Interview de M. Bernard Kouchner, ministre délégué à la santé, à Europe 1 le 15 février 2002, sur la grève des médecins qui réclamant une revalorisation de leurs honoraires.

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Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach - Encore une "Journée sans médecins" !
- "Il ne faut pas exagérer, il y en a de plus en plus qui travaillent. Evidemment, il y a le syndicat Unof, mais il y a MG France, SOS Médecins, il y aura évidemment le numéro 15. Et je pense que cela se passera bien."
Donc, si on est un patient, tout va bien ?
- "Non, pas tout ne va pas bien, mais si on est un patient et si on a vraiment une inquiétude, il faut téléphoner au 15, le faire avec mesure. Mais je pense que cela se passera mieux encore que la dernière fois."
En tout cas, si vous permettez, on voit les effets de cinq ans de votre politique collective de santé !
- "Non, vous ne les voyez pas encore..."
Cela s'appelle pas forcément "un succès" !
- "Je reste coi ! Cela dépend de quoi vous parlez. La politique de santé, si vous parlez des malades, des Français, cela va mieux. Il y a non seulement un gros livre qui s'appelle "le haut comité de santé publique", qui persiste à dire que nous allons de mieux en mieux. Et c'est l'objectif de la santé publique. Et maintenant, avec les professionnels de santé, il faut encore, bien entendu, faire des progrès, parce qu'ils ne sont pas contents, parce que le métier a changé, parce qu'ils sont angoissés. Je le comprends très bien. Beaucoup d'améliorations... 2.500 à 3.000 francs de plus par médecin et par mois, quand même, il ne faut pas exagérer !"
Ils ne sont quand même pas contents...
- "Non, ils ne sont pas encore contents."
Les médecins et les professionnels de santé vont donc durcir...
- "Et ils profitent de la conjoncture..."
De "la conjoncture" ? Vous voulez dire électorale ?
- "Ils profitent de la période électorale, ce n'est pas un secret !"

Ils vont durcir et faire durer leur protestation, ils sont intouchables aujourd'hui, avec le spectaculaire soutien du président de la République.
- "Non, du candidat J. Chirac. Le président de la République, je ne le vois pas à la tête des manifestations du 10 mars. Le candidat Chirac, qui a beaucoup à se faire pardonner, je le vois peut-être à la tête des manifestations, ce qui ne serait pas bien."
Au passage, est-ce que vous et E. Guigou, étiez invités, hier, à ce grand meeting, à ce grand congrès des professionnels de santé avec le président de la République - ou le candidat ?
- "Elisabeth, je ne sais pas, mais moi, je n'étais pas invité."
Comment cela se fait ?
- "Je n'en sais rien. Peut-être qu'ils ne veulent pas du ministre de la Santé qui aurait répondu au candidat Chirac que, sur 40 propositions ou 40 idées qu'il lance, 30 sont déjà en cours."
Pourquoi êtes-vous venu avec un si gros dossier, là ? On n'est pas à la télé ! Qu'est-ce que vous faites avec ce dossier devant Julie et moi ?
- "Eh bien, c'est le grand dossier que j'ai adressé au président de la République, en lui demandant d'en parler à ses conseillers, parce que le candidat J. Chirac a proposé des mesures de santé publique qui, non seulement sont déjà prises, mais qui sont en cours. Alors, je lui ai fait un mot très poli et je lui ai adressé ce gros dossier de ce que nous faisons et qui coûte 1,2 milliard. C'est-à-dire que, je vous signale qu'il n'y a pas beaucoup le mot "malade" dans le... Enfin, c'est une entreprise de séduction du candidat J. Chirac envers les médecins, il avait beaucoup à se faire pardonner, je le sais. Mais le mot "malade", "la santé publique", "les droits des malades", "l'aléa médical", bref, tout cela a disparu. Alors, je vous rappelle que la réalité, c'est de s'occuper du diabète, de la santé mentale, des antibiotiques, des grèves, de l'insuffisance rénale, du dépistage du cancer du sein..."
D'accord, d'accord ! Mais avec les médecins ? A condition que les médecins...
- "Evidemment avec les médecins !"
S'ils sont contre vous, qu'est-ce que vous allez faire ? Par exemple...
- "Je ne pense pas que les médecins soient contre nous, J.-P. Elkabbach. Je ne le pense pas, je ne le crois pas."
Quand le président de la République ou le candidat J. Chirac dit : "Les métiers de santé sont dévalorisés", vous lui donnez tort ou raison ?
- "Non, je lui donne un peu raison, mais ce n'est pas nouveau."
Il y a des inégalités injustifiées entre les professions.
- "Quelles professions ?"

