Déclaration de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, sur l'état du monde, la politique étrangère de la France, les relations et le dialogue avec les Etats-Unis, la politique étrangère et de sécurité commune, l'influence et le rayonnement international de la France, la modernisation du Ministère des affaires étrangères, Paris le 19 mars 2002.

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Circonstance : Intervention devant les auditeurs de la 2ème session de l'Institut diplomatique, à Paris le 19 mars 2002

Texte intégral

Je suis heureux de vous souhaiter la bienvenue ce matin dans le cadre de cette deuxième session et de pouvoir vous faire part de quelques réflexions.
Vous savez dans quelles conditions j'ai été amené à considérer qu'il fallait créer un institut diplomatique. Il vient couronner et compléter un système de formation au sein de ce ministère, - qui lui-même est en train d'être intensifié, complété, enrichi, diversifié - de façon à ce que tous ceux qui font carrière dans ce ministère puissent bénéficier à différents moments de leur vie d'une formation adaptée mais en même temps un instrument d'ouverture permettant à des personnalités intéressées par des questions internationales, mais n'étant pas dans la carrière diplomatique, d'avoir l'occasion de ces rencontres et de ces échanges.
Il nous manquait un instrument dans cette politique de formation. Nous avons donc créé l'Institut diplomatique. La première session a été une très bonne expérience et elle a montré que l'on avait eu raison de concevoir un programme qui privilégiait la transmission de l'expérience et du savoir faire, l'acquisition des connaissances, l'évaluation collective, etc..
Le programme de cette deuxième session tient compte de l'évaluation de la première.
Mais je vais faire aussi devant vous quelques réflexions sur l'état du monde. Pas un exposé académique, mais quelques remarques, sur le besoin d'une politique étrangère et ensuite sur l'outil.
Sur l'état du monde, ce qui me frappe le plus, c'est que depuis la fin de l'Union soviétique, nous sommes dans un monde qui a cessé d'être bipolaire, dont nous souhaitons, nous Français, qu'il devienne un monde multipolaire mais qui est loin de l'être. Le monde actuel est en réalité très unipolaire mais beaucoup de gens ont eu du mal à comprendre comment fonctionnait ce monde car il y a toujours de l'inertie dans les analyses et les schémas de référence.
Durant cette période de dix, douze ans, à propos du monde multipolaire on a un peu confondu le slogan et la réalité. Il y a eu une autre expression, celle de "communauté internationale", parce qu'on a pensé que parce que l'Union soviétique s'était effondrée sur elle-même, il n'y avait plus aucun obstacle au bon fonctionnement du système multilatéral, du Conseil de sécurité, au respect de la Charte des Nations unies et que nos conceptions allaient prévaloir dans l'ensemble du monde. Donc cette idée que la communauté internationale est déjà installée, est depuis dix ans la croyance dominante. Ceci explique la réaction d'une partie de l'opinion, attisée par les médias, qui s'indigne en permanence de ce que telle ou telle chose se produise, que tel drame se passe, que telle guerre se poursuive, que tel massacre ait lieu, que telle intervention n'ait pas eu lieu. Pour ceux qui ont cru sincèrement que le monde était maintenant régi par la charte des Nations unies, c'est dur à vivre. Les autres se disent : poursuivons nos efforts.
Au cours de ces années, il y a eu aussi en France une certaine difficulté à analyser la question américaine, dont je pense, moi, qu'elle est centrale sur une grande part de l'éventail politique ou idéologique. J'ai constaté une sorte de gêne devant la question américaine qui est à la fois centrale, difficile à saisir, et un peu perturbante.
J'ai toujours pensé, pour ma part, qu'après l'effondrement de l'URSS, nous étions entrés dans un monde qui n'allait pas être automatiquement stable parce que beaucoup trop injuste et trop déchiré par de multiples problèmes pour l'être rapidement, la réalité n'était pas encore multipolaire, même si on constate des embryons de ce qui pourrait devenir un monde multipolaire à condition que l'on agisse habilement dans ce sens pendant longtemps et, que d'autre part, la communauté internationale, objectif magnifique, reste très largement à réaliser. Je suis donc très conscient de l'énorme chemin à faire par rapport aux analyses qui essaient de présenter tout cela comme étant déjà acquis.
Tout cela, on pouvait le penser avant même le 11 septembre. Beaucoup d'événements antérieurs avaient montré que l'on n'avait pas encore atteint une situation où il y a un vrai consensus profond et sincère sur l'ensemble des valeurs que nous appelons, nous, universelles et que nous estimons universelles - mais que d'autres estiment en partie universelles, en partie occidentales - et bien commodes pour nous. Là-dessus, il n'y avait pas encore un véritable consensus aussi large que ce que nous pouvons espérer, ni sur le fonctionnement de l'économie mondiale. Certes il y a une victoire par K.O. de la seule économie qui fonctionne et qui crée des richesses, l'économie de marché, mais il n'y avait pas non plus une adhésion sincère et complète à ses mécanismes, compte tenu des effets seconds qu'elle entraîne. Tout cela était parfaitement visible avant le 11 septembre, quand on considère tout ce qui s'est passé à propos de la globalisation-mondialisation depuis Seattle jusqu'à Gênes, quand on se rappelle de la Conférence de Durban, conférence des Nations unies théoriquement organisée pour condamner les différentes formes de racisme, qui s'est ouverte sur quelque chose d'insensé avec un forum des ONG qui a eu des expressions tout à fait inacceptables sur Israël. Mais, au-delà de cela, qui a révélé une différence d'approche très profonde entre les occidentaux - je le dis comme cela, parce c'est la vérité, ce n'est pas le "nord", ni les riches et les autres. A Durban on a vu qu'il y avait non seulement un désaccord devenu radical sur la question israélienne, mais aussi sur la lecture de l'histoire du monde, à propos de l'esclavage, et donc autour de l'histoire des siècles écoulés qui sont une longue période de colonisation et de résistances à la colonisation sous différentes formes, ou de son acceptation ; et qu'il y avait aussi des désaccords sur les mécanismes internationaux, sur ce que l'on appelle maintenant dans le jargon "la gouvernance", sur qui y est représenté, sur comment sont prises les décisions, sur les conditionnalités que nous imposons.
Pour beaucoup, cela a été un choc. L'examen de ces contestations était largement refoulé ; ou alors recouvert par une sorte de discours un peu creux sur la mondialisation humaine. A Durban, la seule chose qui a provoqué une indignation ce sont les déclarations sur la question israélienne ; le reste a été occulté. Ce sont des interpellations trop profondes et les occidentaux universalistes globalistes ne savent pas comment les traiter.
