Déclaration de M. Lionel Jospin, Premier ministre, sur les grandes orientations de la politique étrangère de la France, notamment l'action diplomatique de la France, les enjeux européens et la réforme de la coopération, Paris le 27 août 1998.

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Circonstance : 6ème Conférence des ambassadeurs à Paris le 27 août 1998

Texte intégral

Madame et Messieurs les Ministres,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Monsieur le Secrétaire général,
Mesdames, Messieurs,
Je voudrais vous dire que je suis heureux de vous retrouver, un an après, pour cette sixième Conférence des ambassadeurs.

Le président de la République s'est exprimé longuement. Devant vous, il a fixé les grandes orientations de la politique étrangère. Hubert Védrine ce matin, puis Pierre Moscovici et Charles Josselin, ont, à leur tour, développé un certain nombre d'orientations, Hubert Védrine donnant les cadres de la politique conduite au sein du ministère au service de l'action diplomatique de la France, Pierre Moscovici évoquant les prochains enjeux européens, dont vous savez à quel point ils seront importants, Charles Josselin présentant les grandes lignes de la réforme de la coopération dans ses principes, comme dans ses modalités.

Vous avez, je crois, prévu, dans ces journées, d'organiser un certain nombre de tables rondes et de groupes de travail. Dans ces conditions, je n'ai pas jugé nécessaire de faire devant vous une intervention.

Le président s'est exprimé ; les ministres ont concrétisé ce qu'est la politique de la France en matière internationale, et je crois qu'il y a une assez large communauté de pensée, dans la politique étrangère, parmi les autorités publiques, sans doute parce qu'il y a une constante, ou des constantes de la politique étrangère de la France, peut-être aussi parce que le président de la République et moi-même partageons - pas toujours par les mêmes cheminements, avec des références qui peuvent être culturellement un peu différentes - une sensibilité souvent assez proche dans l'accueil d'un certain nombre d'événements qui se produisent et qui impliquent des réactions de la part de notre pays - enfin, parce que les autorités de l'Etat s'efforcent de conduire la politique étrangère, et aussi la politique de défense, avec une maîtrise suffisante de l'élaboration des positions, de la définition de notre expression publique et de cette expression publique elle-même.

A cet égard, je crois qu'au-delà de ce que le président de la République et moi-même consentons à cet effort d'élaboration de nos positions, l'action du ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine, est naturellement tout à fait décisive, de la même manière qu'à ses côtés, celle de Pierre Moscovici et de Charles Josselin, ou encore dans un champ qui accompagne la politique étrangère, sans heureusement la dominer, tout ce que nous devons à l'action et à la réflexion d'Alain Richard, le ministre de la Défense.

Le président de la République vous a rendu hommage ; il l'a fait à juste titre. Moi-même qui, depuis un an, ai eu l'occasion de vous rencontrer, en tout cas de rencontrer un nombre significatif d'entre vous, je suis mieux à même cette année de m'associer à cet hommage.

J'ai opéré un certain nombre de déplacements à l'étranger, qui m'ont permis de vous rencontrer, même si ce n'était pas là l'objet. Ces déplacements sont relativement limités, parce que ma mission est davantage tournée vers les problèmes intérieurs du pays, mais ils n'ont pas été négligeables. Il y en aura d'autres, et notamment ce voyage en Chine qui se prépare. Le voyage aux Etats-Unis, aux côtés de François Bujon de l'Estang, a été un temps fort au mois de juin. Il y aura d'autres déplacements à chaque fois qu'il sera nécessaire, en accord avec le président de la République, d'aller défendre les intérêts de la France, d'aller faire vivre un certain nombre d'institutions bilatérales qui nous lient à des pays, ou d'aller parler pour notre collectivité nationale.

Je pense que dans l'année qui vient, compte tenu de l'importance des échéances européennes, compte tenu du fait qu'en réalité, en Europe, les problèmes intérieurs et les problèmes extérieurs se nouent et s'imbriquent, j'aurai l'occasion de façon assez systématique de me déplacer dans les pays de l'Union européenne, ou d'accueillir un certain nombre d'homologues, et sans doute, aussi, en commençant progressivement chez les PECO. Donc, un certain nombre d'entre vous me retrouveront.

Je vous ai vus assez souvent aux côtés des hôtes de la France, qu'avec le président de la République, je recevais dans notre pays. Je me rends compte à quel point ces déplacements, ces invitations sont nombreux. Vous étiez naturellement la plupart du temps présents, presque toujours présents. Cela a été pour moi une autre occasion de vous voir.