De santé...
- "Les infirmières ? Cela vient d'être réglé pour une part. Mais qui paye tout ça, au fait, monsieur Elkabbach ? Qui paye tout ça ? Le président de la République, le candidat Chirac ?! Non : les Français ! Alors je voudrais que, à chaque fois qu'on compose "monsieur le docteur tout va bien", ou "monsieur le docteur tout va mal", que l'un des deux propose quelque chose : comment finance-t-on ? Ce qui manque dans la réforme ou dans l'absence de réforme du candidat J. Chirac, c'est de savoir qui va payer. Si c'est pour augmenter les cotisations, disons-le clairement, et mettons - ça c'est une vraie réforme - aux côtés des syndicats, dans l'assurance-maladie, c'est-à-dire le bien de tous les Français, les professionnels de santé et les représentants des malades. Ca, ça changera."
Mais il dit comme vous que la santé n'est pas une marchandise ! Vous l'avez dit...
-"Il a raison."
"La santé n'a pas de prix", donc la santé on peut considérer que, pour la droite et la gauche, c'est le seul secteur où il n'est pas interdit d'être dépensier ?
- "Oui, c'est curieux d'ailleurs. Et qui va payer pourtant ?! Les mêmes, les Français ! Je suis d'accord, personne ne se fait d'illusion - sauf monsieur Juppé qui s'en est fait pendant très longtemps - : on ne peut pas faire des économies en santé. Cela coûtera toujours plus cher. Mais il faut pour cela que les Français soient d'accord. Alors, ce qui est assez étonnant entre le candidat J. Chirac et le président de la République, c'est qu'ils ne doivent pas se parler souvent. Parce que la moitié de ce qu'il demande, je l'ai proposé ou E. Guigou, en Conseil des ministres, et il a plutôt trouvé que c'était bien. Donc, il a dû nous lire !"
Oui, mais une agence européenne de santé, une agence régionale de santé dont parlait tout à l'heure, N. Beytout ?
- "Mais dans Démarche 2001, il y a un petit livre qui s'appelle "Une politique de santé", regardez page 7, tout cela."
C'est-à-dire ?
- "C'est-à-dire... Tenez : "La régionalisation de la santé", voilà, page 7, "la politique régionale de santé permettra aux régions" etc., etc."
Alors, pourquoi répète-t-on depuis hier soir que c'est nouveau ?
- "Cela n'a rien de nouveau, on a toujours dit, j'ai toujours dit publiquement, que nous allons vers une agence régionale de santé."
Vous dites : "Qui va payer, qui va financer ?". Deux questions : faut-il augmenter les cotisations ? Est-ce qu'un jour ou l'autre, on va augmenter les cotisations ?
- "On ne pourra pas faire plus de médecins, comme nous en faisons, faire plus d'infirmières, comme nous en faisons, et par exemple, évidemment équiper les hôpitaux de meilleures manière, augmenter les rétributions, la consultations et les visites sans que quelqu'un paye."

C'est-à-dire : droite ou gauche, il faudra payer ?
- "Mais bien entendu !"
Vous y êtes favorable ?
- "Non seulement j'y suis favorable, mais c'est indispensable ! Nous vivons plus vieux, les maladies sont moins graves, mieux traitées, mais elles interviennent à un âge plus avancé : cela coûte plus cher. Il y a, je vous le signale, dans les plans de santé publique que j'ai proposés et qui ont été acceptés, le plan pour les maladies Alzheimer et autres démences, sur les personnes âgées. Cela coûte plus cher, donc il faudra payer, bien sûr !"
Est-ce qu'il ne faut pas augmenter ou développer un secteur privé complémentaire pour ceux qui peuvent le payer ou "se" le payer ?
- "Qu'est-ce que cela veut dire ? Et la CMU c'est quoi ?! Non, ce que j'ai compris du président de la République, c'est qu'au-dessus d'un certain seuil - vous savez qu'on est pris à 100 %, il y a 5 à 6 millions de personnes, ça c'est une mesure formidable, qu'au passage il a quand même, en gros, noté. Il n'a pas félicité, mais c'est une réforme profonde..."
Il a presque dit qu'il en avait la paternité...
- "Il sait bien qu'il ait la paternité des bonnes choses, alors il en prendrait beaucoup depuis que ce Gouvernement existe [sic]. Cela fait cinq ans qu'un certain nombre de choses ont été faites. Au-dessus de ce seuil particulier, est-ce qu'on l'étend et qui paye ? Mais pourquoi pas tout ça ? Mais encore une fois, la première des choses c'est de dire, pardonnez-moi, aux Français, que cet argent n'est pas l'argent de l'Etat, ce n'est pas l'argent pour les porte-avions ou pour les policiers, c'est un argent ciblé, dans une enveloppe votée par le Parlement. Le candidat J. Chirac dit qu'il faut une programmation de santé publique, mais c'est ce que nous venons de faire voter avec la loi "Droits des malades" ! Cela veut dire qu'il y aura un débat au Parlement, en juin, pour qu'enfin, on sache ce qu'il faut faire avant de financer ce qu'on aura accepté de faire. Ce n'est pas mal."
20 euros par visite, 30 euros par consultation, est-ce que vous avez un autre choix avant les élections que les augmenter ?
- "Ecoutez, la négociation vient d'être terminée avec la Cnam. Il y a eu une augmentation à 18,50 euros. Comme vous le savez, cela représente, je viens de le dire, 2 à 3.000 francs..."
Cela ne leur suffit pas !
- "Eh bien, je pense qu'à terme, il faudra revoir avec eux, une augmentation programmée parce que l'argent ne s'invente pas, il ne tombe pas du ciel au prétexte qu'on est candidat à la présidence de la République, et il faut que les Français acceptent cette augmentation. Et les Français commencent à penser que les grèves des médecins ont assez duré."
Et quand il dit quelque chose qui a l'air un peu juste quand même : "La page des sanctions collectives doit être tournée"...
- "Cela s'appelle "une autocritique"."