Après est survenu le 11 septembre. C'est un événement extrêmement important mais qu'il faut bien analyser. Le 11 septembre a révélé brusquement aux Américains qu'ils étaient vulnérables alors qu'ils pensaient être invulnérables. C'est un choc énorme pour eux qui a des conséquences très grandes, la première étant un soutien massif à une politique du président Bush déjà annoncée en filigrane mais qui n'aurait évidemment pas eu ce soutien, mais qui a maintenant un soutien très fort et à mon avis durable. Cela a des conséquences géopolitiques en cascade sur l'Asie centrale et sur un ensemble de pays. Plusieurs Etats ont très habilement saisi cet effet d'aubaine pour faire accepter une politique qu'ils menaient déjà avant mais qu'ils ont pu se renforcer et rendre plus légitime. Je pense à la Russie, mais il y en a d'autres, c'est un phénomène très intéressant à analyser.
Mais on ne peut pas dire non plus, contrairement à beaucoup de commentaires hâtifs, que cela a totalement changé la face du monde. Les problèmes que j'ai cités étaient déjà là avant, ils sont toujours là après. Ils n'ont pas disparu. Ceci constitue un des éléments principaux de ce débat auquel j'ai participé ensuite entre Européens et Américains sur : est-ce que l'ensemble des problèmes du monde se ramène maintenant à la seule lutte contre le terrorisme ou non ? Est-ce que c'est la seule grille d'entrée ou pas ?
Je ne pense donc pas que l'on ait changé de monde le 11 septembre. On a changé de monde quand l'Union soviétique s'est effondrée : toutes les bases de la politique étrangère menées depuis, après la guerre, mais surtout depuis le gaullisme, ont disparu à ce moment là et donc il fallut reconstruire une politique étrangère française par rapport à ce monde global unipolaire, travail qui se poursuit... Pour moi, c'est une vraie coupure. Mais je le répète : pour moi, le 11 septembre ce n'est pas "la" coupure dans l'histoire du monde. Je donne mon opinion, chacun en pense ce qu'il veut, le débat est ouvert.
Ce qui me paraît très important, c'est que l'on arrive à réinsérer la nécessaire lutte contre le terrorisme, y compris par des moyens militaires quand il le faut - et ce qui a été fait a été bien fait et c'était légitime - dans l'ensemble de ce que l'on doit faire pour traiter les problèmes du monde.
Nous poursuivons toujours cette reconstruction d'une politique étrangère française avec des questions centrales qui sont toujours les mêmes : qu'est ce que l'on fait par rapport aux Etats-Unis ? Comment on se situe par rapport à l'Europe ? Quelle doit être en Europe la répartition des rôles aux différents niveaux ? Comment les gouvernements doivent-ils travailler avec l'ensemble des nouveaux acteurs ? Comment lutter contre la pauvreté ? Ce sont des éléments présents le 10 septembre, ils sont toujours là.
Dans ce contexte, quand on voit l'ensemble des problèmes qui se présentent dans le monde et qui ne sont pas résolus, et d'ailleurs pas solubles à court terme, les facteurs de risque, de menaces, d'explosions, d'instabilité, de tension, il me paraît clair que nous avons absolument besoin d'une vraie politique étrangère. Nous, c'est la France. Cela doit être aussi l'Europe. Je ne pense pas que vous pensiez que cette nécessité a disparu, sinon vous ne consacreriez pas plusieurs semaines à écouter des exposés ou à participer à des débats sur cette question.
Mais du fait des illusions de la décennie écoulée, c'est peut-être une idée qui avait traversé certains esprits aux Etats-Unis. Kissinger avait même dû écrire un livre sur cette question. Mais pour les Américains, c'était différent. Ils se sont demandés s'il leur fallait encore une politique étrangère, non pas parce qu'ils ont cru que le monde entier était déjà rallié aux mêmes conceptions et aux mêmes valeurs qu'eux, mais parce que peut être avaient-ils commencé à penser qu'un certain degré de puissance et de capacité - l'hyperpuissance - dispensent d'une politique étrangère et qu'il suffit d'exprimer sa volonté pour que l'ensemble des autres s'y plie et que les choses se font comme cela, automatiquement sans aller les préparer, les négocier, les suivre, les mettre en oeuvre. C'est un débat américain.
A propos des Américains et de nous, je ne reviens pas sur la compétition intellectuelle, conceptuelle de projets entre les Français qui pensent avoir une conception universelle des choses, un message à délivrer, et les Américains qui pensent la même chose avec ces agaceries permanentes entre les deux, surtout maintenant où les Américains pensent qu'eux seuls ont les moyens de l'imposer ; alors que les Français souffrent de ne pas avoir les moyens de l'imposer, il y a une sorte de peine. C'est tout le fonds intellectuel et affectif des relations franco-américaines.
Si on parle de politique étrangère et de relations franco-américaines, il est important de réussir à bâtir une politique et d'avoir une position qui ne soit ni l'approbation systématique ni la contestation systématique. Je ne dis pas cela pour faire une présentation "ni, ni". Je le dis parce que c'est un danger qui a menacé la France ; il y a toujours eu deux tendances par rapport à cela. Il faut, par rapport aux Etats-Unis, être capable de coopérer, d'exprimer notre accord avec eux sans complexes, sans tenir compte des commentaires que l'on peut entendre à ce moment là, dans certains milieux, en France, sur le fait que c'est lamentable d'être d'accord avec les Américains, que c'est du suivisme, de l'alignement, de l'atlantisme.
Mais nous devons aussi avoir la capacité de dire non, de résister à certaines politiques américaines sans accepter qu'aussitôt se déclenche une espèce de tir d'artillerie du côté américain où tous les griefs réapparaissent automatiquement comme quand on ouvre une armoire mal rangée et que tout vous tombe sur la tête. Il y a là une attitude américaine qui n'est pas supportable consistant à faire dire par la presse américaine, dès que nous sommes en désaccord sur tel ou tel point, que la France est viscéralement anti-américaine, antisémite, munichoise, vichyste, lâche, pro-dictateurs, et j'en passe !
Une petite partie de la presse américaine est effrayante à ce sujet. A tel point que je pense qu'il pourrait y avoir un certain intérêt à ce que des universitaires sérieux étudient un jour la francophobie qui existe dans quelques milieux américains - cela remonte à Roosevelt contre de Gaulle - mais cela s'est poursuivi à travers les décennies, instrumentalisé pour les besoins de la politique étrangère américaine.