Je voulais donc vous dire qu'à travers ces rencontres, à travers, aussi, la lecture de vos télégrammes, de vos analyses, que je m'efforce d'absorber - le flot en est évidemment important - j'ai pris mieux la mesure de ce que vous apportez, même si le ministère des Affaires étrangères ne m'était pas naturellement étranger.

Je n'ai donc pas l'intention de faire une intervention, mais j'ai l'intention davantage de nouer avec vous un échange et un dialogue. Ce que je voudrais dire, quand même, avant de terminer mon propos introductif, c'est que même s'il y a ce consensus de politique étrangère, cela ne veut pas dire que depuis un an, avec le nouveau gouvernement, n'aient pas été apportées à cette politique étrangère un certain nombre d'inflexions, de marques. Ce serait d'ailleurs anormal qu'il n'en soit pas ainsi. Cela ne serait pas tenir compte des réalités de l'alternance, de sources d'inspiration, qui appliquées au même objectif - la défense de l'intérêt de la France - ne sont pas moins parfois un peu différentes. Donc, le nouveau gouvernement a apporté à cette définition, à cette conception de la politique de la France à l'étranger un certain nombre d'inflexions.

Vous êtes assez avisés et dotés d'une suffisante acuité visuelle pour noter en quoi cela a pu se marquer. Mais de toute façon, dans la mesure où ces accents, ces inflexions, ces suggestions nouvelles ont été accueillies et acceptées, tout cela a fait partie de cette constante de la politique étrangère française qui, en même temps, s'adapte aux nouveaux problèmes ou à de nouvelles sensibilités. Il est bien évident que si l'on pense à l'Europe, par exemple - Pierre Moscovici en a parlé - ou si l'on pense à l'approche des Droits de l'Homme dans un certain nombre de champs de la vie diplomatique, ou bien si l'on pense à la politique africaine et à la politique de coopération - ce qui ne veut pas dire la même chose - il y a eu un certain nombre d'évolutions, qui font partie désormais de la politique étrangère de la France.

A cette inflexion, à cet apport nouveau, le travail intérieur auquel je suis naturellement bien davantage voué, n'est pas non plus tout à fait étranger. J'espère, je souhaite que ce que fait le gouvernement ait un impact sur l'image de la France, sur sa capacité à affronter un certain nombre des défis d'aujourd'hui. Quand je parle de l'image de la France, je ne pense pas simplement au Mondial, qui, nous le savons tous, est uniquement responsable, et pour tous, d'ailleurs, d'une certaine euphorie consensuelle, qui, paraît-il, caractériserait notre pays - ce que vous faites, ce que nous pouvons tenter de faire dans nos postes n'y est pour rien, naturellement, tout vient du Mondial. Bien, en tout cas, ce que je voulais dire, c'est que j'ai lu soigneusement, et en faisant bloc, l'ensemble de vos télégrammes adressés à propos du succès de l'équipe de France. Je vous assure que quand on lisait l'ensemble de ces télégrammes les uns après les autres, c'était quand même véritablement impressionnant, et donc vous avez su, souvent, relayer ce qui se produisait spontanément, avec beaucoup d'inventivité. Vous n'êtes donc pas traditionnels, comme certains pourraient le croire, et en tout cas, vous avez su rendre compte de l'impact extraordinaire, quand même, que tout cela a eu à l'extérieur. J'y ai été tout à fait intéressé en tant que Premier ministre et en tant qu'ancien sportif.

Mais je pense, néanmoins, qu'il y a un certain nombre de choses que nous faisons dans la politique de la France, qui, naturellement peuvent avoir des conséquences, et sur l'image de notre pays, et sur sa capacité. J'en donnerai deux exemples : l'un qui touche davantage sa capacité, je pense à un certain nombre des restructurations industrielles que nous avons amorcées, et j'espère commencer à réussir dans des secteurs-clés qui concernent l'avenir de notre pays : grands secteurs industriels, nouvelles technologies... Et il est évident que cela appartient à la politique étrangère, que cela se mêle à la politique extérieure de notre pays. Ou un deuxième exemple : je pense que le fait d'avoir été capable de maîtriser la question calédonienne, de trouver des solutions, et avec plutôt une certaine approbation de la part des pays voisins, qui, dans cet espace, évidemment, sont assez lointains. Je pense que cela aussi a été un élément positif pour notre pays, et la façon unanime dont les autorités de l'Etat et le Parlement, en Congrès, ont approuvé cette démarche évolutive.

