Déclaration de M. Georges Sarre, président du Mouvement des citoyens, sur les engagements de Lionel Jospin au nom de la majorité plurielle en 1997 et sur le bilan de son action gouvernementale, Paris, le 5 mars 2002.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Point de presse à Paris le 5 mars 2002

Texte intégral

Mesdames, Messieurs,
La majorité plurielle a été élue pour mettre en oeuvre un programme de gauche dont Lionel Jospin a exposé les termes lors de sa déclaration de politique générale devant l'Assemblée nationale le 17 juin 1997.
Ce discours a été approuvé par les députés du Mouvement des Citoyens. Je relèverai notamment la référence constante à la République (le mot est cité 24 fois dans le discours) et ses valeurs (l'égalité devant la loi, l'instruction pour tous etc..).
Le Mouvement des Citoyens a également approuvé la méthode de gouvernement de Lionel Jospin. Cette méthode reposait sur deux piliers :
A) - la Collégialité :
a) - La collégialité : les décisions fondamentales au sein du gouvernement se prenaient après débat entre toutes les composantes de la majorité, chacun pouvant faire valoir son point de vue et connaître les objections des autres ; l'objectif était de décider en fonction de l'intérêt général.
b) - Le respect du Parlement : les ministres, y compris le premier d'entre eux devaient rendre compte directement de son action auprès des députés et venir s'expliquer au besoin devant les groupes de la majorité.
Progressivement la collégialité s'est estompée au profit du cabinet de Matignon. Rappelons également l'adoption à la demande du gouvernement d'une loi d'habilitation permettant l'adoption sans débat d'une quarantaine de directives européennes.
Le gouvernement Jospin se dit respectueux des droits du Parlement au motif qu'il n'a jamais fait usage de l'article 49-3 de la Constitution. Il y a dans cet argument une double hypocrisie :
- Si le 49-3 est mauvais en soi, il fallait profiter d'une réunion du Parlement en Congrès pour le supprimer : pourquoi attendre la prochaine législature, comme le suggère Martine Aubry dans son projet ?
- En réalité, le Gouvernement n'a guère de mérite à n'avoir pas utilisé cet article, puisqu'il dispose d'une majorité absolue et globalement docile. Surtout, il fait un usage régulier de tous les autres outils du parlementarisme rationalisé pour discipliner ses alliés : l'irrecevabilité de l'article 40, le vote groupé, la deuxième délibération...
Plus choquant, le Gouvernement fait obstacle à la discussion des propositions de loi dans les fenêtres d'initiative parlementaire, en appelant à voter contre le passage à l'examen des articles, voire en multipliant les artifices de procédure pour jouer la montre (proposition Mattéi). Les socialistes ont ainsi inventé un nouvel abus de droit : l'obstruction majoritaire. Ce spectacle peu digne ne contribue pas à relever l'image du Parlement.
Si la réforme de l'ordonnance de 1959 doit donner davantage de liberté aux élus du peuple en matière budgétaire, l'examen du projet de loi de finances demeure un exercice formel que les formules simplifiées des commissions élargies tendent à banaliser.
Enfin, l'esprit de la réforme Séguin est perdu de vue depuis 1997 : en dépit de la session unique de neuf mois, le travail parlementaire demeure irrégulier et on continue à légiférer de nuit.
Comment prétendre relever les droits du Parlement quand on laisse près de 40 textes en cours de navette, c'est-à-dire dans les limbes, à la fin de la session ? Et on continue de légiférer, d'adopter des textes en première lecture (loi sur l'eau, loi sur les PME) tout en sachant pertinemment qu'ils ne seront jamais adoptés ?
B) - Première priorité - l'Emploi :
D'abord l'emploi. En matière d'emploi : je citerai les emplois jeunes qui ont permis d'embaucher 276 000 jeunes. Aujourd'hui hélas l'avenir professionnel de la majorité des jeunes concernés reste aléatoire. Le passage aux trente cinq heures est entré dans le mode de vie des Français. Il convient surtout de veiller à ce que l'aménagement du temps de travail n'entraîne pas une stagnation durable des salaires. La loi du 19 janvier 2000 relative à la réduction négociée du temps de travail n'a pas conforté suffisamment les PME-PMI.