Il y a aussi en France des spécialistes de la dénonciation de l'anti-américanisme qui se déclenche dès que l'on fait un commentaire qui est tout à fait fondé en reprenant parfois des critiques faites aux Etats-Unis mêmes ou au Sénat américain ! Donc, on ne peut s'en tenir à des réflexes aussi pavloviens. En France certains milieux trouvent intolérables que l'on soit d'accord avec les Etats-Unis quoiqu'on dise, d'autres intolérables que l'on soit en désaccord avec les Américains sur quoi que ce soit. Il faut écarter ces deux attitudes. Si l'on n'est pas capable de le faire, ce n'est même pas la peine de parler de politique étrangère française, parce que cette liberté sans a priori c'est le point clé.
Dans le monde d'aujourd'hui, compte tenu de la puissance américaine sur n'importe quel sujet, étant donné qu'on la retrouve partout : Proche-Orient, Afrique, Europe, etc..., si l'on n'est pas capable d'avoir sa propre position par rapport à cela, on ne peut pas travailler.
Ma préférence va à un partenariat avec les Etats-Unis chaque fois que cela est possible, un partenariat que l'on construit si on est d'accord. Encore faut-il pouvoir parler, discuter ; certaines administrations y sont ouvertes, d'autres moins. L'administration Clinton était ouverte à cela, relativement, Clinton lui-même beaucoup, Madeleine Albright aussi. Aujourd'hui nous avons à faire à une administration dont ce n'est pas l'attitude spontanée. Elle est sans doute plus représentative, d'ailleurs, de l'Amérique : déjà sous Clinton le Sénat était sur les lignes de l'administration Bush. Donc il ne faut pas attribuer les positions actuelles qu'au président Bush ou à Mme Rice ou à M. Rumsfeld, c'est plus profond que cela.
Notre intérêt est de coopérer, de travailler comme on le fait par exemple très bien dans les Balkans aujourd'hui entre les Européens et les Américains et comme on l'a fait sur la recherche de la paix au Proche-Orient à l'époque de Clinton. C'est le cas des grands sujets du monde et tout ce qui relève de la régulation de la mondialisation. Si l'on arrivait à avoir à ce sujet une approche convergente des Européens et des Américains, nous aurions une puissance d'impact considérable. Donc c'est un objectif très souhaitable et quand c'est possible, faisons-le sans complexe.
Il y a aussi une technique du dialogue franco-américain qui consiste à se parler le plus possible, à se dire les choses à l'avance. D'autres ministres ont réussi avant moi à faire marcher les choses de cette manière. Mais, en tout cas, dans mon expérience personnelle, ce qui marche bien c'est de pouvoir dire tout le temps aux Américains : "voilà ce que l'on va faire, ce que l'on pense sur tel sujet. Là on est d'accord avec vous et on peut le dire ou on ne va pas le dire pour telle ou telle raison. En revanche, là, on est en désaccord avec vous, mais on essaiera de ne pas le dire pour compliquer les choses. Au contraire, là on est en désaccord avec vous et on sera obligé de le dire". Il faut être le plus clair possible, prévisible, que les Américains puissent anticiper ; c'est un élément, si l'on a à faire à des partenaires de bonne foi, qui s'énervent simplement parce qu'ils n'ont pas réfléchi au sujet, parce qu'ils ne consacrent pas assez de temps à l'analyse des Européens, et de ce qu'ils pensent, cela facilite les choses. Tous ceux qui ont occupé ces dernières années, depuis que l'on a cette grosse puissance américaine, des fonctions élevées dans l'appareil d'Etat, savent que c'est comme cela que cela peut marcher, si l'on a à faire à des gens de bonne foi.
Mais l'on a aussi les situations où les Etats-Unis ne sont pas demandeurs de ce partenariat. Dans ce cas, il faut essayer d'avancer quand même, sans eux.
Exemple de cette dernière situation, Kyoto au cours de l'année écoulée. Tous les Européens sont d'accord pour faire avancer Kyoto. L'administration américaine refuse pour des raisons de défense à court terme des intérêts économiques américains : pétroliers, voitures, etc.... Les Européens - la France a été en tête par rapport à cela - décident "vous ne voulez pas, on avance quand même".
Sur la Cour pénale les Etats-Unis ne voulaient pas ratifier : on avance quand même. Donc, il y a des cas où l'on peut sans eux. Mais il y a aussi des cas où l'on ne peut pas, parce qu'ils ont un veto, juridique ou réel. Quant à exprimer un désaccord, je pense que cela doit faire partie de notre panoplie, sans en faire un système.
Sur l'épisode récent du débat euro-américain - euro-américain et pas seulement franco-américain - il faut le remettre dans son contexte. Je rappelle, qu'à l'époque Clinton, nous avons travaillé en bonne entente ; nous ne pensions pas la même chose sur tout mais nous avons vraiment travaillé beaucoup et, dans le cas du Proche-Orient, par exemple, nous n'avons pas du tout cherché à mettre en avant des positions spéciales, originales uniquement pour se faire remarquer. Nous avons cherché à être utiles pour que la mécanique enclenchée entre les Américains, les Israéliens, les Palestiniens puisse avancer. Nous étions informés, nous étions dans le coup, nous avons fait passer des idées, des suggestions et beaucoup n'ont pas été rendues publiques.
L'équipe actuelle est différente. Pendant la première année, nous avons été plutôt modérés dans nos réactions y compris chaque fois que nous avons été mis en face de positions brutales sans concertation préalable : j'en ai cité deux, Kyoto et la Cour pénale, mais il y en a eu beaucoup d'autres.
En matière de désarmement, il y a eu le retrait unilatéral des Etats-Unis du traité ABM. C'est un traité bilatéral et c'est donc leur droit le plus strict, mais cela pose des questions à tout le monde, dans le monde entier. Et puis il y a le blocage d'accords de désarmement comme des refus de ratifier le CTBT, le traité sur les mines antipersonnel ou le protocole biologique Finalement, nous avons commenté cela de façon assez modérée, nous avons dit que nous regrettions, que nous préconisions autre chose, mais nous n'avons pas fait tout un drame à chaque fois. Tout cela étant le fait d'une administration qui, pendant cette année, n'a vraiment consulté personne ou très peu, mis à part Powell qui est très ouvert, qui est coopératif, avec qui on peut parler, mais je parle de cette administration comme un tout.
