Interview de M. Dominique Strauss-Kahn, membre du comité national du PS, à LCI, le 24 mai 2002, sur la baisse de l'impôt sur le revenu préparée par le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, les 35 heures et les chances de la gauche aux élections législatives.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : La Chaîne Info - Télévision

Texte intégral

A. Hausser - J.-P. Raffarin parlait hier soir d'une "bonne gestion de père de famille" pour la France. Et il promet que la baisse des impôts sera tenue. "Une gestion de père de famille", cela vous convient ?
- "C'est une formule. Elle n'est pas malvenue. Mais l'émission d'hier soir de monsieur Raffarin m'a semblé d'ailleurs plus pleine de formules que de propositions ou de décisions. D'ailleurs, ce n'est pas surprenant : monsieur Raffarin est un publicitaire, il fait donc une campagne de publicité. Ce n'est pas un homme élu sur le terrain, il n'a jamais été élu par les électeurs. Et donc, contrairement à ce qu'il prétend souvent, il n'est pas représentatif du terrain. Donc, il fait un peu une campagne de marketing."
Vous lui contestez sa légitimité ?
- "Non, pas du tout. Il est parfaitement légitime. Simplement, il est moins proche du terrain qu'il ne le dit et sa campagne est un peu une campagne de marketing, un comité électoral. Je ne sais pas si on peut vraiment convaincre les électeurs comme on convainc le consommateur de boire du Coca-Cola par exemple ou des produits pharmaceutiques."
Il essaie de convaincre les électeurs que les engagements pris pendant la campagne seront tenus...
- "C'est l'autre aspect. Vous parlez de la baisse des impôts. Cette baisse des impôts, qui est promise et qui sans doute, si la droite est élue, aura lieu, est une baisse de 5 % de l'impôt sur le revenu. Et on voit très bien, il l'a d'ailleurs dit hier en parlant par exemple des footballeurs. J'ai beaucoup d'estime pour nos footballeurs, je trouve très bien qu'il gagne beaucoup d'argent. Simplement, c'est normal qu'ils payent des impôts. Mais l'exemple même qu'il a pris montre que c'est bien une baisse des impôts qui est dirigée vers ceux qui ont les plus hauts revenus. D'ailleurs, la moitié des Français ne payent pas l'impôt sur le revenu, donc pour eux, évidemment, cette baisse ne fera rien. Et même pour ceux qui payent l'impôt sur le revenu, cela ne représentera pas grand-chose pour la majorité des contribuables. En revanche, pour les très gros contribuables, cela fera beaucoup. Quand la gauche, à l'inverse, propose de supprimer la moitié de la taxe d'habitation, pour quasiment tous les Français, cela représente quelque chose et d'autant plus que l'on est moins aisé, car la taxe d'habitation est très lourde pour les petits revenus. Ceux qui nous écoutent peuvent dans leur tête faire le calcul. Combien représente 5 % de baisse de l'impôt sur le revenu pour eux ? Combien représente la moitié de la taxe d'habitation ?"
Mais les pauvres ne payent pas de taxe d'habitation non plus...
- "Une partie, les plus pauvres de notre pays, ne paye pas de taxe d'habitation, donc pour eux, ils ne payent pas non plus d'impôt sur le revenu. Pour eux, aucune des deux mesures n'a d'influence. En revanche, pour ceux qui sont immédiatement au-dessus, la taxe d'habitation représente quelque chose, mais pas l'impôt sur le revenu puisqu'ils ne le payent pas. Et si on prend une assemblée de gens dans une ville riche, ils préféreront de beaucoup la baisse de l'impôt sur le revenu. Mais quand on prend une assemblée de gens dans une ville plus modeste, voire une ville pauvre, ils savent que c'est la taxe d'habitation qui est dure pour eux. Donc cette mesure est typique du type de mesures qu'un gouvernement conservateur peut vouloir mettre en oeuvre."
La baisse des impôts et la baisse des charges sont génératrices de richesses et créatrices d'emplois... C'est quand même prouvé...
