Déclaration de M. Edouard Balladur, Premier ministre, sur les relations culturelles entre la France et la Pologne et la place de la culture dans la conception de l'Union européenne, Cracovie le 1er juillet 1994.

Prononcé le 1er juillet 1994

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Circonstance : Voyage en Pologne de M. Edouard Balladur les 1er et 2 juillet 1994-intervention à l'université Jagellon, Cracovie le 1er juillet 1994

Texte intégral

C'est un grand honneur pour moi d'être aujourd'hui accueilli dans la prestigieuse université de Cracovie, l'université Jagellon, qui est l'une des plus anciennes d'Europe et la première d'Europe orientale. Je tiens à exprimer toute ma reconnaissance au Professeur Koj, son recteur qui me donne ainsi l'occasion de nouer un dialogue avec quelques-uns des plus grands intellectuels de Pologne.
Nos deux pays ont ceci de commun que les forces de l'esprit y ont toujours eu un intérêt particulier pour les affaires publiques et la politique au meilleur sens du terme. A Paris, comme à Varsovie ou à Cracovie, il n'est pas de période de notre Histoire qu'intellectuels et artistes n'aient inspirée ou marquée de leurs exigences. Dans chacun de nos pays, ils ont été à l'avant-garde de tous les combats pour la Liberté. Ils nous ont obligés à poser les véritables questions qui engagent l'avenir de nos sociétés et à nous élever au-dessus des contingences. Malraux, l'un de ces hommes que l'esprit hausse à la croisée de la politique et de l'art, écrivait qu'un intellectuel "n'est pas seulement celui à qui les livres sont nécessaires, mais tout homme dont une idée, aussi élémentaire soit elle, engage et ordonne la vie". Je suis convaincu pour ma part qu'au-delà des inévitables jeux du pouvoir, la politique ne vaut que par les idées qu'elle met en oeuvre. Elles seules, en définitive, peuvent mobiliser les peuples. Je suis donc d'abord venu vous écouter pour mieux comprendre cette partie de l'Europe dont trop de barrières nous avaient, malgré nous, séparés depuis près d'un demi-siècle.
Avant de vous laisser la parole, permettez-moi de vous dire en quelques mots, en homme de gouvernement qui doit faire la part des choses et assumer ses responsabilités, quelle est ma conception de cette Europe qui doit nous réunir et quel rôle, â mes yeux, la culture doit y jouer.
L'Europe est à un tournant de son histoire. Longtemps séparée entre l'Orient et l'Occident, découpée par des empires, divisée par des idéologies, elle peut aujourd'hui se rassembler autour des idées de liberté et de démocratie auxquelles elle a donné naissance et dont elle a si longtemps été privée. Cette réunion signifie que la Pologne en particulier mais aussi les autres pays d'Europe centrale ont naturellement vocation à intégrer l'Union européenne. La France le souhaite. Elle fera tout ce qui est en son pouvoir pour accompagner la Pologne sur ce chemin. Ce rapprochement doit d'abord être économique. Notre accord d'association en est le premier pas. Il convient maintenant de se préparer à l'adhésion. Cela nécessite des efforts d'adaptation, de ses institutions pour l'Union, de son économie et de son environnement réglementaire pour la Pologne. La France sera à ses côtés pour l'aider dans son rapprochement avec l'Union européenne.
Ce rapprochement doit également concerner notre sécurité. Déjà, à la suite d'une initiative franco-allemande, la Pologne est associée à l'UEO qui a vocation à devenir l'instrument de défense de l'Union européenne. Il est, à nos yeux, clair que l'OTAN devra un jour vous ouvrir ses portes. Nos liens politiques, enfin, doivent se resserrer. J'ai proposé que l'Europe se donne de nouvelles règles communes en adoptant un pacte de stabilité. Celui-ci sera constitué par un réseau d'accords de bon voisinage. Il permettra de regarder en face et de dépasser les problèmes de frontières et de minorités qui menacent encore aujourd'hui notre commune stabilité. Enfin, conjointement avec le Chancelier Kohl, j'ai souhaité, dès maintenant, qu'une fois par an, l'un des sommets européens accueille les chefs d'Etats et de gouvernement des pays d'Europe centrale et orientale.