Donc, un certain nombre de choses que nous faisons dans la vie politique intérieure, mais qui chevauchent, ou dépassent nos frontières nationales, peut naturellement être important. Si un certain nombre de ces questions vous intéresse, je suis prêt, naturellement, à y répondre, dans la mesure où dans les postes où vous êtes, vous êtes naturellement comptables et représentatifs de la réalité de la France. Vous n'êtes pas simplement ceux qui nous disent : à tel ou tel endroit de la planète, voilà ce que l'on pense, voilà ce que l'on espère, voilà ce que l'on attend de la France, voilà ce qu'on demande d'elle, voilà ce qu'on lui reproche. Voilà à quoi je veux, nous voulons vous rendre attentifs, vous êtes aussi ceux qui doivent porter cette image de la France. Donc, si un certain nombre de points peuvent vous intéresser, je serais prêt à y répondre, ce qui me fera moins, d'ailleurs, courir le risque d'être répétitif par rapport aux exposés qui ont déjà été faits et dont, naturellement, je partage l'approche.

La présence, ici, de Claude Allègre, dont l'action sur le plan scientifique, sur le plan de l'éducation à l'extérieur ; la présence de Jean-Pierre Chevènement, qui, sur des problèmes de sécurité, sur des problèmes de terrorisme, sur des problèmes d'irréguliers, en France, a à prendre des positions, à conduire des politiques, qui, là aussi, ont une conséquence sur notre politique extérieure ; ou la présence de Catherine Trautmann, qui sur le plan culturel ou de l'information, a aussi à voir avec ce que nous faisons - je ne reparle pas d'Alain Richard que j'évoquais tout à l'heure -, tout cela a une influence sur la politique extérieure de notre pays, et je les remercie d'être ici. Voilà donc l'essentiel de ce que je voulais dire pour introduire notre dialogue plutôt que pour développer des orientations. On m'a dit que l'échange que nous avions pu nouer - je ne parle pas dans son contenu, mais au moins dans son principe - l'année dernière, vous avait convenu, disons, comme méthode, et donc c'est celle que nous appliquons de façon plus systématique que l'année dernière. C'est pourquoi j'ai été quasiment interdit de parole par le ministre des Affaires étrangères, qui a voulu se réserver les exposés académiques, en ne me laissant que la difficulté de la confrontation avec vous, mais il est vrai qu'il vous sait extrêmement bien élevés.

Alors, à vous !
Q - (M. l'Ambassadeur de France en Jordanie) Monsieur le Premier ministre, je voudrais vous poser une question concernant l'Europe et le type d'Europe que nous sommes en train de construire. Dans quelques mois, nous aurons l'euro, une Europe économique et monétaire, si tout se passe bien. Dans le domaine politique, c'est déjà un peu plus flou et - comme nous ne sommes apparemment pas prêts à jouer sur la question de l'élargissement - je ne vois pas très bien comment nous pouvons faire prévaloir nos thèses en matière institutionnelle. Mais ce qui me préoccupe le plus, c'est un troisième aspect, c'est l'aspect culturel, linguistique ou même identitaire. En effet, l'Europe qui paraît se dessiner dans ce domaine - une Europe flasque - est anglo-saxonne. On parle de moins en moins français dans les réunions de travail de l'Union européenne et les délégués de la Commission, même français d'ailleurs, correspondent en anglais. Les instructions, que nous recevons, ne sont plus suffisantes. Or la construction de l'Europe suppose un certain transfert d'identité du cadre national au cadre européen. Mais on ne voit pas comment nos concitoyens pourraient se reconnaître dans cette Europe flasque et anglo-saxonne qui se dessine. Donc, est-ce que cet aspect fait partie de vos priorités, dans quelle mesure est-ce que c'est un sujet pour vous, un sujet politique, est-ce que c'est une question dont vous vous ouvrez au chancelier allemand et autres chefs d'Etat ou de gouvernement européens ?

R - Je vous remercie. L'année 1999, du point de vue démocratique, va donner l'occasion, à nouveau, d'un débat sur l'Europe. C'est vrai qu'un certain nombre des débats noués à l'occasion des élections européennes ont pu apparaître comme décevants et frustrants, néanmoins, c'est une occasion pour le peuple de s'exprimer et c'est un moment par ailleurs clef sur le plan institutionnel - entendu au sens large - pour l'Europe que celui de ces élections européennes. Je ne doute pas que les formations politiques, les responsables politiques, les autorités de l'Etat - peut-être avec une modulation différente - n'aient l'occasion de s'exprimer devant le peuple en cette circonstance.

