Interview de M. Dominique Galouzeau de Villepin, ministre des affaires étrangères, de la coopération et de la francophonie, au journal "The Times of India" le 1er août 2002 à Paris, sur le différend entre l'Inde et le Pakistan concernant le Cachemire, la coopération franco-indienne en matière de sécurité et de lutte contre le terrorisme, les relations économiques et les échanges culturels entre les deux pays.

Prononcé le 1er août 2002

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Circonstance : Voyage en Inde et au Pakistan les 2 et 3 août 2002 de M. de Villepin

Média : Presse étrangère

Texte intégral

Q - Quelle est votre analyse des tensions actuelles entre l'Inde et le Pakistan ? Avez-vous des idées particulières quant à une solution durable du différend du Cachemire ?
R - Nous voulons que l'Asie du Sud entre dans une ère de stabilité. Construire la stabilité en Asie du Sud, c'est renforcer la stabilité dans le monde. Pour atteindre cet objectif ambitieux, la sécurité et la paix sont des préalables indispensables. Il est évident qu'une véritable solution au problème du Cachemire serait un élément de développement et de dynamisme dont profiterait l'ensemble de la région.
Comment la tension actuelle entre l'Inde et le Pakistan ne préoccuperait-elle pas vivement la communauté internationale ? Aujourd'hui en effet, la notion de conflit régional circonscrit n'a plus de sens. Un affrontement entre les deux pays sur le Cachemire aurait un impact désastreux sur les équilibres stratégiques dans leur ensemble.
Ni le conflit, ni le statu quo ne sont donc dans l'intérêt des deux parties.
Mon intention n'est pas de me substituer aux autorités indiennes et pakistanaises pour élaborer des solutions aux différends qui les opposent. Mais nous devons accompagner les efforts des deux parties en vue du rétablissement d'un dialogue.
Nous sommes des amis de l'Inde. Nous en avons l'image d'un grand Etat, d'une grande civilisation. Notre propre histoire nous permet de comprendre l'extrême sensibilité des disputes territoriales, où se jouent l'attachement à une terre et à une langue, l'idée d'une Nation, la conception d'une organisation politique. Mais vous êtes un grand peuple. Des ennemis anciens doivent un jour trouver le chemin de la réconciliation. Je suis confiant dans votre capacité à relever ce défi.
Nous souhaitons que la place qui revient à l'Inde dans les affaires internationales ne soit pas minée par un abcès de fixation susceptible d'être utilisé par tous ceux qui ne veulent pas la paix.
Q - Estimez-vous que le président Musharraf a tenu sa promesse de mettre fin pour de bon au terrorisme transfrontalier ?
R - Le président pakistanais a pris le 12 janvier dernier des engagements importants. Il les a réitérés depuis. Des mesures ont été prises pour lutter contre les infiltrations le long de la ligne de contrôle. Les autorités indiennes en ont pris acte.
La France, l'Union européenne et la communauté internationale ont encouragé à plusieurs reprises le président pakistanais à poursuivre ses efforts dans cette direction. Mon déplacement à Islamabad me donnera l'occasion de rappeler avec force ce message.
Les activités terroristes, qui nourrissent l'intolérance et la haine, doivent cesser. Nous devons tous être mobilisés pour y faire face ensemble.
Q - Pensez-vous, comme New Delhi, qu'il n'est pas possible de discuter avec le Pakistan tant que l'Inde n'aura pas eu l'assurance que le Pakistan a pris des mesures effectives pour démanteler les camps d'entraînement et pour cesser de fournir des armes et des munitions aux terroristes ?
R - Il est légitime que l'Inde souhaite voir mises en oeuvre des mesures concrètes de lutte contre le terrorisme. A nous aussi, la violence aveugle a fait payer le prix du sang. Nous comprenons donc vos exigences.
Mais faut-il s'enfermer dans la logique sans issue des conditions et des préalables ? Attendre l'arrêt complet de toute activité terroriste avant la reprise d'un dialogue avec le Pakistan, c'est se condamner au maintien d'une tension élevée. C'est garder ouverte la perspective de l'affrontement militaire. En définitive, c'est prendre le risque d'une intensification de la violence.
Le combat contre le terrorisme, vous le savez bien, exige détermination et force d'âme. L'Inde a fait ce choix. Elle doit s'y tenir, en se montrant ouverte à la reprise d'un dialogue qui prendrait en compte de manière objective les premiers résultats concrets obtenus par le président Musharraf. Dans les situations de blocage, le mouvement est un impératif. Je suis confiant dans la capacité de l'Inde à continuer d'avancer sur un chemin de sagesse, qui a été le sien depuis le début des tensions.
Q - La France envisage-t-elle de coopérer étroitement avec l'Inde afin de lutter contre le terrorisme et l'extrémisme religieux ?