Déjà la fermeture brutale de Villevorde avait sommé un coup de semonce.
L'amendement Michelin voté par la majorité pour empêcher les entreprises de tirer bénéfices des subventions publiques tout en licenciant a été censuré par le Conseil constitutionnel et le gouvernement n'a malheureusement fait adopter qu'une pâle réplique ultérieurement. La loi sur les nouvelles régulations économiques s'inscrit dans la droite ligne du libéralisme bon tain. L'actionnaire a primé sur le salarié. Les actionnaires et les financiers sont devenus les vrais patrons.
La loi sur la modernisation sociale a été la légalisation de la non intervention de l'Etat dans les dossiers socio-économiques. L'Etat s'inscrivant aux abonnés absents dans notre politique économique.
En matière d'éducation, le Premier ministre promettait de " faire retour à l'esprit républicain. ". " L'école est le berceau de la République disait-il. Outre sa mission d'instruction, elle doit assurer l'apprentissage du civisme. " Un plan spécial contre la violence était même annoncé.
Or la situation ne s'est pas améliorée : il aurait fallu pour cela davantage que la création d'un comité d'expert et une campagne d'information.
Si l'éducation civique a été développée, elle ne va pas jusqu'à l'enseignement de cette " morale civique " annoncée dans la déclaration de politique générale.
Dans l'enseignement supérieur, on attend encore le " plan social étudiant" qui devait permettre "à tous de travailler dans des conditions matérielles convenables ".
Dans le domaine paraît-il prioritaire de la Sécurité, les chiffres sont si accablants qu'il est presque cruel d'esquisser un bilan. Grâce à Jean-Pierre Chevènement, la gauche a changé de discours, reconnaissant que " l'insécurité menace d'abord les plus faibles, notamment les personnes âgées, et les plus démunis d'entre nous. " La gauche a changé de discours, mais pas de politique, malgré des réformes importantes, police de proximité, lois sur les polices municipales etc Mais les lois de programmations pour la police, la gendarmerie et la justice n'ont pas été acceptées par Lionel Jospin.
Plus grave, le Gouvernement a refusé de revoir l'ordonnance de 1945 sur la délinquance des mineurs qui n'est pas adaptée à une délinquance de masse. Centrée sur la réinsertion, elle bénéficie à des mineurs multirécidivistes qui connaissent le système et en profitent. La violence urbaine naît du sentiment d'impunité. Donner à chaque délit sa réponse impliquerait des moyens supplémentaires pour la justice, devenue le goulet d'étranglement de notre système de sécurité.
L'action de la police a par ailleurs été gênée par la rocambolesque loi sur la présomption d'innocence, qu'il a fallu revoir à peine entrée en vigueur. Il est significatif que Jacques Chirac et Lionel Jospin en sont à reprendre les propositions de Jean-Pierre Chevènement qu'ils ont refusées il y a trois ans.
L'augmentation des moyens n'a pas suffi à améliorer la qualité de la justice. Son budget traditionnellement peu élevé, a progressé jusqu'à représenter 30,7 milliards de francs pour 2001. Le nombre des candidats admis à l'ENM a lui aussi augmenté, passant d'une centaine au début des années 1990 à 280 en 2001.
La gestion du passage aux 35 heures, mal anticipée, risque de déstabiliser les petits et moyens tribunaux. L'insuffisance des moyens oriente les choix des magistrats, entraînant parfois des inégalités de traitement d'un point à l'autre du territoire. Si les grands tribunaux de la région parisienne renoncent à poursuivre l'usage ou la détention de faibles quantités de cannabis, ce n'est pas que les magistrats seraient convaincus de l'innocuité du produit, mais à cause de l'encombrement que ne manquerait pas de causer une poursuite systématique.
Ces inégalités de moyens engendrent des inégalités de traitement inadmissibles : une affaire-type du contentieux civil et commercial sera jugée en cinq mois à La Réunion, à Foix ou à Boulogne-sur-Mer, en treize mois à Nice, Toulon ou Bergerac.