Je pense, par ailleurs, que les circonstances actuelles, malgré les incertitudes que font peser, et même en partie en raison des incertitudes que font peser sur la croissance, la crise asiatique, un certain immobilisme japonais face aux créances douteuses et à la bulle financière, et la crise de transition majeure que connaît la Russie. Je pense que, en dépit de ces inquiétudes, et en raison de ces défaillances ailleurs, les circonstances ne sont pas défavorables pour l'Europe. Nos fondamentaux économiques sont bons en général, et je crois que si les gouvernements européens le veulent, ont conscience que cela est nécessaire, ils peuvent faire le choix d'une période de 10-15 ans qui, au-delà des cycles économiques - qui joueront leur rôle - soit une période de croissance plus forte en Europe. Et donc, je considère que si nous le voulons, et c'est le sens, d'ailleurs, des inflexions, des accents, qu'avec l'accord du président de la République, mon gouvernement a donnés dans les discussions européennes, avec l'accent mis sur les problèmes de croissance, sur les problèmes sociaux, sur les problèmes d'emploi surtout, avec la volonté d'accompagner la création de l'euro par un organisme politique de coopération ou de coordination des politiques économiques. Je pense que cet accent mis sur un contenu plus dynamique, plus actif en même temps plus équilibré sur le plan social de l'Europe, dans une conjoncture où l'Europe peut apparaître pour ce qu'elle est, c'est-à-dire toujours une zone de paix, toujours une zone de démocratie, mais peut-être davantage cette fois une zone d'activité et de croissance, je pense que les circonstances ne sont pas négatives.

Par contre, il m'a paru que dans son interview de ce matin, le ministre des Affaires étrangères se faisait l'écho de ces inquiétudes. Par contre, il n'est pas tout à fait certain, au moment où nous parlons, que face à la difficulté d'un certain nombre de rendez-vous - maîtrise des dépenses communautaires, choix en ce qui concerne les grandes politiques structurelles, qu'elles concernent la politique régionale ou qu'elles concernent la politique agricole, problème de l'élargissement, visible inefficacité des institutions européennes ; je crois que le ministre des Affaires européennes s'est exprimé de façon assez nette sur cette question ce matin - il n'est pas évident que tous les éléments de la maîtrise de ce rendez-vous soient réunis.

Je pense que la France devra être capable - je crois d'ailleurs que c'est notre volonté, et le Président et le gouvernement doivent être capables de proposer là des choix qui soient des choix équilibrés. Et puis, une réforme institutionnelle, peut-être moins abstraite ou cartésienne que souvent pratique, faisant que l'Europe soit encore capable de décider relativement vite, relativement sérieusement, dès maintenant, et plus encore lorsque nous ne seront plus 15, mais lorsque nous serons 18 ou 20.

Cela me préoccupe, comme le ministre des Affaires étrangères. Nous n'avons pas l'intention d'être passifs, que ce soit à travers l'évocation que faisait le président de la République d'une relance du dialogue franco-allemand, ou que ce soit à travers un certain nombre de propositions que nous ferons, et notamment le gouvernement, et en direction du président de la République, pour aborder ces rendez-vous européens.

Donc, moi, je pense que les choses sont ouvertes. Je pense que la conjoncture historique, économique n'est pas défavorable et qu'il dépend de nous d'être capables de nous saisir de ces rendez-vous, qui sont devant nous et qui ont été évoqués ce matin.

Si nous le faisons, je pense que l'Europe ne sera pas alors une Europe flasque. Si nous le faisons, cela veut dire que ce n'est pas quand même la philosophie anglo-saxonne, si elle signifie dans votre esprit, Monsieur l'Ambassadeur, plus de libéralisme que d'équilibre, plus de libre-échangisme que d'espace cohérent, moins d'intervention autour des politiques. Je pense que ce n'est pas forcément une Europe flasque et anglo-saxonne que nous seront capables de définir.

Sur l'élargissement, je crois qu'il faut donner de la cohérence à notre propos. Si nous pensons que la réforme institutionnelle, la réforme du processus de décision à l'intérieur de l'Union européenne est un préalable, alors il faut tenir comme un préalable, quels que soient nos interlocuteurs. Si nous pensons que le dossier de l'élargissement politiquement accepté par la France, au même titre que tous les autres pays, est un dossier qui, pour chaque pays, doit être jugé sur ses mérites, c'est-à-dire en fonction de la capacité des pays et des sociétés en question d'affronter réellement les règles communes de fonctionnement au sein de l'Union européenne, alors nous devons le dire clairement à Paris, dans les instances européennes et dans les capitales de ces pays. J'y sera confronté à mon tour, puisque j'en aurai certainement l'occasion dans quelques-uns de ces pays. Je pense que si nous voulons être efficaces, c'est-à-dire aborder l'élargissement de façon réaliste, et si nous voulons aussi dire qu'il y a un préalable de la réforme institutionnelle, du mécanisme de décision, non pas comme un prétexte pour freiner l'élargissement, mais comme une nécessité pour que l'Europe continue de fonctionner à partir du moment où elle sera plus large, alors il faut que nous donnions une cohérence à ce propos, à tout moment et partout. Si c'est cela qui s'exprimait en partie dans votre inquiétude, voilà la réponse que j'y donne.

