Interviews de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à France 2 le 26 et Europe 1 le 27, sur le décès de Sa Majesté Hassan II, roi du Maroc, les relations franco-algériennes et la reprise des vols d'Air France, les violences contre la minorité serbe au Kosovo.

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Circonstance : Décès du roi Hassan II le 23 juillet 1999

Média : Europe 1 - France 2 - Télévision

Texte intégral

ENTRETIEN AVEC "FRANCE 2" le 26 juillet 1999
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Je crois que le Maroc était préparé au passage de ce très long règne d'Hassan II à celui de son fils : le Maroc peut tout à fait assumer cette transition. Le Maroc est prêt pour aller plus loin dans la voie qui a été ouverte ces dernières années - poursuite de la modernisation du Maroc et consolidation de sa démocratie - tout cela allant de pair avec une vraie politique d'ouverture.
C'est un pays qui a fait un chemin étonnant, si vous le comparez à beaucoup d'autres. Je crois que ce qui s'est fait est très encourageant, et c'est déjà plus qu'une expérience, c'est solide. Le pays tout entier, les élites, les classes moyennes attendent que les choses aillent plus loin dans cette direction.
(...)
Je crois qu'il faut normaliser les relations franco-algériennes, en tout cas dans leur ton, sans les banaliser parce qu'elles ne pourront jamais être banales, pas plus que ne pourront l'être les excellentes relations que nous avons avec le Maroc. L'Histoire est là. Au-delà de la politique, il y a la dimension du sentiment. Par exemple, pour reprendre la question des visas, très sensible aux yeux des Algériens, nous avons augmenté régulièrement depuis deux ans, et chaque fois que cela était justifié, le nombre des visas attribués aux Algériens. J'ai aussi demandé que soit réalisé un important travail qui permettra, le moment venu, la réouverture des consulats, des centres culturels.
L'élection du président Bouteflika crée un contexte nouveau. Le président de la République et le gouvernement ont décidé de répondre à cette ouverture. C'est le sens du voyage que je vais effectué en Algérie jeudi et vendredi./.
ENTRETIEN AVEC "EUROPE 1" le 27 juillet 1999
Q - Bonjour. Après l'émotion suscitée par la disparition du Roi Hassan II, on regarde à nouveau la situation au Maroc, le taux de chômage, une croissance faible, beaucoup d'analphabètes, des problèmes dus à la sécheresse, une démocratisation qui commence, etc... Le nouveau Premier ministre M. Yousoufi n'a-t-il pas encore eu le temps de mettre des réformes en oeuvre ou bien l'en a-t-on empêché ?
R - le Maroc est un pays arabe, c'est une évidence, c'est un pays africain aussi, un pays islamique. Et si l'on compare le Maroc à beaucoup d'autres pays de sa catégorie, on s'aperçoit qu'il est dans une très bonne position. C'est un pays qui a fait des progrès étonnants depuis un certain nombre d'années, qui s'est développé. Il a certes des problèmes importants à résoudre mais quel est le pays qui n'en a pas...
Il s'est développé également sur le plan politique : le Premier ministre était le leader de l'opposition, le chef du parti socialiste marocain, le SFP. Il est à l'oeuvre mais bien entendu, pas depuis assez longtemps pour qu'il puisse y avoir des changements spectaculaires. C'est vrai que des actions économiques, sociales, de formation, d'éducation ont été menées et les Marocains en parlent. La situation est très encourageante pour ce pays.
Q - Jusqu'à présent, M. Yousoufi avait-il une réelle autonomie, une réelle capacité à décider ?
R - C'est compliqué à démêler. Ce sont les affaires marocaines. Nous ne connaissons pas forcément, de l'extérieur, la répartition des pouvoirs entre le Roi et ce que l'on appelle là-bas le palais et les ministres de gauche. Il y avait une combinaison. Quoi qu'il en soit, je crois que les problèmes en eux-mêmes sont des problèmes qui ne se règlent pas en quelques mois ou en un an ou deux. Par exemple, réformer l'éducation et la formation, essayer de contenir l'exode rural... sont des sujets de longue haleine.
Les Marocains ont conscience qu'ils doivent tous s'atteler à ces problèmes, en étant le plus uni possible.
Q - Tous les défenseurs des Droits de l'Homme en France se sont trompés en analysant la situation marocaine ?
