Déclaration de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, sur les conséquences de la mondialisation sur l'évolution des relations et des échanges internationaux, Pékin le 23 janvier 1998.

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Circonstance : Voyage de M. Védrine en Chine du 22 au 24 janvier 1998-intervention devant le Forum des réformateurs et réponses aux journalistes, à Pékin le 23 janvier 1998

Texte intégral

Monsieur le Président du Forum,
Mesdames, Messieurs,
Le nom que vous avez donné à votre institution est particulièrement séduisant.
Parce qu'un forum est un lieu de débat où l'on vient défendre ses idées, en acceptant la contradiction, sans la craindre.
Parce qu'en vous désignant comme "réformateurs chinois", vous affichez votre volonté de participer activement à la construction nationale, et vous manifestez à la fois du réalisme et de l'ambition.
Je vous en félicite.
Si le monde qui est le nôtre aujourd'hui est si complexe, c'est avant tout parce qu'il est devenu plus global et plus ouvert que jamais. Nous devons donc nous réjouir de la marge de manoeuvre élargie que nous a procuré la fin de la guerre froide. Davantage de choix signifie davantage de libertés. Il n'est pas inutile d'insister sur cet aspect positif de la mondialisation des échanges, dont on ne retient souvent que l'interdépendance et les contraintes qu'elle génère.
Certes, un monde plus ouvert nécessite des règles internationales adaptées, et respectées par chacun des pays, si l'on veut que la mondialisation ne soit pas sauvage mais maîtrisée. Depuis 1991, ce processus d'adaptation est en cours.
Nous sommes sûrs que le monde va devenir multipolaire, mais nous ne savons pas encore ce que seront le rôle et les responsabilités de ces pôles, ni même d'ailleurs leur nombre exact. C'est un des points auxquels nous devons réfléchir...
Une chose me paraît claire, cependant. La multipolarité devra être guidée par un esprit de coopération internationale, et non pas par une logique d'affrontement. Dans cette perspective, nous avons là, en Chine comme en France, un thème de réflexion, difficile, sur lequel nous devons échanger nos idées et nous efforcer de construire le cadre conceptuel d'un monde global, juste, et équilibré.


I. Quel a été l'héritage de la guerre froide ?
Ce monde, ce monde dans lequel nous vivons, à quoi ressemble-t-il ?
Nous sommes dans une phase de transition qui est caractérisée par l'instabilité. L'ancien monde bipolaire, celui de la guerre froide, nous a laissé en héritage de nombreuses crises qu'il a fallu gérer et résoudre depuis le début de la décennie : par exemple, la guerre du Golfe, l'éclatement de l'ex-Yougoslavie, l'effondrement de l'Union soviétique.
Aucun des 185 Etats qui composent le monde d'aujourd'hui n'était préparé à assumer de tels bouleversements. Nous réussirons sans doute à construire ce "nouvel ordre mondial" dont les esprits optimistes ont proclamé l'avènement dès 1991, mais ce que nous avons connu, depuis cette date, s'apparente encore davantage au désordre qu'à un nouvel ordre mondial.