R - La France et l'Inde ont toutes deux été victimes du terrorisme. Nous avons condamné avec force l'attentat survenu à Jammu le 13 juillet dernier. Nous partageons la même détermination à lutter contre ce fléau. Nous avons donc engagé depuis de nombreuses années une coopération en matière de lutte anti-terroriste avec les autorités indiennes. Un groupe de travail a été créé en septembre 2001. Il s'est déjà réuni à deux reprises et témoigne de réelles avancées en commun.
Notre concertation dans les enceintes internationales participe également de cette volonté d'éradiquer le terrorisme. Nous avons notamment soutenu la proposition indienne de convention globale sur le terrorisme.
Q - La presse française a fait état d'activités de groupes terroristes en France. Le "réseau Beghal" serait en rapport étroit avec le Pakistan. Si tel est le cas, pourriez-vous commenter les mesures que prend la France pour réprimer les activités de ces groupes ?
R - Le réseau auquel vous faites allusion a été démantelé. Il est l'une des illustrations de la vigilance que nous devons maintenir dans nos pays, afin de prévenir de nouvelles attaques terroristes. C'est une priorité du gouvernement auquel j'appartiens.
Dans ce cadre, nous avons engagé une coopération avec de nombreux pays, dont le Pakistan. A la suite de l'attentat dont onze de nos compatriotes ont été les victimes le 8 mai dernier à Karachi, nous avons renforcé cette coopération avec Islamabad, afin de parvenir à l'élimination rapide et effective des réseaux terroristes.
Q - L'Inde et la France entretiennent régulièrement et au plus haut niveau un dialogue en matière de sécurité. A quels résultats tangibles ce dialogue a-t-il abouti ?
R - La France et l'Inde ont chacune une vision stratégique du monde, qu'elles développent avec un esprit indépendant. Il était donc naturel que nous ayons ensemble un dialogue stratégique. Cet exercice est conduit de manière remarquable par les deux parties, dans un climat de grande confiance et d'ouverture. Il nous a permis depuis quatre ans d'aborder les principaux problèmes internationaux, de renforcer nos liens politiques, de mieux comprendre les préoccupations de l'Inde et de les faire valoir dans d'autres enceintes. Il a débouché sur des projets concrets, comme les échanges sur la sûreté nucléaire, dont l'importance est vitale pour un développement économique sûr de l'Inde.
Q - La France est-elle prête à associer l'Inde à des arrangements de sécurité qui aillent au-delà de la problématique Inde-Pakistan ?
R - Je vous ai fait part de notre préoccupation devant le maintien de tensions élevées entre l'Inde et le Pakistan, et de mon souhait de voir ce problème trouver rapidement une solution satisfaisante pour les deux parties. C'est un point essentiel pour nous.
Mais il doit être clair que nous n'abordons pas les problèmes de sécurité de l'Inde sous le seul angle de sa relation avec le Pakistan. Ce serait une vision réductrice, qui ne serait pas conforme avec la place même de l'Inde et avec ses responsabilités sur la scène internationale. Nous avons donc développé avec New Delhi des relations fortes dans le domaine de la défense et de la coopération industrielle. Nous entendons poursuivre et approfondir ce choix.
Q - Les liens économiques et commerciaux entre l'Inde et la France ne sont pas, chacun en convient, aussi forts qu'ils le devraient. Bien des choses peuvent être réalisées dans des domaines tels que les technologies de l'information, la gestion des eaux, les biotechnologies, les industries alimentaires, etc. Apporterez-vous des propositions précises en vue de renforcer ces liens ?
R - Nos liens économiques et commerciaux se sont renforcés depuis plusieurs années. Des compagnies comme Lafarge ou Saint-Gobain ont fait récemment des investissements majeurs en Inde. Suez, Vivendi, Alcatel, Thomson sont également présentes.
Mon intention est de donner un nouvel élan à ce mouvement, qui reste encore trop modeste au regard de notre relation politique. De nombreux ministres se rendront en Inde dans l'année à venir. Le Premier ministre lui-même envisage de se rendre à Delhi dans le courant du premier semestre 2003, à l'invitation de son homologue indien. En février et mars prochain, une saison de la France en Inde permettra d'organiser des rencontres et des séminaires auxquels devraient participer nombre de chefs d'entreprise français. Nos deux gouvernements partagent la même volonté et le même dynamisme dans ce domaine.
Q - Nous assistons à une résurgence de l'extrémisme dans plusieurs parties du monde, y compris l'Europe. Comment l'Inde et la France, toutes deux attachées à la laïcité, peuvent-elles conjuguer leurs efforts pour contrer cette tendance dangereuse ?
R - Nos deux pays sont de grandes démocraties laïques, en même temps que des nations de culture, dans lesquelles la religion occupe une place. Notre conception du sécularisme est d'abord fondée sur le respect des croyances d'autrui. C'est un acquis précieux, qui doit être défendu sans relâche contre les tentations de l'extrémisme ou du rejet de l'autre.
