'hui, le classement sans suite, on ne sait pas pourquoi. Et moi, ce que je pense qu'il faudrait faire, c'est qu'on puisse le motiver, qu'on explique à la personne qui a eu le courage de porter plainte, voilà pourquoi on n'a pas pu aller plus loin. Voilà ce qui a justifié le classement sans suite. Et puis, il y a des voies de recours sur un classement sans suite qui existent déjà, mais qui sont totalement inconnues aujourd'hui, des victimes, des justiciables. Il faut qu'elles connaissent leurs droits. Il faut qu'on les accompagne et qu'on les accompagne encore mieux.
KEVIN BLONDELLE
Former les magistrats, c'est bien. Mais l'une de ces élèves magistrates nous dit ce matin sur Ici Gironde, que sans moyens supplémentaires, on ne fera pas de miracle. Vous lui répondez quoi ?
AURORE BERGE
Alors, on a augmenté les moyens de la justice. Quand on fait la loi de programmation de la justice, justement, on augmente année après année les moyens. Évidemment qu'il faut que ce soit lié. C'est-à-dire que si on a de plus en plus de formations, d'outils qui sont déployés, de plus en plus de dépôts de plaintes, aujourd'hui, il faut quand même avoir en tête que dans un commissariat ou une gendarmerie, en moyenne, un tiers de leur activité, c'est la question des violences intrafamiliales.
KEVIN BLONDELLE
Un tiers aujourd'hui ?
AURORE BERGE
Un tiers. Parfois, c'est même un peu plus en termes de proportions dans certains territoires. Mais à minima, c'est ça. Donc, une intervention sur trois, par exemple, dans une gendarmerie, concerne les violences intrafamiliales. Ça veut dire des choses positives, ça veut dire qu'on ne laisse plus passer, qu'on le prend de manière systématique au sérieux, qu'on a de plus en plus de signalements, de tiers, de familles, de collègues, de voisins. Et ça, c'est nécessaire, parce que ce n'est pas de la délation d'appeler le 17, c'est potentiellement sauver une vie à une femme ou à un enfant en danger. Mais ça veut dire que malheureusement, on n'arrive pas à réduire le volume de ces violences intrafamiliales.
KEVIN BLONDELLE
Et la lenteur des procédures, qui sont parfois un problème, parce qu'on expose des femmes sur le long terme aussi.
AURORE BERGE
Ça veut dire qu'à partir du moment où une femme porte plainte, et nous, on l'encourage évidemment à le faire, il faut garantir sa protection. Ordonnance de protection, qui peut être des ordonnances de protection immédiates, prononcées en moins de 48 heures. Et je le dis à celles qui nous écoutent, parce que peut-être qu'il y en a qui, malheureusement, sont en train de vivre cela. Quand elles portent plainte, il n'y a pas besoin de l'assistance d'un avocat pour demander une ordonnance de protection. Elles peuvent le demander immédiatement. On a des intervenants sociaux qui sont dans les commissariats et la gendarmerie, qui vont les accompagner au-delà du dépôt de plainte, sur le jour d'après. Parce que la principale angoisse, c'est l'heure d'après. Le jour d'après le dépôt de plainte, il va se passer quoi ? Sur mon réhébergement, si je dois ou si je souhaite déménager ? Pour mes enfants ? Pour mes droits aussi ? Parce que parfois, on a des femmes qui sont totalement isolées, familialement, professionnellement et économiquement d'où l'aide d'urgence, par exemple, qu'on a créée pour faire face aux premières urgences, premiers jours, premières heures.
KEVIN BLONDELLE
Merci beaucoup Aurore BERGE.
AURORE BERGE
Merci à vous.
KEVIN BLONDELLE
Ministre de l'Égalité Femmes-Hommes. Vous êtes à Arcachon, tout à l'heure, pour rencontrer justement des femmes victimes de violences conjugales.
AURORE BERGE
Et surtout pour comprendre, comprendre ce qui s'est passé sur ces quatre féminicides l'année dernière. S'il y a eu des dysfonctionnements, des défaillances ou des signalements qu'on n'a pas perçus et faire mieux.
KEVIN BLONDELLE
Merci beaucoup.
Source : Service d'information du Gouvernement, le 15 décembre 2025