Quelles sont les nouvelles lignes de force dans ce monde-là ?
Il faut d'abord les comprendre pour savoir comment agir.
La fin de l'affrontement Est-Ouest et l'ouverture d'un espace international dans lequel tous les Etats négocient, s'accordent ou se concurrencent dans des combinaisons plus ou moins stables, nécessite une adaptation des systèmes politiques, une gestion plus dynamique et plus souple, des réponses plus rapides, et une écoute plus attentive des exigences de la société.
Dans ce monde-là, aucune politique étrangère ne peut demeurer statique.
L'instantanéité et la quantité de l'information font de celle-ci, l'information, un phénomène à double tranchant. Elle abolit les sociétés et elle les ouvre sur le monde. En même temps, elle permet aux crises de se propager plus rapidement. Elle met sous pression les gouvernements et les institutions internationales. La crise économique que traverse actuellement l'Asie illustre ce phénomène.
Longtemps gelés par le système bipolaire, les revendications identitaires, les affirmations nationalistes, ethniques, religieuses, les différends territoriaux opèrent un retour désordonné sur la scène internationale, et représentent autant de conflits potentiels. Ces phénomènes prennent une ampleur d'autant plus forte, que les Etats sont sur la défensive, que ces phénomènes sont souvent couplés à un sous-développement endémique, et qu'ils rencontrent en plus, parfois des turbulences monétaires ou économiques comme celles auxquelles je faisais allusion il y a un instant.
D'autre part, la prolifération des armes de destruction massive, malgré tous les régimes de contrôle et les traités internationaux, n'a pu encore être complètement endiguée. Elle réclame toute notre vigilance. Les nouvelles menaces globales sont des problèmes dont aucun pays ne peut plus se désintéresser sans mettre en péril sa propre sécurité, et donc celle des autres. Aucun pays n'est complètement protégé par rapport à ces phénomènes.
Mais poursuivons l'analyse.
Dans ce monde global, au sein de cette économie de marché planétaire, il n'y a aujourd'hui qu'un seul pays qui dispose de tous les attributs de la grande puissance, disons même de la superpuissance. Ce sont les Etats-Unis : en raison de la combinaison de leur poids politique, de leur puissance militaire, économique, technologique, culturelle, de leur maîtrise des moyens actuels et futurs de communications. Cela fait d'eux une puissance mondiale sans précédent. C'est surtout dans le domaine de l'influence sous toutes ses formes que ce fait est évident. Je fais allusion à un pouvoir "doux", qui est celui de la capacité de faire valoir ses intérêts sans user de la force. Les Etats-Unis ont aujourd'hui une capacité d'attraction et de persuasion considérables, même si les autres grandes cultures, les autres pays naturellement, les vieilles civilisations gardent toute leur légitimité et toute leur force.
Je dis cela tout simplement parce que c'est un fait. Il faut toujours commencer à réfléchir sur la politique internationale par une analyse de la réalité.
Un débat a lieu à l'intérieur des Etats-Unis à propos de l'usage qu'ils doivent faire, et qu'ils peuvent faire, de cette puissance. Deux positions s'opposent, deux positions principales mais avec des nuances.
Certains Américains estiment que leur pays est le seul au monde en mesure de garantir les valeurs libérales et d'assurer leur extension au monde entier. Ceux là estiment que le leadership américain est une nécessité et justifie qu'ils agissent, s'il le faut, de façon unilatérale.
D'autres Américains estiment que les Etats-Unis n'ont pas les moyens d'assumer seuls ce leadership mondial, et n'ont pas intérêt à assumer seul ce leadership mondial, ou à avoir une approche trop unilatérale. Ceux-là souhaitent alors voir leur pays suivre une voie fondée sur un multilatéralisme mieux accepté.
Entre ces deux écoles, toutes sortes de positions intermédiaires sont défendues, et le débat est tout à fait vif à l'intérieur des Etats-Unis entre Américains. Mais c'est aussi un débat qui concerne tout le monde par définition, et par conséquent nous aussi.
Aujourd'hui la politique étrangère des Etats-Unis vise à préserver cette situation, la situation actuelle, et à étendre partout leurs conceptions.
Celles-ci reposent sur l'extension du champ des démocraties, sur l'extension de l'Etat de droit, du marché libre, d'un marché où les biens, les services et les flux financiers circulent librement.
Même si nous, Français, partageons largement ces idées, dont plusieurs d'ailleurs sont d'origine française, nous ne pensons pas pour autant qu'une superpuissance unique soit en mesure d'organiser durablement un monde aussi complexe. Cela présente des inconvénients pour la superpuissance en question, et cela peut présenter un inconvénient pour les autres aussi. Les règles qui stabiliseront le système multipolaire, et lui donneront un sens, se définiront collectivement. Il s'agit, selon nous, d'un processus évolutif et complexe nécessitant un ajustement permanent. Il suppose un équilibre. Il suppose un dialogue. J'y reviendrai.