L'ouverture de l'Europe des Douze, et bientôt des Seize, suppose qu'elle ait clairement défini la manière dont ses institutions doivent être organisées pour rester efficaces. Tel est l'objet de la conférence intergouvernementale de 1996. Elle implique aussi que tous les pays candidats aient réglé entre eux leurs problèmes de voisinage. Notre continent a besoin de stabilité et nous ne pouvons accueillir parmi nous des pays qui nous apporteraient des germes de discorde et de contentieux.
Plus que tout autre, la Pologne peut aujourd'hui aspirer à rejoindre l'Union européenne. A plus d'un titre, votre pays est exemplaire. Sa marche difficile vers l'économie de marché connaît les meilleurs résultats, et a été plus rapide. La Pologne a eu la sagesse et le courage de négocier et de signer avec tous ses voisins des accords de bon voisinage qui peuvent aujourd'hui servir de modèle à tous les pays de la région. La France sait aussi que la Pologne partage avec elle le souci de créer une Europe organisée, capable de s'exprimer sur la scène internationale. Enfin, la force du sentiment national qui anime la Pologne est aux yeux de la France une richesse essentielle pour l'Europe que nous entendons construire : une Europe forte de la diversité des nations qui la composent. J'ajoute que votre tradition d'échanges avec l'Ouest est la plus ancienne des pays de cette région. Cette université où nous nous trouvons est précisément un des hauts lieux où ce dialogue s'est instauré.
Si nous voyons bien se dessiner les contours que l'Europe politique et économique que nous souhaitons, nous n'oublions pas que notre continent ne sera lui-même que s'il garde les ambitions culturelles qu'exige de lui son passé. Rien n'est plus difficile, ni, à la limite, plus discutable que de vouloir agir sur les choses de l'esprit. Nous savons néanmoins que certaines conditions favorisent la création et l'expression culturelle. Je voudrais définir très simplement ce que devrait être à mes yeux l'Europe de la culture.
Dans ce domaine, il nous revient de préserver une Europe libre, tolérante et respectueuse de la diversité de toutes les cultures qui font sa richesse. Vous savez la négociation très difficile qu'a menée la France pour faire accepter au sein du GATT l'exception culturelle, c'est-à-dire en définitive de la reconnaissance de nos diversités culturelles et linguistiques. Cela signifie que l'on ne peut assimiler les bien culturels à des marchandises comme les autres. Que l'on me comprenne bien, je ne prône en rien un protectionnisme culturel qui signifierait pour chaque pays un repli frileux sur lui-même et la répétition monotone de ses propres valeurs culturelles ! Je partage l'opinion qui guidait Malraux quand il écrivit : "il est difficile d'être un homme, mais pas plus de le devenir en approfondissant sa communion qu'en cultivant sa différence - et la première nourrit avec autant de force au moins que la seconde ce par quoi l'homme est homme, ce par quoi il se dépasse, crée, invente ou se conçoit". Je suis en faveur de la libre circulation des idées. Maintes grandes oeuvres sont nées du dialogue des civilisations. Cultiver sa singularité ne vaut que pour autant qu'elle apporte quelque chose au reste du monde. Les racines ne valent que par la vigueur et la beauté de l'arbre qu'elles nourrissent.
Mais pour survivre, toute liberté doit être organisée et, dans le domaine culturel, le libre échange total aboutirait aujourd'hui à un nivellement et à une perte d'identité qui serait vite insupportable à nos sociétés. La grande tâche de l'Europe à seize, puis à vingt-cinq, sera précisément d'organiser cette liberté de création et de diffusion des oeuvres de l'esprit qui permet au génie de nos peuples de s'affirmer. A cette condition, nos sociétés trouveront le meilleur équilibre. Dans le cas contraire, on mesure bien les frustrations que signifierait la disparition des repères si nécessaires pour qu'un individu puisse comprendre son passé et affronter l'avenir. Nos sociétés modernes, les changements rapides qu'elles connaissent, sont suffisamment durs pour que l'on n'ajoute pas un déracinement culturel aux tensions qu'elles font peser sur les citoyens. Il est donc essentiel que chacun de nos pays maintienne, voir développe, tous les moyens dont il dispose pour aider à la création artistique et culturelle. La diversité culturelle que nous souhaitons préserver en Europe implique une coexistence harmonieuse de nos cultures. Comme dans le domaine politique, le bon voisinage et la tolérance doivent régir nos relations culturelles. Pour cela, nous devons revenir aux sources de ce qui a fait la grandeur de la civilisation européenne. C'est avant tout une civilisation faite d'exigence intellectuelle et soucieuse de rigueur. Dans un monde tenté par la facilité, ayons à coeur de cultiver la précision de l'analyse et la clarté de l'expression qui sont les meilleures disciplines de l'esprit ! C'est cette même rigueur qui permit, par exemple, au grand savant Copernic de remettre en cause un lieu commun si universellement accepté, ou aux grands auteurs de l'école classique française d'exercer une telle influence sur leurs contemporains.
