Tribune de MM. Philippe de Villiers, président du Mouvement pour la France, Georges Berthu et Dominique Souchet, députés européens, dans "Le Figaro" du 22 juillet 2002, sur le projet de réforme de la politique agricole commune, intitulée "Réponse au plan Fischler".

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Texte intégral

Le commissaire européen Fischler, profitant de la mi-juillet, vient de présenter à la hussarde une "révision de la Politique Agricole Commune (PAC) à mi-parcours", qui n'est pas un simple ajustement comme prévu, mais un profond bouleversement. Les mesures proposées en effet, sous la présentation attrayante d'un plus grand respect de l'environnement au sens large, ont pour objet de placer les paysans sous morphine pour intégrer l'agriculture au marché mondial, c'est-à-dire en clair, la faire disparaître, au moins en tant que modèle distinct.
Sur le fond du dossier comme la méthode choisie, cette affaire est exemplaire du comportement dangereux de la Commission européenne.
Sur le fond, nous franchirions, si l'on suivait la Commission, une étape supplémentaire après les réformes de 1992 et 1999, déjà effectuées dans l'esprit de l'Uruguay Round. Elles avaient alors consisté à réduire la préférence communautaire, à diminuer parallèlement les prix garantis à la production intérieure, et à en compenser l'effet sur les revenus des paysans par le versement d'aides directes, provisoirement tolérées par l'OMC. Aujourd'hui, nous irions plus loin : les aides seraient "découplées" de la production, et "conditionnées" au respect par l'agriculteur d'un certain nombre de normes dans les domaines de l'environnement, de la sécurité, de la qualité, du bien-être des animaux. Cette proposition revient à dire que le paysan tirera une part de son revenu en vendant sa production sur le marché mondial à bas prix, et une autre part en sollicitant une aide publique européenne déconnectée du reste, et d'ailleurs elle-même en grande partie transitoire (pendant la période de "mise aux normes" communautaires, comme le reconnaît la communication de la Commission).
Cette nouvelle PAC n'est qu'une construction intellectuelle intenable en pratique. Sa source d'inspiration, d'ailleurs, n'est-elle pas bien française ? La fondation Jean Jaurès, sous la plume précisément du commissaire Lamy, demandait en janvier 2002 que la future PAC soit constituée "d'une aide unique à l'hectare, totalement découplée de la production, applicable à tous les exploitants, plafonnée par exploitation et soumise à une conditionnalité environnementale".
Ce dispositif aurait pour but de faire apparaître l'Europe comme le meilleur élève au regard des dogmes en vigueur à l'OMC. S'inscrivant parfaitement dans cette approche, le Commissaire Fischler veut poursuivre le démantèlement de la préférence communautaire et baisser encore les prix intérieurs des produits agricoles pour les rapprocher du marché mondial, en vue d'ouvrir toutes grandes les frontières du Marché Commun aux produits agricoles de pays tiers, élaborés sans aucun souci des normes sociales, environnementales et de sécurité alimentaire que s'imposent les agriculteurs européens, et cela au moment même où les citoyens et les consommateurs réclament plus de qualité, plus de sécurité et plus de traçabilité.
En rendant les aides directes forfaitaires et complètement découplées de l'acte de production, on se priverait de tout moyen d'action et de régulation sur les marchés : les prix, déjà peu élevés, deviendraient extrêmement volatils. Par ailleurs, en transformant les aides en privilèges attachés à la terre, et en fixant leurs montants à partir d'un historique de primes, on favoriserait les exploitations les plus vastes et les plus fertiles, on inciterait à l'agrandissement et à la concentration. Or, ces privilèges ne sont justifiables ni économiquement, ni politiquement : ils deviendraient la cible de toutes les critiques et seraient très rapidement remis en cause.