II. J'ai parlé tout à l'heure d'un monde plus complexe, ce que chacun constate, c'est évident.
Sa complexité provient d'abord essentiellement de l'augmentation du nombre des acteurs. Pendant longtemps, dans les relations internationales, il y avait un petit nombre d'Etats : 5, 10, 15, ou 20. Aujourd'hui, il y a 185 Etats, avec des dizaines de nouveaux venus sur la scène internationale. Des Etats qui, pendant un certain temps n'avaient plus existé. Ils avaient disparu, fondus dans des blocs. Il y a aujourd'hui de nombreux Etats qui n'avaient jamais existé auparavant.
Et puis, il y a d'autres acteurs qui interviennent : les grandes sociétés multinationales, les groupes de pression, la presse et les médias, les organisations non-gouvernementales. Il se développe aussi entre ces acteurs des combinaisons de pouvoirs, d'alliances, et d'affrontements qui évoluent et qui s'adaptent.
Un point important est de souligner que les relations internationales aujourd'hui ne se passent plus uniquement entre Etats, même si naturellement ce sont les Etats qui gardent la responsabilité première.
J'ai parlé tout à l'heure d'une superpuissance, à propos du monde qui est le nôtre. Il y a immédiatement après, si je puis dire, quelques puissances très significatives aussi que j'appellerai les puissances d'influence mondiale. Elles sont peu nombreuses. Il s'agit de pays qui disposent de moyens d'agir dans les domaines politique, économique, militaire et qui ont des intérêts, des principes, des valeurs et des projets à faire valoir dans le monde entier. Comme la France, la Chine fait évidemment partie de ce groupe. Elle est forte de son immensité démographique et géographique, de l'ancienneté et de l'influence de ses traditions culturelles, de l'extraordinaire potentiel de croissance de son économie, c'est-à-dire de ses hommes et de ses femmes, de ses techniques et de ses capacités militaires, ainsi que de sa place parmi les cinq membres permanents du conseil de sécurité. La renaissance de la puissance chinoise, au terme de près de deux siècles d'épreuves, est à la fois une chance et un défi pour la société internationale, qui n'a pas connu un tel bouleversement des équilibres depuis l'émergence de la puissance américaine.
Sur la base de ce constat, nous devons réfléchir au moyen de faire en sorte que la Chine accède au système mondial dans sa globalité, en fonction de ses besoins et en respectant son identité. Pas plus que vous, nous ne sous-estimons les difficultés de cette phase. Vos analyses et le débat que vous pourrez animer en Chine à ce sujet seront très importants pour le reste du monde. C'est pourquoi en France nous y sommes très attentifs. Mais il faut souligner, ce que signifie pour la Chine cette insertion croissante dans la communauté internationale : elle signifiera des responsabilités accrues dans tous les domaines.
Je parlais tout à l'heure de mondialisation. Il est important, au moment où je parle des responsabilités accrues que la Chine devra assumer, de bien se rappeler que cette mondialisation prend des formes extrêmement variées, reliées entre elles, mais multiformes pour toutes sortes de raisons. Que ce soit à travers Internet, les cartes de crédit ou des phénomènes comme CNN, il y en a beaucoup sur tous les plans. La mondialisation, c'est un ensemble de mouvements entamés parfois depuis très longtemps pour des raisons techniques, à partir du moment où on a pu commencer à transmettre des informations avec le télégraphe, il y a un siècle, un siècle et demi, et qui se sont généralisés et accélérés.
La crise financière qui est partie d'Asie montre un aspect particulier de cette mondialisation. Les faiblesses structurelles de certaines économies ont provoqué une série de réactions en chaîne impliquant, en temps réel et dans le monde entier, toutes les places boursières.
Ce n'est pas tout à fait sans précédent, mais la forme, l'ampleur et la rapidité sont nouvelles.
La Chine semble demeurer à l'écart de ces mouvements brusques malgré le rôle que la place financière de Hong Kong y a joué à son corps défendant. Mais personne ne peut prétendre aujourd'hui se situer totalement en dehors de ces mouvements, ne fût-ce qu'en raison de la circulation des capitaux et du caractère volatil des investissements. Et personne ne niera les effets considérables que la politique monétaire et financière de la Chine peut avoir sur la situation financière de toute la région.

La mondialisation est également technologique. Aujourd'hui, aucune nation n'est véritablement en mesure de relever, toute seule, les défis de la recherche et du développement. La mise en commun des ressources et des marchés est devenue indispensable à la poursuite des recherches de haut niveau.
Cette mondialisation, avec les chances qu'elle offre aux sociétés, appelle aussi une régulation. Celle-ci ne peut relever que des Etats, même si j'ai dit tout à l'heure que les Etats étaient souvent sur la défensive. Sur ce point, les conceptions et les expériences chinoises et françaises, bien que différentes, naturellement, comportent tous les éléments d'un dialogue fécond.

