Interview de Mme Noëlle Lenoir, ministre déléguée aux affaires européennes, à Europe 1 le 8 juillet 2002, sur la nécessité d'un projet français pour l'Europe, les relations franco-allemandes, l'harmonisation judiciaire européenne, la nomination de Mme Lenoir au gouvernement et l'élargissement de l'UE.

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Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach A quoi sert un ministre de l'Europe d'un Gouvernement dont on ne cesse de répéter qu'il ne s'intéresse pas à l'Europe ?
- "Je m'inscris en faux contre cette affirmation, parce que l'engagement de la France est total dans la refondation de l'Europe, comme il l'a été dans la construction de l'Europe. On est à un tournant qui est le plus important depuis la création de la Communauté européenne : c'est l'élargissement, la "nouvelle Europe", avec les pays fondateurs et les pays de l'Europe de l'Ouest, plus les nouvelles démocraties à l'est. Et l'engagement de la France a été affirmé d'ailleurs pendant la campagne électorale par le chef de l'Etat dans un discours à Strasbourg, en février dernier..."
Mais peut-on reconnaître aujourd'hui que la machine ronronne et que l'Europe est en panne, qu'il y a un manque d'initiative de tous, y compris de la France ?
- "L'Europe n'est pas en panne. C'est vrai que l'Europe, à la veille de l'élargissement, c'est-à-dire de passer de 15 états à 25 ou 27 ou même davantage, est en phase de réflexion. C'est vrai qu'il n'y a pas encore de projet commun entre tous les Etats et que c'est précisément mon rôle que de conduire ce projet pour la France, et ensuite pour l'Europe, sous l'autorité du ministre des Affaires étrangères."
Le mur de Berlin est tombé. Vous parliez tout à l'heure du continent européen qui se réconcilie. Y aura-t-il une vision ou un projet français pour l'Europe ?
- "S'il n'y a pas de projet français pour l'Europe, il n'y a pas de refondation de l'Europe. Il faut aussi qu'il y ait un projet français qui soit négocié avec les autres pays. Et parmi ces pays, je cite l'Allemagne : il faut que le moteur franco-allemand redémarre. Et c'est la raison pour laquelle je suis allée à Berlin la semaine dernière pour de premiers entretiens."
Mais on sait que depuis quatre ou cinq ans, Français et Allemands sont fâchés ou ils sont en froid. C'est vrai que vous rentrez d'Allemagne. Comment les rabibocher ?
- "Ils ne sont pas en froid. Il y a eu un certain nombre de dissensions et c'est vrai que pour l'instant, les Français et les Allemands ont une vision qui est différente de l'avenir de l'Europe. Nous pensons qu'il faut un président de l'Europe élu par le Conseil européen pour donner une lisibilité politique, qu'on puisse identifier à travers une personnalité ce qu'est l'Europe politique."
Et eux ?
- "Les Allemands sont plutôt pour un président de la Commission élu par le Parlement. Donc il y aura des discussions."
Dans huit jours, Paris va recevoir avec beaucoup d'honneur E. Stoiber qui est le rival CDU-CSU du chancelier Schröder. Est-ce que cela veut dire que monsieur Stoiber, l'opposant de Schröder, est le favori de Paris ?
- "Pas du tout. Il vient en visite et nous le recevons avec tous les honneurs qui lui sont dus. Je suis allée, comme je l'indiquais tout à l'heure, la semaine dernière à Berlin où j'ai rencontré J. Fischer, l'actuel ministre des Affaires étrangères. Cela fait partie des relations franco-allemandes tout à fait normales."
Vous êtes en train de nous dire que Paris veut désormais plus d'Europe. Cela veut-il dire qu'il va y avoir des harmonisations nouvelles ? Et qu'allez-vous - si vous allez harmoniser - le plus vite ?
- "Paris veut plus d'Europe. Il faut quand même signaler aux citoyens qu'il y a toujours plus d'Europe. Il n'y a jamais eu depuis l'origine, c'est-à-dire près d'un demi siècle, un recul. Il y a toujours eu plus de décisions prises à la majorité au lieu de l'unanimité ; il y a toujours eu plus de programmes communs, par exemple en matière de recherche scientifique..."
Mais demain ?
- "Demain, il doit y avoir une Europe plus lisible, plus proche des citoyens, mieux comprise..."
Mais harmonisée sur quoi ? Par exemple, la fiscalité, les diplômes, cela va se faire ?
- "Le Premier ministre, dans sa déclaration de politique générale, a insisté sur l'harmonisation fiscale qui découle de la mise en place d'une monnaie unique. Mais il y a - bien entendu - bien d'autres facteurs d'harmonisation. J'en cite un : la justice. Le crime organisé se moque bien des frontières. Il y a par ailleurs un enjeu et même un défi qui est celui du terrorisme. Et nous nous devons d'avoir une police et une justice plus efficaces, avec des procédures qui permettent d'intervenir plus facilement dans toute l'Europe. C'est ce que nous sommes en train de faire."
Vous parlez de justice. Faut-il, comme ailleurs en Europe, réduire les délais d'instruction et de prescription bien trop longs aujourd'hui, d'abus de bien social ?
- "L'abus de bien social qui fait partie des délits financiers, recouvre des tas d'agissements très différents. Ce serait trop long d'en parler. Ce qui est vrai, c'est qu'en France, jusqu'à présent, la jurisprudence a considéré qu'il n'y avait pas de prescription. Il n'y a pas de réforme à l'ordre du jour, pas plus en France qu'en Europe. Il y a sans doute une réflexion qui est nécessaire et en France et en Europe, sur la nature des délits financiers. Mais à terme."