Mais ce qui a fait également la fertitlité du génie européen, c'est la capacité qu'il a eu de s'interroger sans cesse sur la destinée humaine. Cette disposition à remettre en cause les certitudes les mieux établies et à poser les vraies questions n'est pas séparable de notre attachement à la liberté. Nous sommes tous les enfants d'Antigone. C'est aujourd'hui encore autour de cette liberté que nous devons réfléchir au nouveau contrat social dont nos pays ont besoin en cette fin du XXème siècle. Nul ne l'a encore défini de façon satisfaisante. C'est notamment l'une des questions que je souhaiterais évoquer avec vous. Je suis en effet inquiet de voir qu'à l'Est comme à l'Ouest de notre continent, la croissance économique génère trop souvent des exclusions qui nuisent aux désirs de liberté et de solidarité qui garantissent l'équilibre d'une société.
Comment traduire ces exigences dans la réalité ? L'Europe de la culture doit d'abord préserver la diversité de ses langues. Je souhaite que, dans quelques années, tout jeune Européen apprenne trois langues, sa langue maternelle et deux autres. Vous savez mon attachement à la Francophonie. Elle ne procède ni d'une fierté ni d'une ambition déplacées, mais de la conviction qu'en assurant la promotion du français, la France agit en faveur de la diversité culturelle et tout simplement de la création qui a un lien si étroit avec chaque langue.
Cette reconnaissance de la diversité passe également par de plus grands échanges entre nos institutions culturelles. Il y a plusieurs siècles, à l'époque où l'université Jagellon voyait le jour, nos grandes universités européennes connaissaient une remarquable circulation de leurs professeurs et de leurs étudiants. Ces mouvements concernaient alors une élite européenne, des programmes d'échanges culturels ont été développés avec succès. Je souhaite qu'entre la France et la Pologne nos universités et nos institutions de recherche ou d'enseignement tissent ensemble des réseaux et nos institutions de recherche ou d'enseignement tissent ensemble des réseaux de relations qui permettent à la jeunesse de nos deux pays de mieux se comprendre. A cette fin, la Pologne doit aussi être mieux associée aux programmes d'échanges culturels développés au niveau européen.
Nos efforts doivent également porter sur le domaine de l'audiovisuel, si important pour l'avenir. L'Europe jouit, dans ce domaine, de capacités de création et de talents remarquables. Elle n'a pas encore les moyens de diffusion que réclament ses ambitions. Nous devons par conséquent mieux nous organiser pour que la création d'images sur notre continent soit préservée et encouragée. Nous en avons aujourd'hui les moyens techniques. La France est l'un de ces pays d'Europe qui ont encore une véritable industrie cinématographique. Elle a réussi avec difficulté dans cette entreprise en organisant de très nombreuses coopération avec d'autres pays, avec la Pologne en particulier, dont les cinéastes sont largement connus et appréciés des Français. Veillons à poursuivre dans cette voie.
Monsieur le Recteur,
Mesdames et Messieurs,
Laissez-moi vous dire avant de conclure et de dialoguer avec les vous les sentiments qui m'animent aujourd'hui à l'occasion de ce voyage officiel en Pologne. C'est avant tout un sentiment de gratitude, pour votre hospitalité naturellement, mais aussi et surtout pour l'exemple que nous donne votre pays. C'est un exemple de vitalité et de courage inégalé sur notre continent. Jamais dans votre histoire vous n'avez abandonné votre lutte pour la liberté. En ce cinquantième anniversaire du soulèvement de Varsovie et celui de la destruction systématique de votre capitale, qui ne mesure l'immense courage qu'il vous a fallu, pour tout reconstruire et donner au monde une nouvelle leçon de dignité. C'est bien pour cela que la France admire depuis si longtemps la Pologne. C'est cet attachement que nous vous portons que je voulais vous redire aujourd'hui.