La mondialisation met également sur le devant de la scène la question des Droits de l'Homme.
Dès l'origine, les promoteurs des Droits de l'Homme avaient été guidés par l'idée d'universalité. Ceux-ci n'avaient jamais été conçus comme les droits d'un pays ou d'une nation particulière, mais pour l'humanité toute entière.
Il en résulte aujourd'hui un ensemble impressionnant d'accords et de textes : plus d'une vingtaine de conventions depuis la Déclaration universelle des Droits de l'Homme dont nous célébrons le cinquantenaire cette année, environ cent cinquante droits proclamés. La question de savoir comment, à quel rythme ils doivent s'appliquer, est encore débattue, mais pas le principe lui-même.
Il est de plus en plus clair que la modernité et la démocratie ont partie liée, car elles combinent les garanties de l'Etat de droit et le développement des potentialités de l'individu.
Cette vision s'étend à la fois en raison de la force de persuasion de ces idées, en raison des phénomènes de marchés, et de l'influence des économies les unes sur les autres.

La mondialisation change aussi les données de la sécurité.
Il existe dans ce domaine une expérience intéressante, c'est celle de l'Europe. Il y a un demi-siècle, l'Europe est passée en une décennie du statut de champ de bataille de la Seconde guerre mondiale à celui de champ d'expérimentation de la construction européenne dont la motivation principale était la paix.
Il y a quelques années, à nouveau, la guerre froide a cédé le pas en Europe à un système de sécurité coopératif, entre les différents membres de l'Union européenne, les principales organisations européennes. L'idée de conflit, d'affrontement est devenue impensable.
Beaucoup reste à faire en Europe naturellement. Il n'en demeure pas moins que la mise en oeuvre d'un certain nombre de principes a permis une transition vers une Europe où l'affrontement a laissé la place à la coopération, où la course à l'investissement a remplacé la course à l'armement.
Ces principes sont très simples : libre détermination des peuples, respect des principes de l'Etat de droit, respect des règles internationales, approche concertée des problèmes, prévention des conflits, évolution vers une approche coopérative.
La consolidation de cette évolution en Europe même nécessitera de la part des Européens une grande vigilance sur le respect des principes, une écoute attentive des partenaires et un constant effort d'adaptation à des situations inédites. L'Europe ne considère pas que ces problèmes soient suffisamment réglés pour qu'elle ne s'en occupe pas en permanence, malgré tous les acquits. Quand je parle de l'Europe, c'est parce que je pense qu'elle peut faire partie de votre réflexion. Mais naturellement rien n'est tout à fait comparable. On ne peut pas plaquer une expérience sur une autre, mais en revanche, on peut l'adapter.
Je sais que, de son côté, la Chine a apporté, ces dernières années, une contribution originale à la stabilité de la région.
La mise en oeuvre de l'Accord de Shanghaï de 1996, avec la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, et le Tadjikistan, a permis, par des réductions de troupes dans les zones frontalières, de renforcer la confiance en Asie centrale et avec Moscou. En facilitant l'ouverture et le désenclavement économique des jeunes républiques d'Asie centrale, Pékin contribue à la stabilité régionale. Le règlement progressif des différends frontaliers avec Moscou va également dans ce sens. Et c'est encore ce même esprit qui a motivé les mesures de confiance conclues avec l'Inde, dans un contexte de net réchauffement des relations bilatérales.
L'importance de l'Asie est telle aujourd'hui que la réflexion sur sa sécurité intéresse le monde entier. Le Forum régional de l'ASEAN est à cet égard le seul forum officiel de dialogue sur les questions de sécurité régionale, et c'est la raison pour laquelle la France souhaite y participer à titre national et à part entière.
Si les moyens sont différents, on ne peut qu'être frappé par la convergence des objectifs qui ont été les nôtres, vous en Asie et nous en Europe. Il n'appartient qu'à nous de faire en sorte que cette convergence porte sur des domaines de plus en plus nombreux.