Pour réduire le délai des instructions ?
- "De manière générale, la justice en France est trop lente. C'est la raison pour laquelle on est d'ailleurs souvent condamnés par la Cour européenne de Strasbourg. Et de manière générale, et dans ce cadre-là en particulier, il faut accélérer le cours de la justice."
C'est une semaine importante pour l'Europe, puisqu'il y a à Bruxelles deux réunions de la Convention G. d'Estaing, dont l'une est la Convention des jeunes. Qui ira pour représenter la France ? Vous, P. Moscovici votre prédécesseur nommé ensemble par messieurs Chirac et Jospin il y a cinq mois ?
- "Comme vous venez de le dire, le représentant du Gouvernement des Autorités françaises, pour reprendre les textes à la Convention, est désigné par le chef de l'Etat et le Premier ministre. Donc, ce sont eux qui désignent et s'il y a un changement, il y aura changement ; s'il n'y a pas de changement, il n'y aura pas de changement."
P. Moscovici est en train de résister, peut-être légitimement - on n'en sait rien. Mais pourquoi ce rescapé de la cohabitation ne conviendrait-il pas ?
- "Je ne suis pas maître de cette décision et vous me permettrez de vous dire simplement que je n'ai aucune part dans ce schéma."
Si ce n'est pas lui, c'est vous qui représentez la France ?
- "Ce sont les responsables du Gouvernement et le chef de l'Etat qui désignent. Donc..."
Auprès de qui celui qui est nommé prend-il ses instructions ?
- "Auprès du Gouvernement. Car c'est le chef de l'Etat qui négocie et ratifie les traités et c'est le Gouvernement qui est chargé de la conduite de la politique de la nation, y compris de la politique européenne."
Vous sentez-vous la socialiste ministre du gouvernement Raffarin ?
- "J'ai cru comprendre que j'appartenais à la société civile. J'ai cru comprendre que l'expérience européenne qui est la mienne depuis dix ans - puisque j'ai présidé le comité d'éthique de l'Union européenne pendant toutes ces dernières années - avait joué un rôle. Et j'ai cru comprendre que j'avais la confiance du Premier ministre et du chef de l'Etat. J'espère dans ce cadre être utile à mon pays - et j'ajoute à l'Europe."
Vous n'étiez jamais socialiste ou vous n'êtes plus socialiste ?
- "J'ai été juge constitutionnel. Les juges constitutionnels ne doivent pas avoir d'appartenance politique."
Mais les socialistes voient un lien entre votre rôle au Conseil constitutionnel, alors présidé par R. Dumas, concernant le privilège de juridiction accordé au président de la République et votre nomination. Je sais que cela vous a choqué et que cela vous blesse. Alors pourquoi, et que répondez-vous ?
- "Cela ne me blesse pas. Cela m'étonne, parce que je pense que dans une démocratie, il y a une règle, c'est qu'il faut respecter les institutions. J'ai prêté serment au début de mon entrée en fonction en 1992, en tant que juge constitutionnel, premièrement d'exercer mes fonctions en toute impartialité - je mets à défi quiconque de dire que je ne l'ai pas fait. J'ai prêté un autre serment, qui est de ne jamais violer le secret des délibérations et des votes du Conseil constitutionnel. Jamais aucun autre juge ne l'a fait. Et même pour vous, cher J.-P. Elkabbach, je ne le ferai pas."
Sur ce plan, vous ne pouvez pas dire si vous avez été seule lorsqu'il a été question du privilège de juridiction, ou s'il y a eu unanimité des membres du Conseil constitutionnel ?
- "Je n'ai rien à dire."
Sur le fond, vous avez parlé d'élargir l'Europe. Beaucoup de gens pensent que cela ne se fera pas, que ce sera ou retardé ou que l'élargissement n'aura pas lieu. C'est trop compliqué, c'est trop coûteux, etc.
- "Il faut quand même indiquer aux Français et aux Françaises que l'élargissement est déjà très largement en cours, que d'ailleurs nos échanges commerciaux avec ces dix nouveaux pays vraisemblablement sont démultipliés par quatre ou cinq, qu'il y a un processus qui est en marche, qu'il y a des négociations qui vont commencer à la date fixée en 2004, et que le coût qui n'est pas encore définitivement fixé, qui serait, d'après la Commission, d'environ 15 milliards d'euros par an, sera assumé."
Cela ne se fera pas au détriment des agriculteurs français ou de certaines catégories qui bénéficiaient d'aides de l'Europe ? Parce qu'il y aura à aider les autres pays de l'Europe...
- "L'élargissement de l'Europe s'est toujours fait au bénéfice de la croissance de l'Europe. Et cela continuera."
L'Europe pourrait-elle prendre la tête de la bataille contre le Sida qui fait tant de ravages ?
- "C'est vrai. Vous avez raison de dire que nous avons sans doute un peu failli. C'est vrai aussi qu'il faut prendre le problème sans doute globalement : non seulement en terme d'aide financière ou de distribution de médicaments, mais il serait temps de penser aussi à la formation des médecins et aux structures sanitaires sans lesquelles on ne pourra pas lutter contre cette maladie."
Peut-on dire ce matin : "Europe, réveille-toi, au moins là, contre le Sida" ?
- "Europe, conduis la bataille contre le Sida ! C'est vrai."
(Source :premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 9 juillet 2002)