R - Je ne dis pas forcément qu'ils se sont trompés. A certains moments, ces analyses étaient parfaitement justifiées. Mais elles ne sont pas valables pour l'ensemble d'un règne de 38 ans. Malgré ces critiques, tous les Marocains aujourd'hui ont exprimé leur tristesse, y compris M. Houfkir et tous les opposants, ce qui peut être frappant pour les gens qui ne consacrent qu'une attention distraite au Maroc. Mais, il y a cette situation politique dont nous parlions : un gouvernement de gauche avec une combinaison, qui peut-être ne dispose pas de pouvoirs suffisants, mais qui est quand même là. C'est un phénomène tout à fait rare dans des pays de ce type.
Q - Est-il vrai que François Mitterrand disait qu'Hassan II était un roi inutilement cruel ?
R - Je ne sais pas, il n'a jamais déclaré cela publiquement. Il a pu le dire à propos de certaines formes d'incarcération concernant certains militaires, liés à certains des coups d'Etats qui avaient marqué notamment les premières années de ce règne.
Q - A cette époque, vous étiez à l'Elysée, les relations franco-marocaines étaient effectivement mauvaises, le Roi lui-même parlait de mauvaise grippe.
R - Cela dépend. François Mitterrand a été président durant 14 ans. Nous ne pouvons pas caractériser ainsi les 14 années. Il y a eu des rencontres entre François Mitterrand et Hassan II qui se sont très bien passées. François Mitterrand s'est rendu plusieurs fois au Maroc. Je me rappelle d'un de ces voyages en 1983 et d'un autre qui fut très marqué par la coopération franco-marocaine. Cela dépend des moments en réalité. C'est un règne de 38 ans avec des contrastes. Il y a eu des moments controversés, des épreuves au total surmontées. Mais, je crois que les dernières années donnent le ton de ce règne.
Q - Vous étiez le défenseur d'Hassan II auprès de François Mitterrand ?
R - Non, on ne peut dire cela comme cela. J'ai un profond attachement pour le Maroc. Ma famille est liée à ce pays depuis longtemps. Mon père a joué un rôle important dans la préparation de l'indépendance du Maroc, pour que les choses se passent bien dans les années 1955-1956. Je suis resté lié à ce pays, mais à tout ce pays, je ne suis pas lié à un pouvoir particulier ou à telle ou telle personne. Je crois que l'amitié avec le Maroc doit être une composante stratégique de la politique étrangère de la France : c'est un pays voisin important. Nous avons intérêt à ce que ce pays aille bien, nous avons intérêt à ce qu'il se développe, que la démocratie s'y consolide. Nous avons le même intérêt au sujet de l'Algérie et la Tunisie. Le Maghreb est une zone qui nous est profondément proche.
Q - Parlons justement de l'Algérie. A la fin de cette semaine, vous allez à Alger. Nous renouons vraiment les relations franco-algériennes. Peut-on attendre de ce séjour des résultats concrets, des signes tangibles de la reprise des relations franco-algériennes ?
R - C'est un moment très important. Depuis deux ans, nous avions beaucoup préparé, beaucoup travaillé à cette relance des relations franco-algériennes, qui sont dans une situation difficile notamment à cause de la tragédie que traversait l'Algérie : nous avions dû fermer les consulats et les centres culturels, des agents ayant été victimes du terrorisme ; la compagnie Air France avait dû, à son grand regret, interrompre ses vols ; en ce qui concerne les visas, lorsque le gouvernement de Lionel Jospin est arrivé au pouvoir, nous en délivrions moins de 50 000 par an, contre plusieurs centaines de milliers auparavant. Nous sommes remontés petit à petit, nous sommes maintenant à environ 150 000. Nous avons préparé la réouverture des centres culturels.
Le président Bouteflika a fait des déclarations très encourageantes sur ce plan, montrant son désir de vraiment faire bouger les relations franco-algériennes comme, semble-t-il, les relations algéro-marocaines, ce dont nous nous réjouissons aussi. J'espère que le projet de rencontre qu'il avait conçu avec le Roi Hassan II, pourra se réaliser avec Mohamed VI - j'en suis sûr d'ailleurs. Cela forme un tout. Nous voulons répondre positivement. Déjà deux ministres de ce gouvernement ont eu l'occasion de se rendre à Alger, dans des réunions internationales multilatérales, Jean-Pierre Chevènement et Charles Josselin, mais nous voulons aller au-delà. Je vais donc exprès en Algérie pour montrer que nous saisissons une main tendue, que nous voulons progresser, résoudre les problèmes concrets qui peuvent se poser et, en même temps, dessiner des perspectives politiques pour l'avenir.
Q - Une mesure symbolique serait la reprise des vols Air France. Il y a une mission d'études techniques d'Air France. Alitalia annonce qu'elle va sans doute reprendre les vols entre l'Italie et l'Algérie. Souhaitez-vous qu'il y ait ces liaisons aériennes ?