J'en viens maintenant à ce qu'on appelle les nouveaux défis seront globaux.
De nombreux domaines nous donneront l'occasion, dans les années qui viennent, de mettre en oeuvre ces principes généraux de la coopération renforcée entre les Etats. Il y aura de moins en moins de questions, de moins en moins de problèmes, qu'un Etat pourra régler seul.
Sur les grandes questions de l'environnement, on se doute bien que les règlements ne passeront pas aux frontières.
Par exemple, les questions d'environnement. Elles sont à l'évidence mondiales. Il peut y avoir des aspects régionaux locaux, mais on voit bien qu'elles ne s'arrêteront pas aux frontières. La Conférence de Kyoto a été à cet égard un concentré des problèmes que nous résoudrons ensemble, ou que nous ne résoudrons pas du tout. D'un côté la conscience largement partagée d'une responsabilité collective pouvant conduire à une situation écologique incontrôlable pour l'ensemble de l'humanité. De l'autre côté, l'expression d'intérêts particuliers entre lesquels il a bien fallu arbitrer, entre les plus gros consommateurs et les autres, entre les consommateurs d'hier et ceux de demain.
On observe la même globalisation, chacun le sait bien, dans le domaine de la santé. Le cauchemar du Sida, par exemple, n'épargne aucun pays. L'effort de recherche nécessite la mise en commun de tous les moyens utilisés de par le monde. D'autres maladies peuvent se déclarer, se propager de la même façon.
La mondialisation de la criminalité n'est pas non plus un phénomène récent. Mais la facilité de circulation des biens des hommes et des flux financiers lui a donné une ampleur nouvelle. Les interconnexions financières mondiales offrent de nouvelles possibilités à l'argent du crime et des passerelles avec les flux financiers traditionnels. Une coopération mondiale de tous les Etats est indispensable contre ce fléau.
Mais il n'y a pas que les fléaux. J'ai parlé des grands problèmes, et de la difficulté pour un Etat de ne pouvoir les traiter entièrement seul. Nous devrons aussi coopérer pour gérer ensemble les progrès apportés par la technique. Nous devrons par exemple dialoguer pour faire en sorte que les réseaux et bientôt les autoroutes d'information qui circulent librement dans le monde entier prennent en compte la nécessaire pluralité culturelle et linguistique.


III. J'en viens maintenant aux réponses possibles après ce panorama.
Il est clair, je le souligne à nouveau, que les réponses doivent être multilatérales. Bien sûr, chaque Etat a sa responsabilité, a son rôle particulier. Mais cela ne suffit pas, il faut une réponse multilatérale. Les réponses ne peuvent être que collectives. Jamais des instances multilatérales puissantes et efficaces ne sont apparues aussi indispensables si l'on veut maîtriser, et je devrais même dire civiliser cette mondialisation.
L'Organisation des Nations unies constitue le seul cadre global par excellence. Pour être cohérente et rester crédible, elle doit être dotée des moyens nécessaires à l'accomplissement de ses missions, c'est-à-dire la bonne organisation des relations internationales et la fixation de règles de droit universellement reconnues.
Deux problèmes doivent être résolus pour cela : celui de la réforme de l'ONU et celui de son financement. Nous voyons bien que le Conseil de sécurité doit être réformé pour une meilleure représentativité, mais pas au détriment de son efficacité. Il faut donc concilier ces deux impératifs. S'agissant des questions financières, nous souhaitons la mise en oeuvre de trois principes : ce qui est dû à l'ONU doit être payé en totalité, doit être payé à temps et doit être payé sans conditions.

