Texte intégral
Je souhaite d'abord féliciter l'IRIS pour avoir choisi pour cette rencontre un sujet aussi sensible que "morale et relations internationales", problème éternel qui prend ces dernières années une actualité et une intensité nouvelles. Je remercie les organisateurs de m'avoir convié à me demander devant vous si "les relations internationales peuvent être morales ?", question qui est très concrète pour un ministre des Affaires étrangères. Elle ne peut être éludée, elle ne doit pas être traitée de façon convenue. Encore faut-il bien en définir les termes.
"Les relations internationales peuvent-elles être morales ?" S'interroger de cette façon n'est-ce pas admettre comme une évidence que les relations internationales sont intrinsèquement immorales ou amorales ; que les Etats, acteurs des relations internationales, ne peuvent agir que comme les princes de Machiavel, par la ruse et la mauvaise foi ; qu'un impératif moral simple et facile à énoncer devrait dicter toujours l'action à mener, mais que les Etats s'y dérobent ; n'est-ce pas reprendre à son compte cette vision selon laquelle les Etats, immoraux, seront contraints sous la pression des opinions, des médias, des ONG, des juges, de la fameuse société civile, de mener enfin une politique morale jusque et y compris dans leurs relations internationales ? Eh bien, il n'y a pas un seul de ces présupposés qui ne soit contestable et discutable même si chacun comporte aussi une petite part de vrai. Entendons-nous : comme tout un chacun, j'exècre les tyrannies, j'aspire à un monde juste et pacifique ; mais par quels moyens y parvenir ? A cet égard, dans mes fonctions de ministre, je sais que proclamations moralistes et résultats moraux ne se confondent pas toujours, pas plus que droits-de-l'hommisme et meilleur respect des Droits de l'Homme.
Pourquoi disais-je que ces postulats sont contestables ? Non seulement parce que les Etats ont profondément changé mais parce qu'il est rarissime que les dirigeants d'aujourd'hui aient à choisir entre une solution morale et une solution immorale. A quelques situations historiques près, comme le combat contre Hitler, le manichéisme est dans les esprits, rarement dans les faits. Dans la quasi totalité des cas, les diverses solutions envisageables ont des implications multiples et contrastées sur tous les plans : éthiques, stratégiques, économiques, etc. Elles sont presque toujours ambivalentes du point de vue moral comme des autres perspectives. Quelques exemples, quelques réflexions tirées de l'histoire contemporaine.
Il est clair, avec le recul, qu'il aurait fallu arrêter Hitler dès le début. Mais n'eut-il pas été encore mieux de concevoir le traité de Versailles autrement, de ne pas saigner l'Allemagne à blanc avec les réparations et de ne pas prétendre juger Guillaume II comme seul fauteur de guerre ?
Harry Truman devait-il ou non utiliser la bombe A pour hâter la fin de la guerre en Asie, ou fallait-il au contraire proscrire absolument tout recours au nucléaire ? Le débat se poursuit. La réponse serait sans doute plus facile à donner si Roosevelt l'avait eu deux ou trois ans plutôt et s'il avait pu ainsi gagner tout de suite la guerre en Europe et stopper la solution finale.
Au vu des effets que cela a eu, Eisenhower a sans doute eu tort de retarder la progression des armées américaines jusqu'à ce que les armées soviétiques soient prêtes à entrer en même temps qu'elles dans Berlin. Cependant il n'a pas agi ainsi par immoralisme ni par désintérêt pour l'avenir de l'Europe de l'Est, mais parce que les Etats-Unis à ce moment là voulaient préserver l'alliance avec les soviétiques jusqu'à la fin de la guerre dans le Pacifique.
Etait-ce immoral de signer Yalta ? Que ne l'a-t-on dit. Mais Yalta prévoyait des élections libres partout. Donc était-ce immoral ou simplement crédule ?
Fallait-il boycotter radicalement l'Union soviétique dès ses débuts, ou négocier âprement et constamment avec elle, l'amollir par les armes de la paix, du commerce, tout en la contenant et en la dissuadant ?
En lâchant le Shah d'Iran, Jimmy Carter n'avait pas pour objectif d'installer au pouvoir pour longtemps la révolution islamique.
La décision américaine de bombarder le Cambodge pour hâter la fin de la guerre au Vietnam a précipité de proche en proche le Cambodge en enfer.
Tous les moyens paraissaient bons, quelques années plus tard, pour chasser l'Union soviétique d'Afghanistan. Mais que penser du formidable encouragement et soutien qui a été ainsi apporté aveuglement à l'extrémisme islamique et au terrorisme international et, au bout du compte, aux Talibans, ce dont on mesure encore les effets ?
L'ONU devait-elle proclamer en Bosnie des zones de sécurité pour les musulmans ? Décision alors saluée comme enfin courageuse, enfin morale, alors que l'ONU n'avait pas les moyens de les faire respecter et qu'elle a mis en danger de mort ceux qui ont cru à ses promesses.