J'ai constaté au cours de cette année que même les Européens les plus suivistes commençaient quand même à s'inquiéter, à être un petit peu déstabilisé par cette attitude. Les ministres de la Défense européens trouvant bizarre que leur homologue américain ne les rappelle surtout pas au téléphone. Beaucoup se sont inquiétés de certaines déclarations abruptes. Après le 11 septembre, beaucoup de pays ont proposé leur aide à travers l'OTAN, estimant qu'ils faisaient un geste formidable et les Etats-Unis, plutôt le Pentagone délégué à la conduite de cette guerre, a répondu "Merci beaucoup, laissez votre téléphone on verra si on a besoin de vous". C'est un événement très perturbant pour beaucoup de pays en Europe pour qui l'OTAN reste fondamental, même si on pourrait penser que l'OTAN a perdu avec son adversaire principal, sa principale raison d'être. C'est leur lien avec les Etats-Unis, leur rôle, leur statut sur beaucoup de plans qui en dépend..
J'ai donc constaté auprès de la plupart de mes collègues européens, membres de l'Union européenne ou candidats, proches futurs membres, une déstabilisation psychologique liée à cela.
Au moment du discours du président Bush, il m'a donc semblé que le moment était venu de dire quelque chose de net sur le fond. Ce n'est pas impulsif, ce n'est pas parce qu'il y avait dans ce discours un mot choquant. Je ne me suis d'ailleurs pas exprimé à propos de l'axe du mal - beaucoup d'autres se sont moqués de cette formule, alors que c'est un type d'expression habituel et classique dans la rhétorique politique américaine - cela dit, je ne pense pas qu'il y ait "d'axe" et je ne pense pas que ce soit la bonne approche du sujet. D'ailleurs le président Bush ne doit pas le penser non plus puisqu'en Asie, il n'a pas traité la question de la Corée du Nord sur la base de son discours sur l'axe du mal. Lui-même doit donc différencier. En tout cas, je ne m'en suis pas pris à sa formule ni à l'éventuel projet sur l'Iraq parce que dans la phase actuelle, la seule chose importante est d'adresser à Saddam Hussein le message clair qu'il n'a qu'une chose à faire, c'est de laisser revenir les inspecteurs. Il ne faut pas se lancer dans des spéculations sur ce qui se passerait après s'il ne le faisait pas. Donc il faut être clair et net. Alors le point sur lequel je me suis exprimé, je l'avais d'ailleurs déjà dit aux Nations unies, est que l'on ne peut pas ramener tous les problèmes du monde à la seule lutte contre le terrorisme et cela rejoint mon premier point à savoir ne pas considérer que les problèmes du terrorisme ne peuvent être traités que sous la forme militaire. J'ai parlé de simplisme, ce qui veut bien dire "voir les choses sous un seul aspect, alors qu'elles ont plusieurs aspects".
Le point important de ce petit épisode est que nos amis américains, dans un premier temps, après mes déclarations, ont essayé de mettre cela sur le compte du prétendu anti-américanisme français, ce qui est évidemment faux. Les sondages montrent d'ailleurs qu'il y a, aujourd'hui, beaucoup plus de pro-américains systématiques en France que d'anti-américains. Mais comme il y a eu dix à quinze déclarations en Europe, cette présentation n'a pas tenu. Vous avez sans doute en tête celle de Joschka Fischer, pourtant toujours très prudent par rapport aux Américains, disant que ce n'est pas parce que nous sommes des alliés que nous sommes des satellites ; un ministre britannique disant que ce n'est pas parce que nous sommes de bons alliés que nous sommes de bonnes poires et pas mal d'autres déclarations importantes mais moins relevées parce qu'elles venaient de personnalités d'autres pays : d'Espagne, du Portugal, de Grèce, de Suède, d'autres pays, sans oublier Chris Patten évidemment.
Donc, il y a eu une réaction européenne et Colin Powell a été attaqué à Washington par ses adversaires, qui sont nombreux à cause de sa modération, qui lui ont reproché de ne pas être capable de tenir les alliés européens. C'était sans doute la première fois, depuis l'arrivée de cette administration à Washington, qu'elle se préoccupait de ce que pensaient ses alliés européens ! C'était pour le reprocher à Powell, et c'est pour cela que Powell, homme gentil dans la vie quotidienne diplomatique, a été obligé, pour se défendre de nous attaquer. Donc il y a eu alors quelques échanges électriques par rapport à cela. Depuis nous nous sommes reparlé.
Il faut retenir, j'y insiste, que c'était un échange euro-américain, ce n'est pas un épisode franco-américain, et que cela a porté sur la question : quelle doit être la place de la lutte contre le terrorisme par rapport à l'ensemble du reste ? C'est une sorte de refus européen de se laisser imposer une approche américaine qui fait l'impasse sur l'ensemble des autres sujets comme s'il n'y avait maintenant que ce seul sujet à traiter et que les autres sont secondaires.
Notons une différence d'approche tout à fait nette sur un autre volet que je ne développe pas : le Proche-Orient.
Je résume : si on peut coopérer. C'est mieux. Si l'on n'y arrive pas, on essaye d'agir seul et quand on n'a pas moyen de faire autrement, et bien on exprime un désaccord, une critique, une réticence, on le dit et cela a un certain effet parce que les Américains sont pragmatiques, sensibles aux rapports de force et dans les rapports de force, la capacité à s'exprimer compte. Cela est un débat permanent entre Européens, notamment à propos du Proche-Orient.
Cela est très important parce que, dans les années à venir, la relation avec les Etats-Unis et l'influence que nous réussirons à avoir sur eux ou non est un facteur qui aura des répercussions sur l'ensemble des autres sujets à traiter.
Alors vous comprenez pourquoi je disais tout à l'heure que nous avons besoin d'une politique étrangère au sens le plus professionnel et le plus moderne du terme. Nous avons besoin d'une vraie capacité d'analyse parce que le monde est devenu plus difficile à décrypter, moins prévisible que dans la longue période bipolaire où les risques et les mécanismes étaient connus et répertoriés. Aujourd'hui, c'est beaucoup plus difficile, d'où ce tâtonnement sur les concepts. Qu'est-ce qu'est la France par exemple ? On n'a jamais réussi à se mettre d'accord sur un mot exact pour définir la France d'aujourd'hui. Nous avons un énorme besoin d'analyse et un Institut comme celui-ci, des sessions comme celles-ci, la richesse des participants, doivent y contribuer.
Par cette analyse, il faut rétablir un consensus. J'essaie d'y contribuer, en tant qu'individu comme en tant que ministre. Nous avons absolument besoin retrouver un accord sur des points comme : dans quel type de monde sommes-nous ? Dans quel chapitre de l'évolution des relations internationales sommes-nous ? Comment caractériser les Etats-Unis d'aujourd'hui ? Comment situer la France par rapport à cela ?