La crise financière asiatique, après d'autres, place naturellement sous les projecteurs un autre système multilatéral, celui dit "des Accords de Bretton Woods", petite localité américaine où a été créé en juillet 1944 un système de gestion de phénomènes déjà mondialisés en partie à l'époque : celui des flux financiers. Les concepteurs de ce système avaient tiré les leçons de la crise des années Trente, face à laquelle les Etats de l'époque avaient réagi en ordre dispersé, ce qui avait aggravé la crise. La fin, en 1971, du lien entre le dollar et l'or, l'abandon des parités fixes cinq ans plus tard, l'émergence de nouveaux acteurs du marché financier mondial avec les pétrodollars, la déréglementation des marchés, tout cela, au fil des années, a contribué à la situation d'aujourd'hui.
D'où l'importance qu'il y a à opposer à ces phénomènes mondiaux, un système, une réponse, elle aussi, mondiale, multilatérale, concertée, pour encadrer ces phénomènes, non pas pour réduire leur dynamisme, mais pour s'assurer des règles du jeu. Je pense au Fonds monétaire international qui fait un travail méritoire qu'il faut saluer. Je pense à l'OMC. C'est en son sein que l'on pourra débattre de questions clés telles que : quelles règles communes peuvent adopter des Etats dont la culture, la richesse, le degré de productivité des systèmes ont peu en commun ? La création de cette Organisation mondiale du commerce a été déjà un grand progrès. Comment trouver un équilibre entre la crainte du "dumping social" et le fait objectif qu'il existe des pays dont le faible coût de la main d'oeuvre est un atout sur la scène économique mondiale ?
Le libre échange doit respecter des règles. C'est au sein de l'OMC que l'on peut les fixer, les appliquer, et plus important encore régler les différends, car naturellement l'application de ces règles donnera lieu à d'innombrables contestations. Mais l'important est que ces différends ne donnent pas lieu à des guerres commerciales avec le risque de mesures de rétorsion, et qu'il y ait un système reconnu d'arbitrage et de règlement. Quelle est l'alternative à tout cela ? L'alternative, c'est la concurrence sauvage, le protectionnisme, et la généralisation des flux. C'est exactement ce qu'il faut éviter. Il est de l'intérêt de la Chine, comme des membres actuels de l'OMC, que votre pays puisse rejoindre cette organisation.

Je dirai ensuite un mot des intégrations régionales, car l'intégration régionale peut également constituer une réponse adéquate aux nouveaux défis.
Je reviens à l'Europe, qui offre un exemple sans précédent, car il n'y a pas d'autre cas dans l'histoire, de nations aussi différentes, avec une identité nationale aussi forte, qui se soient associées librement pour élaborer ensemble une union qui va aussi loin. C'est sans précédent par le chemin parcouru. Il y a moins de soixante ans encore, ces pays se livraient une guerre sans merci.
L'Union européenne est devenue, si on additionne le potentiel de chacun de ses membres, la première puissance économique mondiale. En 1996, son produit intérieur brut était supérieur de 14 % à celui des Etats-Unis. Elle compte plus de 315 millions d'habitants, chiffre qui ne doit pas beaucoup impressionner des Chinois naturellement, mais qu'il faut comparer aux 267 millions d'Américains.
L'Union européenne est un cas unique par le degré d'intégration qu'elle a atteint volontairement. La monnaie unique, l'euro, qui va être définitivement décidé dans quelques semaines, en sera l'illustration la plus visible. C'est une décision d'une immense portée.
Bien des problèmes demeurent naturellement. Mais mon propos de ce matin n'est pas d'énumérer toutes les difficultés considérables que les Européens traitent entre eux tous les jours : le financement, l'organisation, les conditions de l'élargissement etc... Ce qui est important, c'est que dans tous ces domaines, quelles que soient les difficultés, quelles que soient les crises, les Etats de l'Union européenne ont décidé d'exercer ensemble une souveraineté qui était de plus en plus atteinte dans ce monde interdépendant. Il y a donc désormais un exercice en commun de la souveraineté.
Il y a d'autres exemples d'intégrations régionales qui pour le moment sont purement commerciales. On peut ainsi penser à ce que font certains pays d'Amérique latine dans le cadre du Mercosur.
Les expériences asiatiques, en matière d'intégration régionale, sont plus récentes, et répondent à d'autres logiques.
La démarche est différente parce que l'histoire a divisé l'Asie autrement et parce que les processus de développement économique se sont engagés en Asie sans les convergences qu'on a constatées en Europe. Et l'Asie, c'est beaucoup plus grand, beaucoup plus divers.
Depuis la fin de la guerre froide, et l'avènement des économies émergentes, les pays d'Asie ont pris conscience de la nécessité de répondre au phénomène de mondialisation des échanges, et aux intégrations économiques qui se développaient ailleurs dans le monde.
L'Asie est riche de pôles de développements.

(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 21 septembre 2001)