- "C'est un long débat, mais en tout état de cause, la baisse de la taxe d'habitation est aussi une baisse d'impôts. Simplement, ce ne sont pas les mêmes. Que globalement le fait de baisser les impôts donne du pouvoir d'achat, ce n'est pas faux. Encore que pour soutenir la consommation, il vaut sans doute mieux donner du pouvoir d'achat à ceux qui ont peu de revenus - c'est la baisse de la taxe d'habitation - plutôt qu'à ceux qui ont énormément de revenus. Ce n'est pas parce qu'ils auront moins d'impôts qu'ils vont consommer plus. Donc même l'effet économique de la baisse d'impôt est plus fort lorsqu'il s'agit de la taxe d'habitation que lorsqu'il s'agit de l'impôt sur le revenu."
On ne parle plus beaucoup de la baisse de la taxe d'habitation...
- "On n'en parle plus beaucoup, parce qu'on ne parle pas assez du programme du PS. Mais c'est la mesure fiscale du programme du PS. On parle de celle du Gouvernement, c'est normal. Mais les Français qui vont avoir à choisir à cette élection une orientation politique entre la droite et la gauche, puisque cela n'a pas eu lieu à l'occasion de l'élection présidentielle - personne ne peut prétendre que J. Chirac ait été élu avec 82 % de gens qui ont soutenu son programme -, ce choix qui va se faire aux élections législatives en matière fiscale, c'est la droite ou la gauche : la droite, c'est l'impôt sur le revenu, c'est-à-dire principalement une baisse importante pour les revenus les plus élevés ; la gauche, c'est la baisse de la taxe d'habitation, c'est-à-dire pour beaucoup de salariés ou de gens modestes, ce qui est le plus lourd pour eux."
Et l'augmentation de certains impôts... C'est quand même ce qui a été retenu pour la révision du programme électoral du Parti socialiste. Par exemple, l'impôt sur les sociétés...
- "L'impôt sur les sociétés, c'est une chose différente. Ce que disent les socialistes, c'est que nous avons trop d'emplois précaires. Pendant que les socialistes ont été au pouvoir, il y a eu 2 millions d'emplois créés. C'est massif, 1 million de chômeurs en moins, mais il y a eu un défaut à cela, et d'ailleurs les électeurs nous l'ont fait savoir, c'est que dans ces deux millions d'emplois créés, il y a eu des emplois précaires. C'est mieux que rien un emploi précaire que pas d'emploi du tout. Mais c'est quand même moins bien qu'un emploi solide. Et donc, nous proposons de modifier cela et d'aménager pour les sociétés l'impôt sur les sociétés en fonction de la qualité des emplois qu'elles proposent. Ce n'est pas la hausse de l'impôt sur les sociétés, c'est l'idée que les sociétés qui ont des emplois durables, des vrais contrats, eux, pourraient même avoir une baisse de l'impôt sur les sociétés. En revanche, si on pratique systématiquement l'emploi précaire, systématiquement les contrats à durée déterminée, alors il est normal que la société d'une certaine manière pénalise."
Vous mettez les emplois précaires dans la souplesse que prône le Premier ministre ?
- "Je ne dis pas que le Premier ministre a pour intention de rendre l'emploi encore plus précaire. Je ne lui fais pas ce procès d'intention. Mais je pense que la préoccupation sur la précarité de l'emploi est une préoccupation qui existe à gauche et que je n'ai jamais entendue dans la bouche du Premier ministre jusqu'à aujourd'hui."
Est-ce qu'aujourd'hui la gauche est mûre pour gagner les législatives ?
- "Est-ce qu'elle est mûre pour gouverner ? Sûrement. Est-ce qu'elle peut les gagner ? Je le crois. Et je crois même qu'elle doit les gagner."
Vous en êtes vraiment convaincu ?
- "Qu'elle doit les gagner, certainement. Cinq ans de gouvernement de gauche ont fait que les Français ont oublié ce que c'était que la droite au pouvoir. 1995-1997, c'était la France bloquée, c'étaient les millions de salariés que monsieur Juppé avait mis dans la rue. C'est loin derrière nous, on a oublié. Mais si elle revient au pouvoir..."
Mais ils n'ont pas voté pour vous...