Exemple, le débat sur "France puissance moyenne". Le mot "la France puissance moyenne" a été employé à l'origine par M. Giscard d'Estaing, parce qu'il sentait bien qu'il fallait lutter contre une sorte d'excès de prétention narcissique de la France qui se gargarisait avec son message universel, ses Droits de l'Homme, etc Et il voyait bien que cela ne correspondait plus à la réalité ; il fallait donc provoquer un choc pour que les Français réfléchissent et ouvrent les yeux dans un monde qui était pourtant encore un monde classique, bipolaire une politique étrangère bien établie et cela jusqu'en 1990-1991.
Je comprends pourquoi il a dit cela à l'époque. En ce qui me concerne, j'estime qu'il faut se méfier de deux choses. Tout d'abord, d'un excès de prétention qui a été pendant longtemps la marque de la France et qui l'est resté dans la tête de la plupart de nos partenaires dans le monde, notamment en Europe où l'histoire n'a été faite que de rivalités et de compétitions mais qui n'est plus vrai des Français d'aujourd'hui.
Mais ne sommes-nous pas tombés dans l'excès inverse ? Ne tombons pas dans l'excès de sous-évaluation, d'autodépréciation, sans parler de la haine de soi qui existe dans certains milieux intellectuels, par rapport à la France. Essayons de trouver un équilibre entre les deux.
J'essaie de ne pas employer le terme de "puissance moyenne" sur la base d'un raisonnement qui vaut ce qu'il vaut : il y a 190 pays à l'ONU. Nous ne sommes pas le pays numéro 95. Cela n'a pas de sens, on n'est pas dans la moyenne. Et même si l'on ne considère que les puissances - mais pas les pays, parce qu'il y a beaucoup de pays qui ne sont pas des puissances ! -, des 30 ou 40 qui ont un peu d'influence sur ce qui se passe au-delà de leurs frontières, nous ne sommes pas la puissance n° 15. Donc je ne trouve pas que cela soit fondé de dire cela. Je comprends pourquoi cela a été dit à un moment donné. Je suis tout à fait d'accord avec le fait que la France doit faire un effort de réalisme, de lucidité parce que sinon il n'y a aucune ambition possible, parce que l'ambition bâtie sur des rêves ou des chimères ne fonctionne pas. Le point de départ de toute ambition tient en une analyse vraie, un diagnostic sûr, avec des mots exacts qui décrivent vraiment les choses d'aujourd'hui.
Je cherche donc un autre terme pour nommer la France mais je n'ai pas trouvé le terme idéal. Donc je dirais :
- D'abord l'hyperpuissance américaine qui dispose de moyens de puissance et d'influence cumulés comme on n'a jamais vu à aucun moment, même pas à Rome parce que Rome n'avait pas Hollywood ni CNN ni le reste. Il y avait encore des barbares dans des forêts qui n'étaient pas atteints par tout cela. Là il n'y en a pas. Il n'y a plus de forêts.
- Après l'hyperpuissance, il y a 6 ou 7 "puissances d'influence mondiale". Ma liste comprend la France, la Grande-Bretagne, l'Allemagne, la Russie, la Chine, le Japon, l'Inde. Cela fait un mélange hétéroclite mais ce sont des pays qui d'une façon ou d'une autre, pour des raisons culturelles ou militaires, du fait de l'effort au Conseil de sécurité, au G7 ou du fait de tel ou tel facteur autre, ont une influence qui est démultipliée. Pour l'Europe on verra.
- Encore après, il y a une quinzaine de puissances, puis ensuite un ensemble de pays et ensuite encore des membres des Nations unies mais qui sont en fait des pseudo-pays. Ce ne sont pas forcément les micro-Etats, parce qu'il y a des micro-Etats qui fonctionnent bien. Mais il y a des pseudo-pays qui vivent de la mendicité internationale et qui sont malheureusement, de ce fait, un élément d'instabilité internationale, de cette prolifération de la souveraineté, de cette micro souveraineté, de cette souveraineté confettis, qui complique la régulation internationale. En effet ces pays peuvent être pris en main par un autre pays qui élargit comme cela son influence, ou par une entreprise. C'est un élément d'instabilité du monde. Les plus grandes entreprises mondiales ont un chiffre d'affaires cumulé qui correspond au PNB - on arrive à des chiffres ahurissants - additionné de 50, 60, 80 pays membres des Nations unies si on part des plus petits. Au passage je demande : qui régule qui ?
Le travail sur la bonne définition de ce que nous sommes exactement dans le monde d'aujourd'hui est très important et justifie que nous ayons, nous Français, une politique étrangère au sens fort et complet du terme. A défaut de référence commune nous nous épuisons dans des débats ou des polémiques auxquelles personne ne comprend rien.
Même chose à propos du déclin prétendu de la France. Je ne parle pas de la polémique électorale récente, sur la position économique de la France par rapport aux autres pays de l'Union européenne. Je ne pense pas que les chiffres européens étaient justes mais ce n'est pas de cela dont je veux parler.
Dès que l'on parle de politique étrangère, la question du déclin français revient. Elle revient comme une obsession. C'est une maladie. Donc si on n'en parle pas, on ne va jamais s'en sortir et on ne pourra rebâtir une politique étrangère convaincante comme nous devons le faire depuis 10 ans.
Les Français ont parfois la nostalgie de la France de Louis XIV qui contrôlait l'Europe, ou de celle de Napoléon. La plupart des Français ne sont pas comme cela, ils ont conclu que ces aventures étaient dangereuses et vaines... Mais dans les élites françaises dès que l'on parle d'influence et même chez ceux qui sont marqués par les approches les plus généreuses, comme le milieu des Droits de l'Homme ou des ONG par exemple, on sent bien qu'il y a une sorte de nostalgie du message français qui se traduit par un complexe qui ressort à tout bout de champ. Il ne se passe pas deux jours sans qu'on me pose des questions marquées par cela. Par exemple, une conférence des Nations unies sur l'Afghanistan se tient à Bonn. On me dit : est-ce que vous n'êtes pas humiliés ? A ce compte, on aurait dû être humilié que le Traité de Rome ait été signé en Italie et que la Charte des Nations unies ait été signée à San Francisco.
Cette obsession revient tout le temps, il y avait encore une page dans Les Echos, il y a quelques jours, sur l'effacement de la France.