Je pourrais évoquer bien d'autres exemples où qui voulait faire l'ange a fait la bête.
Toutes ces questions sont extraordinairement compliquées. Le désir de donner une base morale aux relations internationales est louable et compréhensible. Mais elle ne fournit pas, par la seule noblesse de ses intentions la clé, le passe-partout pour trancher rétroactivement dans tous les cas de façon sûre ces dilemmes passés, pour définir aujourd'hui une politique meilleure face la guerre en Tchétchénie à la Russie, à l'Iran, à l'Afrique des Grands Lacs, à la Chine, aux Balkans, à l'Afghanistan, etc.. ?
Je trouve que, contrairement à ce qui se passe aux Etats-Unis, l'on ne réfléchit plus assez dans notre pays sur ces sujets géopolitiques, sur l'histoire, sur la géographie, la stratégie, l'enchaînement des causes et des conséquences. Ce colloque fait heureusement exception. On se contente trop souvent de prendre des positions. Ce n'est pas la même chose. On parle chaque jour du mal absolu des années 30 et 40. Il doit être évidemment condamné. Le devoir de mémoire est indispensable. Mais il faut aussi analyser. Or on se cantonne parfois à des rituels expiatoires, en croyant qu'ils suffisent à notre salut démocratique. Si l'on veut éviter la répétition des drames, il ne suffit pas d'en condamner les résultats atroces. Il faut faire plus, remonter aux causes lointaines, démonter les engrenages, mettre en lumière les enchaînements. La marche vers la seconde guerre mondiale ne peut être comprise aujourd'hui que si on fait remonter le travail de mémoire aux conséquences de la guerre de 14/18, aux erreurs de Versailles, à l'hémorragie démographique, au pacifisme viscèral qui en a découlé, à l'humiliation, au désir de revanche, à la peur de l'Union soviétique et du bolchevisme, au retrait américain, à l'aboulie des démocraties, et bien sûr à la crise, à l'hyper-inflation, et la déstructuration sociale en l'absence de tout filet de secours, bref à tout ce cocktail explosif de l'époque, qui le distingue si radicalement de l'Europe d'aujourd'hui qu'on a du mal rétrospectivement à le concevoir. Stigmatiser l'horreur est un devoir ; se rappeler ce qui peut y conduire est un devoir non moins impérieux. Il faut le faire sans amalgame, ni anachronisme si l'on veut étouffer dans l'oeuf ces phénomènes dans le monde réel d'aujourd'hui.
Nous sommes bien là au coeur de votre sujet. J'ajoute qu'un autre facteur peut faire préférer le rituel des condamnations à l'analyse qui conduit parfois à des interrogations embarrassantes : c'est celui de l'hubris occidentale, cette formule d'orgueil. Elle marque en effet, le contexte - celui des années 90 et d'après la chute du Mur - dans lequel resurgit comme un impératif catégorique immédiat la moralisation des relations internationales. Je dis resurgit car cette attente a parcouru le siècle. D'abord, il y a 80 ans, les ambitions du Président Wilson en 1918 "nous allons à présent rendre les hommes libres", espérances déçues dans les conditions que l'on sait ; celles, il y a 60 ans, de Roosevelt, dans la Charte de l'Atlantique avec Churchill; en 1945, celles des rédacteurs de la Charte des Nations enfin unies, qui se brisèrent pendant plus de 40 ans, c'est à ce moment là que certains élaborent la théorie de la fin de l'histoire sur la guerre froide ; celles enfin, il y a 10 ans, de Georges Bush, plus triomphantes encore, voyant en mars 1991 "un nouveau monde venir sous nos yeux". Nous en sommes là. L'impatience actuelle de ce nouveau wilsonisme s'explique par cette longue période d'attentes déçues ou trompées et le "plus jamais cela" se nourrit de cette exaspération, comme si nous ne sortions qu'aujourd'hui de la seconde guerre mondiale. L'occident pense avoir gagné la troisième guerre mondiale, je veux dire la guerre froide, n'aperçoit plus aucune limite à son ascendant et, porté par sa supériorité technologique, ne voit plus de raison de ne pas imposer partout ses conceptions. Ce qui ne laisse pas, au-delà de la légitimité de cette conception, de poser quelques questions. J'en retiendrai deux :
1) la première : qu'est-ce que se comporter de façon morale ? Quelles en sont les implications et les limites sur les ventes d'armes, sur l'aide au développement, sur nos relations avec les régimes non démocratiques, sur la justice internationale ? Y-a-t-il un critère moral en soi qui l'emporte sur tous les autres ? Y-a-t-il une façon morale de concevoir et de négocier la paix au Proche-Orient ? Doit-on alors, pour des raisons morales, renoncer comme certains le pensent à la dissuasion nucléaire, ou à toutes relations avec les peuples qui vivent sous des régimes dictatoriaux ? Peut-on se borner à parler, juger, condamner, et abandonner en fait la politique étrangère à d'autres puissances ou entités ? En un mot, la morale se juge-t-elle aux intentions ou aux résultats ?