Pourquoi ?
- "Parce que c'est lui qui les a mis en place les censures collectives, avec le plan Juppé ! Il avait beaucoup à se faire pardonner. Mea culpa, mea culpa. Il l'a fait. Il a récupéré peut-être en période électorale - je parle du candidat J. Chirac, pas du président de la République, je n'oserais pas !"
Mais pourquoi vous n'en faites pas autant, vous et E. Guigou, faire un mea culpa ? Est-ce que ce conflit a été bien géré ? Etes-vous fiers de la manière dont vous avez géré le conflit, l'un et l'autre ?
- "Je n'en suis pas fier. Je n'en suis pas fier, moi, personnellement ! Je pense qu'on aurait pu être plus à l'écoute des médecins généralistes, saisir - nous savions depuis longtemps et nous l'avions dit - mais peut-être saisir, prendre la mesure, non seulement..."
Bon, je note encore le mea culpa. Mais il y a aujourd'hui une possibilité de rattraper ces erreurs ou c'est fini ?
- "Attendez, je les revoie mercredi prochain, le 20. Nous allons avec eux voir comment... Parce qu'il ne suffit pas dire qu'il faut créer des médecins ! Regardez ces courbes évidemment, ce n'est pas vraiment la télévision, mais regardez où elles s'infléchissent. En 1997, il faut plus de médecins, c'est ce que nous faisons ; il faut plus d'infirmières, c'est ce que nous faisons. Regardez où cela a décru, où la courbe se creuse, en 1993 ! C'était monsieur Chirac..."
Sur le plan plus politique, chaque jour, le Président-candidat, en attendant de devenir le candidat-Président, vous n'avez pas le sentiment qu'il va vous en faire voir de toutes les couleurs ?
- "C'est son métier."
Je parle du candidat.
- "Et nous, c'est de répondre que les couleurs se nuancent et que l'arc-en-ciel est de notre côté."
Hier, à deux reprises, E. Guigou, a répété que "J. Chirac est candidat à nouveau pour la quatrième fois, à près de 70 ans". Est-ce que c'est le niveau du débat politique aujourd'hui pour les élections présidentielles ? Et est-ce qu'elle s'est posée la question de l'âge quand elle travaillait avec F. Mitterrand ?
- "Je ne sais pas, je ne l'ai pas entendue dire cela. Mais enfin, en tout cas ce n'est pas le problème."
C'est pas le niveau non plus, vous le dites. Europe 1 a révélé ce matin, la mort d'un malade qui avait absorbé en France de l'anticholestérol du Groupe Bayer. Vous confirmez ?
- "Je n'en sais rien. Il y a une enquête. L'Agence que nous avons créée - entre autre chose, on ne s'est pas aperçus que les Agences étaient déjà créées ! - fait cette enquête sur chacun des malades. J'ai reçu, bien entendu, les associations de malades qui portent plainte, certains d'entre eux, auprès du tribunal. Et nous allons voir. Je n'affirme, ni n'infirme rien. L'enquête est en cours, il n'est pas facile de savoir pourquoi un malade, qui prend un médicament et d'autres, est décédé."
Et l'Agence française de la santé est en train d'enquêter ?
- "Bien sûr."
Il paraît qu'il y a 30 victimes de Bayer ...
- "Non, il y a des protestations, il y en a environ 50 connues à travers le monde. Mais n'allons pas trop vite, je ne peux rien affirmer à ce propos. Nous prenons cela très au sérieux. A propos d'Agence européenne, le candidat J. Chirac a dit ça. Moi, je propose l'Europe de la santé depuis cinq ans environ. Voilà, c'est la même chose, c'est dommage, voilà qu'il ne s'en soit pas aperçu."
Merci. J'ai envie de dire "bonne santé" !
- "Merci docteur. Et ne dramatisons pas trop les choses. Encore une fois, ce qui compte, c'est la santé des Français, les malades, qui vont de mieux en mieux quand même."
C'est bien que cela soit dans la campagne électorale.
- "Que ce soit dans la campagne ou à côté de la campagne, ils vont mieux et je m'en réjouis."
Lundi, 19h10, invité J.-P. Chevènement, "l'homme des miracles".
- '"Ah ! Encore une bonne preuve !"
(source : Premier ministre, Service d'information du gouvernement, le 15 février 2002)