Quant aux réalités identitaires, je pense que l'Europe, qui a été la matrice des pays auxquels nous sommes confrontés en matière de développement, maîtrise un certain nombre de problèmes, y compris intérieurs, avec plus de rationalité et parfois plus de relativisme que certains de nos puissants alliés.

Vous savez, lorsqu'on voit avec quel mouvement, avec quelle contradiction, sont faits, parfois, par de puissants amis des choix de politique étrangère, qui les mènent à favoriser ceux-là mêmes qu'ils seront obligés de frapper ensuite, je me dis qu'il y a une forme de rationalité des vieilles nations d'Europe. Il y a une façon de faire vivre l'équilibre de leur société entre l'économique et le social. Il y a une façon de faire vivre le rapport entre l'individu privé et ce qu'il doit à la collectivité, qui, à mon sens, composent des formes d'identité. Je ne parle pas par ailleurs de l'art, de la création de nos langues, parce qu'il faut les faire vivre tous. Quand l'anglais aura été utilisé partout, je ne sais pas très bien ce qu'il en restera par ailleurs en tant que langue. Il sera singulièrement massacré du point de vue identitaire. D'ailleurs, on en constate peut-être déjà les conséquences.

Je ne suis pas inquiet si cette identité que nous devons, à terme, affirmer n'est évidemment pas une identité fermée. D'ailleurs, comment le pourrions-nous en Europe ? Nous n'allons pas inventer un nationalisme européen ; nous avons dépassé nos nationalismes en faisant se rencontrer nos culturels. Je crois que, dans le monde tel qu'il est, et tel qu'il va, cet argument de la diversité est un élément, est une chance pour l'adaptation, à condition de bouger. Mais cela, j'espère que nous saurons le faire.

Q - Au moins de juin 1999, au Brésil, se tiendra un sommet Europe-Amérique latine. Ce sommet a été voulu, notamment par la France et l'Espagne, de manière très persistante. Je voudrais savoir, Monsieur le Premier ministre, comment la France s'apprête à préparer un sommet sur une politique qui, en tout cas, m'apparaît comme mal définie, manquant de cohérence et de volontarisme, vis-à-vis d'une région ou d'une sous-région, comme on voudra, dont les attaches avec l'Europe sont évidentes, mais à l'égard de laquelle on n'a jamais démontré un intérêt soutenu. Aujourd'hui, nous avons là des nations qui sont désarçonnées par une décennie 80 qui a été un véritable désastre social et économique, qui les a fait revenir 20 ans en arrière ; le modèle néo-libéral qui s'est présenté en sauveur est aujourd'hui en train de démontrer toutes ses faiblesses. Nous sentons bien monter tous les dangers sociaux qu'un tel modèle représente. Est-ce que nous pourrions préparer, peut-être, un modèle européen à proposer aux peules d'Amérique latine, aujourd'hui en quête de nouvelles politiques et de nouveaux équilibres ?

R - Monsieur l'Ambassadeur, je ne suis pas sûr que je puisse répondre, aujourd'hui, d'une façon qui vous satisfasse, à cette interpellation. Naturellement, nos liens avec les différents pays d'Amérique latine sont nombreux, historiques. Il suffit de voir les échanges entre nos littératures. Il suffit de voir les inspirations dans les systèmes politiques. Il suffit de voir les différents courants de pensée qui, des deux côtés de l'Atlantique, se sont répondus, qu'il s'agisse du positivisme ou qu'il s'agisse encore d'autres courants pour mesurer que les liens avec ces différents pays ont été historiquement profonds et subsistent. Au cours des deux dernières décennies, la montée des dictatures en Amérique latine - nous avons eu dans cette époque l'occasion d'en parler souvent ensemble et parfois même d'agir ensemble - a fait que les liens, que nous avons noués avec un certain nombre d'élites démocratiques pourchassées, condamnées, souvent réfugiées chez nous, en France, mais aussi ailleurs, ont été nombreux et féconds. Nous pouvons penser légitimement que, aussi bien au plan de la diplomatie officielle, quels qu'aient été les gouvernements, au plan des engagements des forces politiques et spirituelles de notre pays, nous avons joué un rôle fécond dans le retour à la démocratie une fois les soldes historiques faits, même si, bien sûr, ce sont d'ailleurs les élites et les peuples de ces pays qui ont su la reconquérir cette démocratie.