En introduisant un système d'audit pour accorder ou refuser les aides au nom d'une nouvelle éco-conditionnalité, on va créer une nouvelle bureaucratie dotée d'un véritable pouvoir de vie et de mort sur chaque exploitation, qui exaspèrera les agriculteurs. En prétendant simplifier la gestion de la PAC, on crée en fait un système encore plus complexe et absolument insupportable, une sorte de super "contrat territorial d'exploitation" européen.
Ainsi la Commission se bloque sur une posture schizophrène, en se faisant à la fois l'avocat de deux logiques opposées : celle d'un modèle agricole européen fait d'exigences fortes en matière d'aménagement du territoire, de sécurité alimentaire, de qualité des produits, de respect de l'environnement, et celle d'un marché mondial ouvert qui n'intègre aucun de ces paramètres. Et comme souvent, elle cherche à réconcilier les deux logiques par un montage bureaucratique à sa façon, qui ne nous paraît pas gérable à terme.
En fait, la Commission ne parvient pas à desserrer l'étau où elle s'est elle-même placée par les accords de l'Uruguay Round et la réforme Mc Sharry qui, avec le postulat d'un marché mondial intégré, nous empêchent par définition de défendre le modèle européen. Le paradoxe, c'est qu'aujourd'hui, avec le Farm Bill du président Bush, les Etats-Unis reconnaissent qu'ils ont fait fausse route. La Commission, elle, au lieu de saisir cette occasion de remettre en cause de mauvais principes, persévère et s'enfonce dans l'impasse.
Bien sûr, beaucoup verront ici la différence entre un gouvernement démocratique soutenu par son peuple, et une institution à la légitimité populaire faible, ou inexistante, qui ne peut pas se payer le luxe de reconnaître une erreur majeure sans mettre en péril son statut. Cette observation doit nous amener à quelques réflexions institutionnelles.
Il y a un an tout juste, la Commission publiait, à grands coups de trompes, un Livre blanc sur la "gouvernance européenne", qui lançait un vibrant appel en faveur "d'une culture renforcée de consultation et de dialogue", à soutenir par un "code de conduite" destiné, entre autres, à "réduire les risques de voir les décideurs se contenter de tenir compte d'un seul aspect de la question" (page 20).
Or c'est exactement ce qui vient de se passer, comme si le Livre blanc sur la "gouvernance" n'avait jamais existé. Non seulement le débat est précipité, mais il n'y a même pas eu d'évaluation sérieuse et impartiale des résultats concrets de la politique passée, et encore moins de scénarios alternatifs pour le futur. On est bien obligé de se dire que si la Commission retombe si facilement dans l'ornière, c'est parce que sa nature l'y mène : profondément imbue du préjugé qu'elle seule défend l'intérêt général européen, retranchée derrière son monopole d'initiative qui lui donne la garantie qu'aucune autre proposition que la sienne ne pourra être discutée au Conseil, la Commission reproduit sans cesse un comportement de concepteur omniscient et hautain qui ne correspond en rien au dialogue démocratique aujourd'hui indispensable en Europe.
Faisons deux voeux pour l'avenir. Sur le dossier de la PAC, les Européens doivent comprendre que dissocier les contraintes environnementales et les prix à la production n'a pas de sens : il faut imposer des contraintes de qualité rigoureuses, certes, mais dont le coût doit être inclus dans le prix ; et le prix lui-même, pour être tenable sur la scène internationale, doit être protégé par des règles de préférence régionale qu'il faut faire admettre à l'OMC pour l'agriculture. Ce sera difficile à obtenir, évidemment, mais moins difficile encore que de faire tenir debout l'absurde échafaudage bureaucratique et budgétivore proposé par le commissaire Fischler.
Sur les institutions, par ailleurs, il faut saisir cette occasion pour demander à la Convention présidée par Valéry Giscard d'Estaing de proposer une architecture moins centrée sur une Commission de droit divin, par exemple en ouvrant son monopole d'initiative et en le partageant avec les Parlements nationaux.
(source http://www.mpf-villiers.org, le 5 septembre 2002)