Réformée au coup par coup, sans vision d'ensemble, la justice se morcelle et se complexifie. Elle devient de plus en plus opaque, étrangère aux citoyens, la complexité des procédures ne profitant qu'aux truands aguerris et aux plus fortunés, qui peuvent se faire bien conseiller. Mais des réformes vraiment nécessaires ont été oubliées ou purement et simplement abandonnées : celle des tribunaux de commerce, celle du CSM, celle de la carte judiciaire.
Au plan fiscal, le Premier ministre avait pris un engagement : " Pour favoriser l'emploi et la justice sociale, il faut moins taxer les revenus du travail... ". Mais Lionel Jospin s'était aussi engagé à stabiliser le niveau des prélèvements obligatoires. Les 200 milliards de baisse d'impôts revendiqués par Laurent Fabius sont financés par le déficit.*
Si la baisse du taux de TVA, ramené de 20,6 à 19,6%, est une avancée, il faut regretter que la France n'ait pas profité de sa présidence européenne pour négocier une baisse ciblée à 5,5% dans le secteur de main d'oeuvre qu'est la restauration. Le Portugal l'a obtenue.
La baisse du taux marginal de l'impôt sur le revenu n'était pas un objectif en 1997. La gauche aurait dû en toute logique lui préférer l'élargissement des tranches et renforcer la progressivité de l'IR.
Le budget de la culture pour 2002 n'est encore que de 0,994% des dépenses. La seule mesure de démocratisation culturelle dont puisse se prévaloir le gouvernement est la création de fenêtres de gratuité pour les moins de 18 ans, le premier dimanche de chaque mois, dans les musées et monuments nationaux.
La récente loi sur les musées qui revient sur le principe d'inaliénabilité des collections publiques et inquiète grandement les conservateurs.
Enfin, la défense de l'exception culturelle reste verbale, le compromis de Doha n'étant que provisoire. Il n'est donc guère étonnant qu'un Jean-Marie Messier en proclame la mort.
Au plan international enfin, quelques constats suffisent pour mesurer l'abaissement de notre pays.
La conférence des Nations-Unies sur l'avenir de l'Afghanistan s'est tenue à Berlin en l'absence de tout diplomate français, tandis que Paris a été constamment tenu à l'écart des négociations israélo-arabes. Alors que la France n'a pas même atteint le seuil plancher d'une aide internationale fixée à 0,7 % de son PIB par les Nations Unies (0, 37%), le budget de la Coopération pour l'exercice 2001 a enregistré une baisse de 3% par rapport à 2000 (soit une diminution de 10 milliards de francs).
Alors que l'Agence France Presse a continué de vendre ses dépêches rédigées dans la langue de Shakespeare, les représentants français au Conseil européen continuent de s'exprimer ostensiblement en anglais. Quant aux crédits et aux bourses octroyés par l'Agence pour l'enseignement du français à l'étranger, ils ont enregistré une forte baisse sous la législature.
La francophonie, qui ne dispose plus d'une administration propre, recule maintenant sur le territoire national lui-même.
Fleuron de notre flotte et donc de notre outil de projection, le porte-avions Charles-de-Gaulle a dû fonctionner avec une seule hélice. La force européenne de défense, dotée en théorie de 60 000 hommes, reste purement virtuelle, faute de soutien logistique.
A l'issue de la présidence française, l'Europe sociale reste un mythe, mais le travail de nuit des femmes est devenu légal en France. Quant à nos services publics, ils n'ont jamais été si menacés.
L'expérience de la "majorité plurielle" fut donc un mécano politique dont le PS était le centre. D'ailleurs, cette majorité n'a jamais été "plurielle" : Au bout de deux ans l'axe PS-Verts a suivi une politique de bourgeois-bohèmes, entre insouciance et reniement. Les communistes et une partie des radicaux se sont alignés. La droite a fait semblant de s'offusquer d'un gouvernement qui a davantage privatisé que celui de Balladur et dont le Premier ministre affirme ingénument que "les patrons n'ont pas à se plaindre". Quel aveu !
D'ailleurs, la dite "majorité plurielle" est morte depuis longtemps. Les Français ne s'y trompent pas. De plus en plus nombreux, ils se rassemblent autour de Jean-Pierre Chevènement. Tous ont le sentiment qu'il est grand temps de passer aux choses sérieuses.
(Source http://georges-sarre.net, le 20 mars 2002)