Interview de Mme Catherine Tasca, ministre de la culture et de la communication à France 2 le 18 janvier 2002, sur l'exception culturelle, notamment le système d'aide au cinéma et la diversité culturelle, le financement par Canal plus de la création audiovisuelle et les mécanismes de soutien à la culture.

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Média : France 2 - Télévision

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F. Laborde Démarrons avec la question qui a beaucoup fait couler d'encre ces derniers temps, celle de l'exception culturelle. Le mot avait été lancé par J.-M. Messier il y a quelque temps, en disant que l'exception culturelle à la française était terminée. Depuis, le président de la République, dans ses voeux, et le Premier ministre ont expliqué qu'il fallait au contraire la préserver. J.-M. Messier fait une sorte de repentance dans Match. Considérez-vous qu'il y a eu un malentendu et que ses mots ont dépassé sa pensée ou que cela correspond à quelque chose qu'il pense réellement ?
- "Ce n'est pas à moi de lire dans la pensée intime de M. Messier. Dans l'expression, il n'a sans doute pas tout contrôlé. Je crois tout de même qu'il y a du vrai, de son point de vue, dans la manière dont il fustige une certaine politique culturelle. Il a peut-être dit un peu trop vite et un peu maladroitement ce qu'il pense. En tout cas, lorsqu'il regarde notre politique culturelle et notre culture depuis l'Amérique, où il passe beaucoup de temps, il a dit très concrètement, ainsi que les gens qui travaillent avec lui, qu'il voulait remettre en cause les engagements de son groupe à l'égard du cinéma français."
Il dit effectivement que Canal Plus finance à lui seul pratiquement la totalité du cinéma français et que c'est injuste - pour simplifier.
- "Si Canal a eu des attraits aussi forts pour son groupe et pour M. Messier, c'est à cause de l'histoire de cette chaîne qui, en contrepartie d'un quasi-monopole de la télévision cryptée pendant plus de 15 ans - et j'espère pour longtemps encore - dans le paysage audiovisuel français, a des engagements à l'égard de la création originale française. On ne peut pas profiter de cela, le valoriser - M. Messier sait comment valoriser une entreprise - et en même temps vouloir se débarrasser des obligations qui ont fait partie du contrat. Un contrat qui vient d'ailleurs d'être renouvelé sans qu'à aucun moment Vivendi Universal n'ait posé les questions qu'il pose aujourd'hui."
La particularité du système français d'aides au cinéma, c'est qu'il ne profite pas seulement au cinéma français, mais qu'il est dans la diversité culturelle, c'est-à-dire que le cinéma égyptien en profite, y compris de grands auteurs...
- "La plupart des pays qui, aujourd'hui, ont un réel attachement à leur culture et une politique démocratique, sont des pays qui défendent cette diversité culturelle. On l'a bien vu au sein de l'Union européenne. Nous sommes presque tous d'accord pour défendre la diversité et nous savons que cela passe par l'exception culturelle. Là aussi, M. Messier et beaucoup d'autres entretiennent des malentendus : il ne s'agit pas d'une exception culturelle française, qui nous présenterait comme des gens tout à fait exceptionnels et notre culture comme une culture exemplaire pour tous. Nous défendons le droit de tous les peuples à vivre leur culture d'hier et d'aujourd'hui et le droit des gouvernements qui choisissent de le faire, de défendre cette culture par des dispositifs techniques de soutien. Les aides publiques au cinéma font partie de ces dispositifs qui, aujourd'hui, font heureusement la preuve de leur efficacité."
Et la fortune de certains... Vous dites dans votre ouvrage que le mariage du culturel et de l'économique n'a pas que des aspects négatifs.
- "Bien sur ! Notre société a besoin d'une économie saine, prospère, vivante, créatrice d'emplois. Et le secteur de la culture, au sens très large, est créateur d'emplois, il est producteur de richesse. Simplement, il faut que cette création de richesse ne serve pas seulement les intérêts de ceux qui investissent dans ce domaine, il faut que cette diversité serve réellement ainsi que cette expression originale à laquelle tous les peuples ont droit, la France et tous les autres."