L'Inde et la France ont chacune à leur façon illustré l'idée de tolérance. Les philosophes des Lumières ont été les premiers à la promouvoir. Elle s'est renouvelée sous l'impulsion du Mahatma Gandhi, qui a payé du prix de sa vie sa foi dans la non-violence. Il a valeur d'exemple pour nos sociétés, comme le rationalisme éclairé de la France pour beaucoup de démocraties. N'ayons pas peur de nos convictions. Sachons distinguer ce qui dans notre propre histoire peut nous servir à comprendre l'avenir.
Q - Les échanges culturels entre l'Inde et la France se multiplient d'année en année. Que peut-on faire pour les développer, notamment dans des domaines comme le cinéma, la télévision, l'édition et la musique ? Qu'en est-il du tourisme ? Sur un plan quelque peu différent, comment nos deux pays peuvent-ils étendre leur coopération en matière de recherche scientifique et technique, en particulier dans des domaines comme la médecine, les biotechnologies, les télécommunications, l'aéronautique ou la technologie des lasers ?
R - La culture est le creuset d'une relation vitale entre les pays. Elle nous ouvre aux richesses qui ne sont pas les nôtres, elle nous offre l'accès à une nouvelle vision du monde. J'en suis convaincu, nous sommes grandis par le regard de l'autre.
Entre nos deux pays, c'est un domaine qui se développe naturellement, tant la France a le goût et la curiosité de l'Inde. La simplicité avec laquelle nous avançons dans ce domaine me fait penser à un vers de Tagore : "Celui qui fait éclore la fleur travaille si simplement". A l'écoute des grandes voix de ce siècle passé, nous entendons le dialogue spirituel de Romain Rolland et de Gandhi, la vibration émue du timbre d'André Malraux proclamant l'Inde "jeune terre d'espoir", les chants indiens qu'Alain Danielou enseignait à Shantiniketan et à Bénarès pour les faire résonner en Occident, tous les esprits nourris d'Inde et de France qui nous transmettent leur inquiétude et leur enthousiasme devant le monde.
C'est une véritable fascination que votre pays exerce sur nous. Ce sont des liens charnels qui se sont tissés entre nos deux pays, à Delhi, à Bombay ou à Pondichéry.
Mais cela n'interdit ni la volonté, ni les initiatives, et je sais qu'elles sont multiples : le succès de l'exposition Picasso à Bombay et à Delhi, la venue en France d'une exposition sur l'art Gupta en sont des illustrations. L'importance de la délégation indienne au dernier festival de Cannes, où le cinéma indien fait l'objet d'une réelle admiration, en témoigne également. Comment ne pas se réjouir du succès d'un film aussi lucide et poétique que "le mariage des moussons" ?
En matière scientifique et technique, notre objectif est de renforcer de véritables partenariats stratégiques avec l'Inde, à l'image de la coopération spatiale et du projet Megha-Tropiques d'étude de la climatologie tropicale. Dans ce secteur, vous avez témoigné d'un savoir-faire et d'un niveau de technologie qui forcent l'admiration. Les lanceurs indiens sont désormais reconnus comme des instruments de pointe, au service de la communication et de l'observation. Ils sont les symboles de votre capacité à défricher l'avenir.
Q - L'Inde fait tout son possible pour ouvrir à Paris un centre culturel indien mais ce dossier n'a que peu progressé. Votre gouvernement envisage-t-il de répondre favorablement à cette proposition indienne ?
R - Un centre culturel indien a naturellement toute sa place en France. Nos services sont en contact étroit et régulier pour que ce dossier connaisse une issue positive le plus rapidement possible.
Q - Quelles mesures la France peut-elle prendre pour encourager des étudiants indiens à poursuivre leur formation supérieure dans des établissements français ?
R - Nous devons nous donner les moyens de faire venir en France des étudiants et des chercheurs indiens. L'avenir de notre relation se joue d'abord dans la qualité et la fréquence de ces échanges. Nous avons déjà décidé de développer les programmes existants, en ouvrant plus largement les bourses et en facilitant les procédures d'information des étudiants indiens. D'autres initiatives doivent être prises, pour aller plus loin.
Q - Vous avez été en poste en Inde à deux reprises. Que vous a apporté cette expérience de notre pays ?
R - Lors de mon séjour en Inde, j'ai eu la chance de pouvoir parcourir un grand pays, comme l'ensemble du sous-continent. J'ai découvert un regard unique sur notre condition humaine et sur l'organisation du monde, un sens aigu de la précarité de la vie et de sa dimension infinie. J'y ai gardé de nombreux amis.
Q - Pour conclure, la France est-elle prête à jouer un rôle moteur pour faire en sorte que l'Inde devienne membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies ?
R - Le président de la République a été le premier chef d'Etat à se prononcer sans réserve pour l'accession de l'Inde au statut de membre permanent du Conseil de sécurité. L'Inde a un grand rôle à jouer sur la scène internationale. Malraux n'affirmait-il pas : "la chance de l'Inde sera l'une des chances du monde ?"
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 6 août 2002)