- "Exactement, ils n'ont pas voté pour nous. Enfin, ils n'ont pas voté non plus massivement pour monsieur Chirac. Enfin, suffisamment pour qu'il soit au second tour, vous avez raison. Ils nous ont clairement dit qu'il y avait des choses, dans ce qui avait été fait, qui ne leur ont pas plu. Et on doit en tenir compte. Il reste qu'avec cinq ans de gauche au pouvoir, avec un ensemble de mesures qu'on oublie un peu aujourd'hui - c'est la loi du genre -, de la Couverture maladie universelle à un ensemble de sujets comme l'allocation pour les personnes dépendantes, beaucoup de choses ont été faites. On nous a fait des reproches, il faut les écouter. Cela ne veut pas dire qu'ayant écouté ces reproches, la gauche ne soit pas là pour gouverner. Le choix qui est devant nous, c'est vraiment un choix classique, traditionnel entre la gauche et la droite, c'est-à-dire entre ceux qui sont préoccupés de progrès social et ceux qui, de mon point de vue - certains trouveront cette formule exagérée -, n'ont pas à l'esprit l'idée que la cohésion de la société, le progrès social, c'est une valeur fondamentale pour un pays comme le nôtre."
Pourtant, les 35 heures ont fait de gros dégâts. D'ailleurs, dans vos propres rangs, la mise en oeuvre centralisée et rigide des 35 heures...
- "Les 35 heures étaient nécessaires. Des millions de salariés en bénéficient. Et la réduction du temps de travail a créé quelque 400.000 emplois qui font partie des 2 millions d'emplois qui ont été créés. Maintenant, qu'après coup, on se dise, et je le dis moi-même, qu'on aurait ans doute pu mettre en oeuvre les 35 heures autrement - c'est plus facile à dire après qu'avant, c'est sûr..."
Mais on l'a dit pendant aussi...
- "On l'a dit pendant, on l'a dit surtout après. Que certains aménagements [auraient été] nécessaires, que si on avait pu faire cela autrement que par la loi, plus par la négociation, cela aurait été mieux, tout cela est vrai. Mais le problème est de savoir si les 35 heures, comme vous dites, ont fait des "dégâts". Les 35 heures n'ont pas fait de dégâts. Pendant cette période, la France a eu la plus forte croissance qu'elle ait eue au cours des vingt dernières années. S'il y avait eu tellement de dégâts dus aux 35 heures, on n'aurait pas eu une si forte croissance. On a eu une croissance plus forte que nos voisins, alors qu'avant on avait une croissance moins forte que nos voisins ! Si les 35 heures avaient été un tel désastre, comme le dit la droite aujourd'hui, on n'aurait certainement pas été capables d'avoir une croissance plus forte, alors qu'avant on était moins forts. Donc, il faut garder un peu de raison. Les 35 heures, comme tout, auraient pu être faites mieux. Tout peut être toujours fait mieux. Mais il n'y a pas de dégâts."
En cas de cohabitation, J. Chirac devrait-il s'en aller ?
- "Non, je ne le crois pas."
C'est C. Allègre qui le dit... C'est pour ça que je vous pose la question...
- "C'est son opinion. La mienne n'est pas exactement celle-là."
Et ce serait la reine d'Angleterre dans ce cas ?
- "J'ai plus de faveurs pour cette solution-là. Le président de la République n'est pas en cause, il a des pouvoirs constitutionnels. D'ailleurs, si la gauche gagne, cela ne sera pas vraiment une cohabitation. La cohabitation, c'est quand le Président est élu sur un programme et une majorité sur un autre programme. Le Président n'a été élu sur aucun programme, sinon de défendre la République, ce à quoi il devrait veiller, car ses amis aujourd'hui ne la défendent pas très bien, en ayant des candidats comme monsieur Soisson ou monsieur Millon et en ne disant pas clairement qu'ils soutiendront les socialistes contre un candidat du Front national."
Est-ce qu'il faut réformer la loi électorale, de sorte que seuls les deux candidats arrivés en tête puissent se maintenir au deuxième tour ?
- "On peut y réfléchir, mais en attendant, on peut appliquer l'esprit de cette déclaration. Appliquer l'esprit de cette déclaration, c'est lorsqu'il y aura au deuxième tour un socialiste contre un Front national, que la droite appelle explicitement à voter pour le socialiste, comme nous l'avons fait, comme je l'ai fait dès 20h05 le 21 avril, en disant qu'il fallait voter pour J. Chirac pour faire barrage au Front national. J'attends de la droite qu'elle dise la même chose. Mais visiblement, ils ont du mal à dire cela !"
On n'entend pas la même chose...
(source : Premier ministre, Service d'information du gouvernement, le 24 mai 2002)