Ce livre n'est ni un traité sur la culture ni une biographie, mais vous tracez un certain nombre de pistes. Vous dites que vous avez vous même du mal à définir le mot "culture". Est-il vrai qu'il est difficile de définir le mot "culture" quand on est ministre de la Culture ?
- "Il faut surtout laisser cela aux gens qui remplissent les colonnes des dictionnaires. En même temps, nous savons tous ce que c'est : c'est à la fois un héritage, un patrimoine dans lequel un peuple peut se reconnaître. C'est aussi et surtout la création vivante dans tous les domaines de l'esprit, des arts à la littérature, en passant pas l'architecture. En fait, tout le monde sait très bien ce que c'est. Cela inclut aussi, au-delà de la création professionnelle, les pratiques culturelles - et celles des Français sont extrêmement diverses. Il faut d'ailleurs tisser des liens entre la création professionnelle, l'expression artistique et ces pratiques. En fait, tout le monde sait très bien ce que cela veut dire. Ce qu'on sait moins parfois, c'est ce que peut la culture dans la vie d'aujourd'hui, face à un tas d'inquiétudes, de scepticisme, de même que l'on se demande souvent que peut la politique par rapport à cette évolution des sociétés. Ce que j'essaie de montrer dans ce livre, pour tracer des pistes d'actions, c'est que la culture et la démocratie ont partie liée. Je dirais que la culture est la chance de la démocratie. Si on veut rester dans une démocratie vivante, il faut que le plus grand nombre de citoyens soit des gens capables de faire leur propre choix - d'où mon titre d'ailleurs -, d'avoir leurs options pour déchiffrer le monde, de construire leur propre personnalité. Pour cela, il n'y pas de meilleur chemin que l'éducation et la culture."
Vous dites que face à la mondialisation, il y a un écueil : autant il y a une ouverture des marchés financiers, autant il y a un risque de repli sur soi. C'est entre ces deux difficultés qu'il faut trouver une sorte de bonne réponse. Est-il possible de faire face à la mondialisation dans le domaine culturel, quand on voit que des influences arrivent de partout et qu'elles sont parfois très fortes ?
- "C'est possible pour peu que les peuples et leurs gouvernants le veuillent et se dotent d'un certain nombre de garde-fou, de moteurs, de moyens, de soutiens. Nous avons la preuve que cela marche. Le gouvernement de L. Jospin, depuis cinq ans, a accru considérablement ces mécanismes de soutien à la culture, à l'expression originale, parce que face à la mondialisation qui concentre le pouvoir dans les mains de quelques-uns, nous croyons que c'est une nécessité. Notre vision démocratique de la culture veut que l'initiative puisse rester aussi large que possible, mais aussi l'accès à la culture qui est le grand projet pour demain."
Le 21 janvier, vous inaugurez au Palais de Tokyo, à Paris, le site de création contemporaine qui sera ouvert aux jeunes créateurs, avec une palette extrêmement large. C'est une forme de réponse à cela et c'est une particularité française que d'être toujours à la recherche de la nouveauté, de la créativité ?
- "Oui. Et je dirais qu'à côté de ce que le marché produit, règle, choisit, il est tout à fait essentiel pour nous de défendre des espaces publiques pour la rencontre de la création et en particulier de la jeune création - mais pas seulement - avec tous les publics, de la manière la plus libre. La liberté n'est pas le produit spontané des rapports de force, c'est aussi un certain nombre de règles, d'espaces dans lesquels on peut dire ce qu'on ne pourrait peut-être pas dire si on devait simplement répondre aux demandes et aux lois du marché."
(Source http://Sig.premier-ministre.gouv.fr, le 18 janvier 2002)