Comme à l'habitude, la démocratie ne suffit pas et les problèmes de développement, les problèmes d'inégalité sociale profonde viennent d'une certaine façon dévaluer le système démocratique, s'il n'est que le retour à la liberté. Dans le même temps où nous avons eu ces liens féconds, nous avons eu l'impression que nous avions toujours une difficulté à nouer une politique avec l'Amérique latine en tant que telle. Avec tel ou tel pays, oui, mais avec l'Amérique latine, d'un point de vue je dirais conceptuel, beaucoup plus difficilement. Les Espagnols, dans une certaine mesure les Portugais, mais les Espagnols pour des raisons historiques ont développé cette politique de la latinité. Pour nous, c'est plus difficile. Et nous n'avons, au fond, dans nos grands choix de politique étrangère pas souvent su bien caler, traiter, placer notre relation avec l'Amérique latine, si l'Amérique latine existe. C'est la question que vous posez et ce n'est pas d'ailleurs la première fois que vous la posez, ici ou ailleurs. Et donc, cela va dans le sens de ce que je disais, c'est l'unité dans la pensée, quels que soient les circonstances, les liens et les aléas de la vie.

L'initiative de cette conférence est due au président de la République. Je crois qu'il reviendra aux ambassadeurs en Amérique latine, à vous-même et à d'autres, à nous aider à définir utilement la problématique autour de laquelle nous nous efforcerons, avec nos partenaires européens - la France ne sera pas seule à parler - de traiter cette question de l'Amérique latine. Moi, je crois qu'il y a une potentialité en Amérique latine, un besoin de se dégager de la puissance, de la présence américaine qui fait qu'il y a une logique de dialogue avec l'Europe. Je pense qu'avec les références historiques, culturelles, démocratiques liées à la philosophie des Lumières, liées aux conquêtes du XIXème siècle en France et en partie en Amérique latine, il y a des liens démocratiques qui ont été noués dans les luttes récentes contre les dictatures qui doivent pouvoir permettre de féconder cela. A condition naturellement d'être capable ensuite de proposer un certain nombre d'éléments qui structurent cette relation. Alors j'ai eu l'impression que cette interpellation s'adressait à moi, puisque je suis à la tribune, au Président sans doute, le Secrétaire général est là et aussi très directement au ministre des Affaires étrangères, si ce n'est pas là que spontanément son intérêt principal le porterait. Ce que je ne sais pas !

Q - (M. l'ambassadeur de France en Norvège) Monsieur le Premier ministre, là où je suis, l'Europe ne paraît pas assez flasque et pas assez anglo-saxonne. Ceci dit, au-delà de la ce commentaire, je me permettrai de soulever en votre présence le problème, important je crois pour beaucoup d'entre nous sur le terrain, de l'implication de l'ensemble du gouvernement, des ministres et de leur service dans l'action diplomatique de la France. Dans le pays où je suis, qui a souffert, il y a deux ans, d'un très fort déficit d'image du à notre politique de Défense, nous avons remonté la pente. Et ceci, je crois, est vrai dans l'ensemble de l'Europe du Nord. Notre dialogue me paraît se limiter peut-être trop aux aspects diplomatiques et de Défense et à ne pas s'étendre à d'autres domaines, où la France peut faire preuve et montre tous les jours son excellence, son savoir-faire. Je prends trois domaines qui me paraîtraient particulièrement importants pour développer un dialogue qui, pour l'instant, n'en est qu'aux balbutiements : l'environnement, la culture, l'éducation et l'enseignement supérieur la recherche en particulier. Ce serait extrêmement important, vu de là où je suis, que non seulement nous accueillions au passage tel ou tel ministre, mais que nous prenions de véritables initiatives. On voit bien que l'emploi du temps des membres du gouvernement est extrêmement chargé, on ne peut pas leur demander de venir dans un pays comme la Norvège trois fois par an. Peut-être pourrions-nous faire preuve de plus d'imagination, d'inviter des homologues français et de développer dans ces trois domaines en particulier un dialogue dont, je suis convaincu, notre image et notre action dans ce pays sortiraient renforcées.
R - Je vais accueillir prochainement le Premier ministre norvégien - vous serez présent -, à Paris et à Dunkerque où un grand projet industriel et énergétique va relier nos deux pays. En ce qui concerne la disponibilité des ministres, moi, vous savez que j'ai fixé aux membres de mon gouvernement des règles strictes visant à limiter le cumul des mandats, parce que je les voulais disponibles. Et ils le sont. C'est-à-dire que tous ceux qui avaient des responsabilités importantes dans des collectivités locales, mairie ou conseil général, y ont renoncé. Et cela les rend disponibles pour leur tâche. C'est nécessaire pour le travail gouvernemental. C'est nécessaire du point de la responsabilité. Déjà, cela leur dégage du temps. Mais d'un autre côté, je ne peux pas non plus souhaiter qu'ils soient en permanence par mont et par vaux. Et donc il y a une contradiction.