Il faut crever ce gros abcès. Soit nous disons carrément que nous regrettons la France de Louis XIV. Dans ce cas, il faut avoir une politique adaptée à cet objectif, sans oublier qu'à la fin de Louis XIV la situation du Royaume n'était pas formidable. Ou encore la nostalgie de Napoléon, mais, là, il faut se rappeler 1815 Si on a une nostalgie de la France puissance dominante on s'organise par rapport à cela. Si on ne participe pas de cette nostalgie, il faut arrêter cette complainte permanente sur notre déclin et notre perte d'influence. Le monde médiatique est très marqué par cela, comme le monde intellectuel et le monde politique d'ailleurs. Tout cela est lié à ce dont je parle depuis le début ; il n'y a pas assez d'analyses sérieuses sur l'état du monde, sur l'état de notre pays, ce qu'il représente par rapport aux autres, pas assez de comparaison, et donc on n'arrive pas à être au total intellectuellement "bien dans nos pompes" parce que nous ne disposons pas de critères généralement admis.
Ce pays a besoin, pendant des années encore, de travailler sur ce sujet, d'en parler, de mettre à jour ses arrières pensées, ses mythes, ses souffrances et puis de réussir à être en accord avec lui et avec son projet d'aujourd'hui.
Quand j'entends parler de déclin, je ne peux m'empêcher de me dire : sommes-nous plus bas qu'en 1940 ? Qu'au lendemain de Sedan, de Dien Bien Phu ? Faute de culture historique, les gens ne mettent plus en perspective. Il faudrait donc reprendre l'histoire de France, repartir du moment où la France est effectivement dominante, relire tout ce qui s'est passé pendant le 19ème et le 20ème, comprendre les raisons de nos échecs - y compris le Traité de Versailles - puis dépasser cela. Mais ce n'est pas dépassé. Vous connaissez la formule "le passé qui ne passe pas". On ne l'applique qu'aux polémiques obsessionnelles sur Vichy. Il serait utile de l'appliquer à l'ensemble de ces trois siècles pour accepter enfin la France, d'où elle vient, ce qu'elle a traversé, ce qu'elle est, ce qu'elle peut devenir.
Et là, franchement, quand on regarde ce qu'est aujourd'hui la France par rapport à ces 190 pays, ce qu'elle arrive à faire et le poids qu'elle arrive à exercer, l'influence qu'elle a, avec la taille et la population que nous avons, il faut quand même que nous ayons des réserves assez particulières d'énergie, de dynamisme, de capacité, d'invention, de créativité.
Avant de parler de politique étrangère, il faut donc faire ce travail intellectuel préalable pour essayer de se garder de ces deux risques, la prétention nostalgique et l'autodépréciation. Le second risque étant aujourd'hui plus répandu que le premier, car le premier est circonscrit, et facilement ridiculisable, alors que le second est dans l'air du temps et, comme tel, presque tabou.
C'est par exemple vrai pour la langue. Je suis frappé de voir, alors que la France est un des quelques rares pays qui a une grande langue de culture et de contact - même si ce n'est plus la langue des chancelleries d'autrefois -, qu'elle est aussi le pays dans lequel la plupart des élites sont les plus gênées pour défendre leur langue, comme si c'était totalement ringard et béret basque. Ce n'est pas le cas des Allemands qui n'ont plus de complexes et qui saisissent toutes occasions de faire parler plus l'allemand. Ce n'est pas le cas des Espagnols, qui sont portés par la démographie aux Etats-Unis et qui y voient un levier, un ricochet, et devant eux ont une influence.
Au sein de l'Europe la plupart des pays se rebiffent, parce qu'ils ne veulent pas que leur langue, même peu parlée, soit escamotée dans le cadre de l'élargissement et même si cela coûte extrêmement cher. Ils veulent que leur langue existe. Ils ne veulent pas qu'elle passe à la moulinette.
Evidemment, tout le monde parle anglais. Les seuls qui doivent s'inquiéter, ce sont ceux qui parlent un anglais correct, un bel anglais, ceux-là doivent souffrir. Ce serait un paradoxe que les élites françaises se désintéressent du sort du français, notre "disque dur", sous le prétexte fallacieux qu'il y a toujours eu des échanges entre langues, des mots de différentes origines. Les plus grands linguistes considèrent aujourd'hui que si la globalisation n'est pas un peu encadrée, si l'on n'est pas un petit peu vigilant, on peut voir disparaître à peu près toutes les langues (on va passer de 5 000 langues à 500 en 15 ans), sauf l'anglo-américain d'aéroport.
En France il y a une gêne à ce sujet qu'il serait incorrect de trop souligner. On l'a très bien vu à propos de la loi Toubon qui était en fait une loi Tasca-Toubon. Dès qu'elle est devenue loi Toubon, elle a été considérée comme ridicule par la gauche, quand elle était préparée par Catherine Tasca, elle était considérée comme indéfendable par la droite. L'addition des deux réflexes, c'était "mais non, ce n'est pas un problème, soyons modernes, ne soyons pas archaïques, ne censurons pas, etc".
Un mot maintenant sur l'Europe et je terminerai sur le ministère des Affaires étrangères en tant que tel.
Sur l'Europe , nous sommes entrés dans la phase et le processus le plus ambitieux depuis le début de la construction européenne et tout cela parce que nous avons fait, depuis la réunion du Salon de l'Horloge ici en 1950, un chemin impensable. De ce fait, l'on en arrive à affronter des problèmes qui ne se sont jamais posés dans l'histoire des Etats et des relations internationales. C'est sans précédent.
Ce processus c'est celui de la convention. Les chefs d'Etat et de gouvernement se sont mis d'accord non pas sur le fait que les gouvernements n'étaient plus légitimes pour négocier, ni que la convention devait se substituer à la future conférence intergouvernementale, mais sur le fait que, vu les difficultés terribles que nous avons rencontrées pour régler quelques problèmes beaucoup plus circonscrits à Nice, on avait intérêt à ce qu'une convention composée très largement prépare la discussion nouvelle, déblaye le terrain, série des hypothèses, fasse des projets et même si c'est possible par consensus un projet...
Je simplifie les questions que l'on va traiter : 1) Qui fait quoi en Europe, entre l'Europe et les Etats nations ? 2) Comment est organisé ce qu'on voit au niveau européen ? Ces questions sont centrales et conditionnent l'avenir de l'Europe, l'avenir des Etats nations en tant que tel. On est vraiment au cur du sujet. C'est plus important encore, plus vital que la monnaie, car c'est une question qui commande tout. Donc, il faut s'attendre à des débats extraordinairement riches, mais aussi difficiles.
Les ambitions de M. Giscard d'Estaing sont très grandes puisqu'il voudrait dégager de cette convention, si c'est possible, un consensus. S'il y arrive, tout le monde lui en sera reconnaissant, parce qu'avoir à tenir d'emblée une nouvelle conférence intergouvernementale, c'est entrer dans un processus à côté duquel le Conseil européen de Nice aura l'air d'une sympathique partie de campagne. Sur tous ces sujets, il y a des différences très grandes d'intérêt, de conception. Nous avons donc tous intérêt à ce que la convention réussisse le mieux possible. Evidemment , il y aura une négociation par la suite. Même s'il y avait un texte consensuel, il faudrait ensuite le mettre en forme.