2) et la seconde : comment obliger les autres à respecter la morale , sous entendu : ceux qui n'en ont pas la même conception ? Ce qui nous amène à la même question qu'à propos de l'ingérence : qui s'ingère chez qui, au nom de quoi, pour faire quoi ? On peut ajouter : qui prétend démocratiser qui ? Qui prétend moraliser qui ? Dans les faits, la réponse est simple : c'est nous, les Occidentaux, même si nous réussissons parfois à faire en sorte que ce soit le Conseil de sécurité qui décide, et si nous pensons toujours incarner "la Communauté internationale". La Chine veut peut-être lutter contre une certaine hypocrisie occidentale ou résister à ses injonctions, mais elle ne prétend pas modeler l'Occident à son image.
Se poser ces questions c'est simplement faire écho à des interrogations entendues dans des dizaines de pays où de plus en plus nombreux sont ceux qui acceptent, et même qui revendiquent, l'idée qu'il y a des valeurs démocratiques réellement universelles à commencer par les droits vitaux, fondamentaux de l'Homme, mais n'acceptent pas pour autant de se voir imposer par nous comme un bloc les conceptions et les productions sociales, économiques, politiques et juridiques de l'Occident. Or mon expérience est que l'Occident, habité comme à la grande époque coloniale par l'évidence de sa mission civilisatrice (pour parler comme Jules Ferry), ne fait pas toujours ce qu'il faut pour se faire entendre.
Je suis convaincu que si l'on continue de refuser de prendre en compte ce problème, au nom de la condamnation de toute forme de relativisme sur les valeurs et donc d'ambiguïté, alors qu'il s'agit de tout autre chose ; si l'on continue de raisonner à propos de la démocratie - comme d'ailleurs de l'économie de marché - comme s'il s'agissait d'y convertir les infidèles - un big bang de la foi - et non d'y arriver par un processus de maturation économique social et politique qu'il faut hâter; si l'on s'en tient à un schéma de progrès linéaire uniforme et universel, sensé devoir s'appliquer partout quelles que soient les circonstances ; si nous considérons que l'indignation de l'opinion occidentale, et de nos médias est une source de légitimité suffisante pour toute intervention ; si nous considérons que toute défense de la souveraineté nationale revient à couvrir les crimes que parfois on a commis ou laissé commettre en son nom, nous allons au devant de graves déconvenues, et nous ne manquerons pas d'occasions de nous lamenter de voir nos espérances constamment déçues. Nos excommunications risquent alors de renforcer les résistances à nos objectifs, et que nous aurons ainsi contribué à façonner un monde encore plus rétif aux conceptions qui nous sont chères et que nous voudrions voir triompher.
C'est pourquoi, après ces quelques remarques peut-être décapantes, pour des raisons où la morale a toute sa place, et au nom de l'éthique de responsabilité qui m'inspire dans mes fonctions, j'estime que la seule voie constructive est de travailler à une synthèse des aspirations éthiques et des exigences de la réalité, de réfléchir aux unes et aux autres en tenant compte non seulement de nos convictions mais aussi des messages et des avis venus du monde entier. La réponse tient en quelques principes :
1) Préserver le principe de la souveraineté nationale car elle reste le fondement d'un monde stable, lieu d'expression d'une volonté politique démocratique, et le support de la définition de règles librement négociées et respectées.
2) Mais en faire évoluer la pratique en l'exerçant de plus en plus en commun, en s'inspirant de l'exemple européen, et en proscrivant et en rendant impossibles les abus voire les crimes commis en son nom ou sous sa protection. Cela suppose une réforme du Conseil de sécurité pour qu'il redevienne pleinement représentatif et donc légitime et plus efficace ; cela implique surtout une responsabilisation de l'usage du veto pour qu'il ne soit plus détourné de sa fonction en étant utilisé pour empêcher des interventions humanitaires urgentes. Or il faut que les éventuelles décisions d'ingérences émanent de la communauté internationale toute entière, ce qui ne sera pas le cas si le recours au Conseil reste bloqué. Celui-ci sera alors contourné. Et ce n'est pas souhaitable, car se serait ouvrir la boîte de Pandore. Chacun agissant au nom de ses propres convictions dissimulant mal ses propres intérêts.