D'une certaine façon, on voudrait pour l'influence de notre pays, pour la présence de la France qu'ils soient à l'étranger, qu'ils nouent des contacts avec leurs collègues, que non seulement ils les accueillent, mais également qu'ils aillent à l'étranger. D'autre part, en particulier pour ceux qui ne sont pas des ministres dans le champ des Affaires étrangères ou extérieures, il est nécessaire qu'ils animent leurs administrations, qu'ils prennent des décisions, qu'ils les contrôlent dans le pays-même. Formulez vos demandes, n'oubliez pas de le faire, saisissez le ministre des Affaires étrangères, saisissez naturellement les ministres directement : je crois qu'il sera utile qu'ils puissent de déplacer davantage. Sur les points que vous avez évoqués, nous ferons passez ce message à Mme Voynet pour ce qui concerne les problèmes de l'environnement. Et quant à M. Allègre, je pense qu'il était en mesure de vous entendre en direct.
Q - (M. l'ambassadeur en République dominicaine) Je suis dans un pays où notre coopération passe aujourd'hui essentiellement par des voies multilatérales, dont il faut dire que nous les contrôlons assez peu en ce qui concerne les réalisations sur le terrain. Nous avons aussi une coopération bilatérale qui, pour l'essentiel maintenant, repose sur l'Agence française du développement. Ma question est la suivante : quel type de relations les ambassadeurs sont-ils appelés à avoir dans le cadre de la réforme avec l'Agence sur le terrain ?

R - Je crois vraiment que ces questions - pardonnez-le moi, mais c'est normal qu'elles soient posées - doivent recevoir des réponses de la part du ministre des Affaires étrangères et de la part du ministre de la Coopération et de la Francophonie, et peut-être aussi dans le cadre du fonctionnement du Quai d'Orsay, désormais en cours non seulement de rénovation du point de vue de la modernisation de sa gestion. Je crois qu'à cet égard, M. Védrine poursuit, et peut-être amplifie, un travail de modernisation qui avait été amorcé par certains de ses prédécesseurs, notamment par M. Juppé.

Et puis, vous le savez, il y a cette politique de réforme de la Coopération, de réorientation de la politique africaine, d'une part, mais aussi de réorientation de la politique de coopération dans le sens où celle-ci justement ne peut plus se résumer à la politique africaine. Il faudra donc que le ministre en charge de la coopération, M. Josselin, et les services dont certains vont se fusionner dans de nouvelles instances, notamment dans cette grande direction de la Coopération internationale et du Développement... Il faudra donc que le ministre en charge de la Coopération ait bien à l'esprit qu'il n'est plus un ministre de l'Afrique. De la même manière que les services qui vont l'accompagner et qui vont travailler avec les autres ministres, notamment avec le ministre des Affaires étrangères, devront travailler dans cette vision intégrée. Le ministre de la Coopération a vocation justement à aller à Saint-Domingue et ailleurs, pour parler d'un certain nombre de problèmes et de coopération.

Donc, ce n'est pas à moi ici, aujourd'hui, de vous dire comment les choses vont se faire. Vous savez aussi qu'il y a la perspective de fusionner les services économiques et les services culturels - enfin, de coopération - des ambassades. Donc, vous allez pouvoir disposer progressivement de services intégrés qui vont prendre en compte l'ensemble des dimensions dont vous parlez. Quant à l'Agence française de développement, elle jouera elle-même son rôle.

Au-delà de l'insistance que je vais mettre sur ces deux messages dont je vous parlais à l'instant, je crois qu'il faut que ce soient les ministres qui répondent à vos préoccupations.