Dans ce moment clé, une des questions classiques, c'est la politique étrangère. Est-ce que cela relève des Etats ou de l'Europe ? Comment cela s'articule-t-il ? On peut défendre plusieurs points de vue : on peut défendre l'idée que les politiques étrangères doivent rester nationales. On peut aussi défendre l'idée que cela doit devenir le plus vite possible une prérogative européenne, on peut même défendre l'idée si on est sincèrement intégrationniste et fédéraliste, qu'il faut que les politiques étrangères nationales disparaissent pour que naisse une politique étrangère européenne. A ce moment là il n'y aura plus qu'un ministère européen des Affaires étrangères. On peut vouloir précipiter ce mouvement comme cela a été fait par la monnaie si l'on trouve cela positif ; on peut imaginer au contraire des processus de transition.
Mon point de vue personnel là-dessus est très marqué par l'expérience que j'ai eu de l'Europe à Quinze depuis 1997, expérience très différente de celle que j'ai connue à l'époque Mitterand/Kohl dans l'Europe à 12. Dans l'Europe à 15 telle que je la vois fonctionner et qui va s'élargir - mon analyse changera peut être dans quelques années - je constate que si nous passons tout de suite à la majorité qualifiée, ou à la communauratisation nous serons en minorité sur tout en politique étrangère sans parler du reste ; que tout ce qui a été fait d'un peu fort par l'Europe ces derniers temps, l'a été grâce à des positions fermes de notre part tenues grâce à l'unanimité. C'est encore ce qui s'est passé à Barcelone sur l'affaire du calendrier de libéralisation, des services publics, etc...
En politique étrangère, presque tout ce que l'Europe a réussi à dire d'un peu clair, c'est grâce à la France qui présentait des positions, et comme on sait que cela se décide à l'unanimité, il faut donc prendre en compte cette position française. Si nous n'étions pas membre de cette Europe, la politique étrangère européenne ne serait que le plus petit commun dénominateur sur des généralités. L'Europe serait pour les Droits de l'Homme, pour la paix, et serait pour l'aide, au sud.
J'ai pour la PESC des ambitions beaucoup plus fortes. S'il doit y avoir un jour une politique étrangère européenne prenant le relais des politiques étrangères nationales, il faut que cela soit une grande politique étrangère ; ceux qui parlent à ce sujet d'Europe puissance doivent être logiques avec eux-mêmes. Si c'est une Europe puissante, il faut qu'elle ait une vraie politique étrangère de puissance. L'Europe ne peut pas être simplement un organisme caritatif ou une sorte de super ONG et de banque de développement philanthropique.
Le paradoxe de la situation actuelle est donc que si l'on passe à la majorité qualifiée ou si on communautarise, on obtiendra quelque chose de plus faible que ce que l'on arrive à faire aujourd'hui en articulant les grandes diplomaties, à condition qu'on arrive à se mettre d'accord entre Français, Allemands, Italiens, Britanniques, de plus en plus Espagnols, et un jour Polonais ; sans jamais négliger le ou les deux ou trois pays qui ont un élément clé à apporter sur chaque problème particulier. Par exemple quand nous avons traité de l'affaire de Timor, les positions des Pays-Bas et des Portugais étaient très importantes pour notre prise de position collective. Si l'on harmonise ainsi par le haut, on a quelque chose de beaucoup plus fort que si par une délibération à 15, demain à 27, à la majorité qualifiée.
Autre exemple, l'Afrique. Nous conduisons en ce moment un travail sans précédent avec la diplomatie britannique et la diplomatie belge sur le conflit des Grands lacs, pour élaborer ensemble des concepts et des positions communes qui pourront devenir l'élément central d'une politique étrangère européenne forte en Afrique. Les autres pays sont d'accord avec cela.
Il y a des sujets sur lesquels il faudra encore des années avant que l'on arrive à se mettre d'accord, en particulier sur notre position par rapport aux Etats-Unis. Mais c'est le paradoxe de la PESC : le renforcement de la PESC sera mieux servi dans les années immédiates, celles de la convention, de la CIG, de l'élargissement par la poursuite de ce travail méthodique de convergence intellectuelle qui a commencé il y a quelques années au sein du groupe de contact à propos de l'ex-Yougoslavie, qui avait été créé en 1994 à l'initiative d'Alain Juppé. Ce groupe de contact avait adopté un plan Juppé/Kinkel ; il y a eu alors un travail formidable sur l'ex-Yougoslavie ; ce fut un vrai tournant. Bien sûr il y avait les Russes et les Américains, mais l'existence du Groupe de contact permit un travail entre les quatre grands européens en liaison avec chaque présidence européenne tournante. Le lien s'est fait, les idées se sont diffusées, un consensus s'est construit peu à peu et d'après mon expérience de ces années-ci 1997/2002 c'est la voie qui permet le plus de progrès.
C'est cela qui m'amène à ne pas être trop impatient sur les mécanismes institutionnels théoriquement ambitieux. Pour bâtir les références communes aux Européens, il faut plutôt continuer à travailler comme je l'indique.
Sur le Proche-Orient nous avons besoin encore d'un certain temps. Déjà il s'est écoulé 17 ans entre le discours de Mitterrand à la Knesset en mars 1982 sur l'Etat palestinien et l'adoption par les Européens, sous notre influence, à Berlin en 1999 de la position sur l'Etat palestinien ! Puis encore 2 ans et demi avant le discours du président Bush en novembre 2001 sur ce même sujet. Et maintenant encore on voit que sur le Proche Orient, même si l'on est d'accord sur les grands objectifs, il n'y a pas encore d'accord entre Européens sur la tactique, dès que cela risque de contrarier un peu les Israéliens ou d'énerver les Américains qui disent "laissez-nous faire" même s'ils ne font rien.
Voilà pourquoi j'estime qu'en politique étrangère c'est trop tôt pour mettre en place des mécanismes qui risqueraient d'éliminer par des mécanismes de majorité qualifiée prématurée toutes les positions fortes et créatrices importantes auxquelles nous tenons, et quelques autres pays aussi. Tout cela est aussi vrai des services publics, de la diversité culturelle, de l'aide au développement et de bien d'autres sujets,.