R - C'est plus qu'une mesure symbolique. Et nous le souhaitons. Evidemment, la compagnie Air France ne souhaite que cela, elle ne souhaite que pouvoir recommencer. Simplement, cela suppose qu'un certain nombre de conditions soient réunies, concernant notamment la sécurité. Mais je vais en parler jeudi et vendredi à Alger avec le président ; je lui réserve donc les indications que je peux donner sur les aspects très concrets de cette relance.
Q - Dans les rencontres, il y a un voyage possible de Jacques Chirac en Algérie ou de M. Bouteflika à Paris, qu'est-ce qui peut se faire ?
R - Nous verrons. L'idée est de développer et de relancer fortement ces relations et les voyages dont vous parlez feront partie de la suite.
Q - Le président Bouteflika est-il suivi à votre avis ? Il prend des risques en ce moment, il souhaite renouer des relations très privilégiées avec la France. C'est vrai qu'il va renouer aussi avec le Maroc. Il a rencontré le Premier ministre israélien. Est-il soutenu ou agit-il seul pour le moment ?
R - Il a été élu président en tout cas.
Q - le pouvoir algérien suit-il ?
R - Pour le reste, nous observons. Nous voyons bien qu'il avance, qu'il bouge par rapport à cette épouvantable tragédie qui a endeuillée l'Algérie durant des années. On voit bien qu'il veut en sortir, qu'il veut tourner la page, avec une distinction entre ceux qui ont une réelle volonté de bouger et les autres. Mais, ce sont des affaires intérieures algériennes et nous respectons scrupuleusement la souveraineté algérienne comme celle du Maroc et comme celle des autres pays. Mais ce mouvement nous intéresse. Nous souhaitons qu'il ait lieu. En ce qui nous concerne, dans le cadre des relations franco-algériennes, nous souhaitons l'encourager, le soutenir, et ne pas laisser passer cette occasion qui est porteuse d'avenir.
Q - Au sujet du Kosovo, le Conseil de sécurité a évidemment condamné cette nuit les massacres de 14 Serbes. N'est-on pas en train de découvrir une évidence, c'est-à-dire, qu'avec la meilleure volonté du monde, ni les militaires, ni l'administration envoyée par l'ONU ne peuvent empêcher les vengeances de s'exercer ?
R - Oui, mais il faut l'empêcher le plus possible et c'est bien pour cela que, ces derniers 18 mois durant lesquels nous nous sommes concentrés sur cette affaire du Kosovo, nous avons toujours pensé qu'il fallait une force internationale puissante et armée pour garantir la solution et nous savions bien qu'une solution sur le papier sans forces ne marcherait pas pour ces raisons. Le passé était trop cruel, trop difficile, la volonté de revanches est trop présente pour que l'on puisse imaginer qu'un petit accord suffit. Malheureusement, certaines vengeances ont lieu malgré tout, mais il n'en reste pas moins que l'objectif de l'ONU, notre objectif, l'objectif des grands pays qui ont menés cette affaire, la mission aujourd'hui confiée par Kofi Annan à Bernard Kouchner à partir de la Résolution 1244 du Conseil de sécurité, est précisément de faire en sorte qu'il y ait au Kosovo une sécurité identique pour tout le monde, pour toutes les communautés.
Q - Oui, mais on va vers un Kosovo ethniquement pur : les Serbes s'en vont, c'est fini, il n'y aura pas de cohabitation ?
R - Ce n'est pas fini, il y a 3 mois, vous m'auriez dit, c'est fini parce qu'il n'y a plus de Kosovars. Il faut quand même voir tout ce que nous faisons par rapport à cela. Ce n'est pas terminé. C'est très difficile. Il est évident que les minorités serbes ou autres n'arrivent pas à croire que le cycle des massacres, des vengeances, des représailles soient terminés.
Q - Ils ont des raisons, tout le monde a des raisons ?
R - Oui, bien sûr : c'est l'Histoire des Balkans, c'est l'Histoire de la Yougoslavie, l'Histoire du Kosovo, elle est spécialement tragique. Mais tout notre engagement international n'a de sens que si nous arrivons à interrompre ce cycle. Cela veut dire aussi qu'il faut changer les mentalités. Il faudra donc sans doute un certain temps pendant lequel la force, l'administration civile de l'ONU auront à démontrer, par leur comportement, leur équité, pour qu'une confiance tout à fait neuve apparaisse dans cette région du monde et que, à partir de là, nous puissions bâtir une démocratie balkanique pour demain.
Nous savons bien que c'est difficile, mais nous nous y sommes engagés, nous n'avons pas le choix
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 29 juillet 1999)