Nous allons aussi essayer, d'ailleurs, d'intégrer dans cette façon nouvelle de travailler sur les problèmes de coopération les acteurs non-gouvernementaux, qui ont des activités souvent extrêmement fécondes et inventives. Le Haut conseil de la Coopération, la participation plus active de certaines collectivités locales, l'ouverture au dialogue avec les organisations non-gouvernementales engagées dans ce secteur, c'est aussi des choses que nous devrons être capables de faire vivre.

Mais je ne voudrais pas faire le travail du ministre des Affaires étrangères, du ministre de la Coopération. Donc, je leur laisse le soin par le dialogue engagé entre vous de répondre de façon plus précise à votre question des rapports que vous obtiendrez avec l'Agence française de développement.

Q - (Le représentant spécial de la présidence de l'OSCE pour la négociation d'un accord de stabilité régionale dans les Balkans) Le Quai d'Orsay doit redevenir le centre de l'action internationale de la France. Tous les ministres que j'ai connus depuis que je suis au Quai d'Orsay ont répété l'un après l'autre cette intention. Un ministre, M. Cheysson, avait transformé le nom du ministère en ministère des relations extérieures pour bien marquer cette vocation du Quai d'Orsay. La réalité, ainsi que M. Védrine nous l'a dit ce matin encore, est tout autre : il y a érosion continuelle de la capacité du Quai d'Orsay à s'occuper de toutes les affaires extérieures de la France. Est-il possible, Monsieur le Premier ministre, de renverser cette tendance ? Pouvez-vous nous dire quelles sont les intentions du gouvernement que vous dirigez dans ce domaine ?

R - Je crois comprendre le sens de votre inquiétude ou de votre interpellation, mais je ne vois pas très clairement à quoi vous l'appliquez. Donc, j'ai un peu de difficulté à vous répondre.

Si vous voulez dire que dans la politique extérieure que la France doit être intégrée toute une série de dimensions - j'évoquais la présence d'un certain nombre de ministres tout à l'heure - de dimensions économiques, de dimensions scientifiques, de dimensions culturelles, de préoccupations de sécurité face au terrorisme ou face au trafic de drogue, de préoccupations de santé face aux risques épidémiologiques... Si vous voulez dire qu'il faut que nous ayons une vision globale, je pense qu'il revient au président de la République et au gouvernement de donner cette globalité, de donner aussi aux administrations, ministères, aux administrations françaises les moyens de remplir leurs missions. De ce point de vue, j'entends souvent dire : "il faut réduire les dépenses de l'Etat, c'est absolument indispensable". Nous les maîtrisons nous-mêmes, et nous l'avons fait d'ailleurs pour obéir aux critères de Maastricht.

En même temps, à chaque fois que je discute avec des hommes ou des femmes en responsabilité dans tel ou tel secteur, je n'ai pas l'impression qu'ils me décrivent une réalité dans laquelle leurs moyens d'intervenir se sont accrus, mais plutôt la perception que ces moyens au mieux se sont maintenus, et parfois se sont réduits. Alors, on est là dans une contradiction d'un discours général sur la baisse des dépenses publiques et d'un discours général dont on constate que, secteur après secteur, il ne s'applique jamais, et qu'on ne vous demande même pas de l'appliquer, puisqu'on vous demande au contraire de répondre mieux. Pour autant, la réforme, la modernisation de l'Etat dans tous ses secteurs, va être une des tâches, est déjà une des tâches de ce gouvernement. La modernisation du Quai d'Orsay dans son fonctionnement, dans sa gestion, et dans la bonne gestion de ses moyens nécessairement limités. Nous nous sommes efforcés néanmoins dans le budget 1999 de maintenir l'essentiel. Ce sont des formes de réponse aussi à cette question de la pénurie relative de moyens.

Vous le savez bien, dans votre fonction d'ambassadrice ou d'ambassadeur, vous avez vous-même changé formidablement par rapport à ce qu'était la conception traditionnelle du diplomate ou du métier d'ambassadeur.
Je crois que ce gouvernement, qui a l'avantage en plus d'être un gouvernement où l'on débat, un gouvernement où les élaborations sont collectives, un gouvernement où les ministres ne travaillent pas dans leur coin, mais posent les problèmes qu'ils rencontrent, lorsqu'ils en rencontrent, est un gouvernement dans lequel il me semble que la diversité des problèmes et des préoccupations est prise en compte, est intégrée. Je crois que notamment par sa participation à des réunions de ministres où tous ces problèmes sont posés, le ministre des Affaires étrangères ou le ministre des Affaires européennes ou le ministre de la Coopération sont à même eux aussi d'intégrer ces nécessités.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 11 juin 2001)