Cela veut dire que pendant les prochaines années, il faudra continuer à travailler intensément y compris sur les sujets internationaux sur lesquels il y a encore le plus de désaccords, et qu'il faut le faire pas à 15 maintenant, mais avec les pays candidats, qui sont d'ailleurs psychologiquement déjà membres, même si juridiquement la conclusion des négociations d'adhésion n'aura pas lieu avant fin 2002, un peu plus pour d'autres, puisqu'ils sont déjà membres de la convention sur l'avenir de l'Europe. Donc, il faut remettre en marche la forge à haute température pour fondre les métaux résistants que sont les mentalités nationales en matière de politique étrangère. Il y a quelques années de travail devant nous pour obtenir un nouvel alliage. Je ne pense pas que cela puisse se décréter comme en matière de monnaie grâce à la décision de deux dirigeants politiques ambitieux et visionnaires. En politique étrangère, on ne peut pas dire nous décidons que le 1er mars 2003, nous avons tous la même attitude par rapport aux Etats-Unis. Cela ne marchera pas.
Puisque la solution que je propose est l'harmonisation par le haut à partir des politiques étrangères les plus fortes et les plus ambitieuses, je suis heureux que l'Allemagne reconstitue une vraie politique étrangère. Non seulement cela ne m'a jamais inquiété ces dernières années, mais je suis très heureux que l'Allemagne sorte enfin de sa gêne et de son complexe par rapport à elle-même, qu'elle ose exister, qu'elle avance des propositions et, que même sur le Proche-Orient, Joschka Fischer, après avoir été longtemps inhibé, se soit impliqué, que dans le "paquet" il y ait une politique étrangère allemande forte à côté de la nôtre, avec celle des Britanniques, etc...
Je terminerai en vous disant que je pense que la France doit garder un outil performant qui est un ministère des Affaires étrangères capable. Cela suppose, naturellement, un travail formidable de ce ministère sur lui-même.
Un énorme travail a été accompli ces dernières années, il faut le poursuivre. Ce ministère a commencé à remonter une image que je trouve injuste mais qui est forte, voyez ces dorures ! C'est pour cela que dans mes rêves les plus ambitieux, il y aurait un autre site pour un ministère des Affaires étrangères entièrement neuf.
L'an dernier, j'ai même pensé lancer un concours d'idées sur ce que serait le ministère moderne des Affaires étrangères pour réfléchir à sa fonction, à la nature des locaux, au degré d'équipement en matière d'électronique et de télécommunications, à l'accueil du public, aux lieux de réunion. C'est fécond de se projeter dans l'avenir. En tout cas, il faut corriger cette image parce que dans la société, dans le reste de l'appareil d'Etat, il continue à perdurer un mélange d'envies, de jalousies, d'ironie, de sarcasmes, de gens qui considèrent que c'est totalement absurde et périmé et même pour certains qu'il faudrait fermer tout cela.
Donc il y a encore un gros travail d'image à faire. Moi je me tue à le dire, pardonnez-moi l'expression, et je ne pense pas honnêtement que le corps diplomatique en soit globalement assez convaincu, parce que sa réaction habituelle, c'est de dire que tout cela c'est de la malveillance, des propos malhonnêtes. C'est comme cela, il y a sur le ministère des Affaires étrangères une mauvaise perception accumulée au fil du temps, une persistance des images, donc un énorme travail du ministère à faire sur lui-même en matière de gestion des moyens et des hommes. Or, la gestion des hommes cela veut dire évaluation. L'évaluation les gens n'aiment pas, naturellement.
Je dis souvent en plaisantant que l'objectif principal dans l'administration c'est que dès que l'on a dépassé un tout petit niveau, on estime que l'on doit être dispensé de toute formation et protégé de toute évaluation, et que c'est une sorte de conquête. Il faut faire le contraire. Cela dit, ce travail ne concerne pas que ce ministère, mais tout l'appareil d'Etat.
Je souhaite beaucoup que la France puisse continuer à disposer d'un ministère fort, compétent, polyvalent, ouvert, capable d'exercer son rôle de vigie dans l'ensemble de l'appareil d'Etat, son rôle dans l'analyse, et les propositions, d'inspirer des coordinations souples et modernes, pour que l'on ne se retrouve pas sous prétexte de l'autonomie des ministères, etc, avec 30 ou 40 morceaux de sous politiques étrangères éclatées.
Cela correspond à un besoin pour notre pays.
Alors ces dernières années, entre ce qui a été fait il y a un certain temps par Alain Juppé ou plus tard par moi, je crois que l'on a fait presque tout ce qui pouvait se décider de façon administrative en termes de réforme ou de façon hiérarchique. Nous arrivons là à un stade où il faut qu'un véritable relais soit pris pour la modernisation par l'ensemble des participants du corps diplomatique.
Le secrétaire général, Loïc Hennekinne qui a animé avec moi de façon inlassable et avec un grand mérite ce travail permanent de réformes, partage, je crois, également ces conclusions.
Il faudrait que ce mouvement soit cautionné par les autorités, encouragé par le président de la République, le Premier ministre et les ministres concernés, que cela ne soit pas constamment contrarié par le ministère des Finances pour des raisons vraiment à courte vue de rivalités ou de mesquineries de trésorerie alors que l'on travaille à l'intérieur d'un chiffre ridicule, 1,32 % du budget de l'Etat. Tout ce que nous faisons tient dans 1,32 %, y compris après la fusion avec le ministère de la Coopération. Pensez à cela quand vous entendez dénoncer le coût terrible du réseau diplomatique français à l'étranger !
Voilà ma conclusion. Il y a encore des années nécessaires de modernisation pour ce ministère avec un corps diplomatique galvanisé. C'est une formidable tâche et l'Institut, à la deuxième session à laquelle vous participez aujourd'hui, en est un élément majeur : formation, échanges d'idées, évaluation, réflexion, propositions en commun. Vous êtes au cur, à travers cette session, de toute cette problématique et de cette aventure, et je ne doute pas que nous ayons encore beaucoup de choses à apporter à notre pays, à l'Europe, et même au monde. Je ne vais pas le dire de façon prétentieuse, sinon je contredirais mon introduction, mais je crois vraiment que dans cette époque où tout le monde se dit : "Alors cette mondialisation comment cela va tourner ? Est-ce que cela va tourner à la jungle totale ou à l'humanisation de la planète ?", nous avons encore beaucoup à dire, à proposer. Si nous le faisons avec des méthodes modernes, avec une sorte de gentillesse - le terme n'est pas tellement habituel dans les relations internationales - nous conservons une capacité d'influence qui demeure exceptionnelle. Je souhaite que vous en soyez convaincus et qu'après la fin de cette session, vous soyez heureux du temps passé à l'Institut et mieux armés pour la suite.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 3 avril 2002)