3) Au-delà du Conseil de Sécurité, réformer les autres institutions multilatérales - leur composition, leur rôle, leurs méthodes - : institutions financières internationales, Organisation mondiale du commerce, organisations spécialisées du système des Nations unies, institutions financières internationales, pour qu'elles soient plus représentatives, mieux gérées et plus efficaces. Ne pas entretenir une indignation bruyante et vaine sur le thème du fiasco ou de la perte de crédibilité de l'ONU chaque fois que les Nations, mêmes unies, n'arrivent pas à faire des miracles, comme en Sierra Leone. Mais faire le maximum et être persévérant.
4) Définir après une concertation mondiale, et pas seulement occidentale, des règles économiques qui permettent de valoriser les meilleurs aspects de la globalisation et de prévenir ou de contenir ses aspects négatifs. C'est un thème cher au Président et au gouvernement. Le Premier ministre a fait des propositions précises à ce sujet devant l'Assemblée générale de l'ONU en septembre 1999. Vous allez débattre de ces questions cet après-midi et demain.
5) Organiser la multipolarité : Nous devons approfondir cette orientation stratégique de notre diplomatie et surmonter les contradictions qu'elle peut receler. Cela suppose d'être un peu plus précis sur ce que l'on entend par les pôles et de consolider la relative sérénité que nous avons atteinte dans notre relation avec les Etats-Unis, pôle majeur quoiqu'il arrive, et continuer de leur dire oui ou non selon nos intérêts et nos analyses. Ensuite de préciser quel genre de Russie, quel genre de Chine nous voulons voir émerger comme pôles ; et la réponse est : plus modernes, plus démocratiques, pacifiques et stables. Comment encourager ces évolutions au mieux doit être l'un de nos soucis et requiert des réflexions plus poussées. Sur l'Inde, la question est de savoir comment favoriser l'élargissement des intérêts et du champs d'action de ce pays. On évoque parfois le Mercosur, bien que cela ne soit qu'un marché commun en formation. Si nous voulons l'encourager à aller plus loin, il nous faudra donner une perspective concrète à la négociation commerciale UE/Mercosur qui vient de s'ouvrir, même s'il est normal d'exiger que les concessions soient équilibrées. Enfin, pour l'Europe, notre volonté qu'elle soit une puissance et non pas seulement un espace est connue depuis longtemps. Mais aujourd'hui cela passe par une réponse à la question : comme faire fonctionner une Europe à 30 ? Je me réjouis qu'à cette question que je pose depuis 1997 des réponses diverses commencent à apparaître allant des plus pragmatiques - il faudra plus de souplesse - aux plus fédéralistes - il faut un noyau dur -
Les dernières propositions en date dans l'esprit "fédéraliste" sont celles de Jacques Delors et de Joschka Fischer. Le débat s'engage et s'intensifie. J'ai fait à ce sujet deux remarques. La première : nous serons présidents pendant les six mois où les Quinze espèrent conclure, et ils comptent d'abord sur nous, pour la CIG. A ce titre, notre rôle n'est pas de diviser ; nous devons aider à faire émerger la solution la plus ambitieuse possible, mais une solution consensuelle.
Deuxième remarque. Si les coopérations renforcées sont vraiment assouplies, elles pourront être utilisées à des fins très diverses, des plus pragmatiques aux plus audacieuses.
6) Préserver la diversité culturelle et juridique du monde, ce qui va bien au-delà du nécessaire combat pour la langue et le cinéma français et doit être mené de façon à entraîner tous ceux qui dans le monde refusent le nivellement. C'est un des aspects de la sauvegarde des souverainetés.
7) Renforcer la lutte contre l'impunité - hâter par exemple la ratification de la CPI - mais ne pas alimenter de nouvelles illusions sur la judiciarisation des relations internationales et la sortie des tragédies. Les politiques doivent respecter le rôles des juges, mais ne pas se défausser sur eux de leur propre responsabilité. Il ne faut pas attendre de la justice plus que son rôle.
8) Reconnaître et tirer profit de l'action et des propositions des nouveaux acteurs de la vie internationale - ONG, médias, institutions diverses - mais leur demander la même transparence que celle qu'ils exigent des gouvernements et qui est de plus en plus honorée ; dialoguer avec eux sur le thème de la responsabilité, qui ne peut être l'apanage des seuls Etats./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 mai 2000)
"Les relations internationales peuvent-elles être morales ?" S'interroger de cette façon n'est-ce pas admettre comme une évidence que les relations internationales sont intrinsèquement immorales ou amorales ; que les Etats, acteurs des relations internationales, ne peuvent agir que comme les princes de Machiavel, par la ruse et la mauvaise foi ; qu'un impératif moral simple et facile à énoncer devrait dicter toujours l'action à mener, mais que les Etats s'y dérobent ; n'est-ce pas reprendre à son compte cette vision selon laquelle les Etats, immoraux, seront contraints sous la pression des opinions, des médias, des ONG, des juges, de la fameuse société civile, de mener enfin une politique morale jusque et y compris dans leurs relations internationales ? Eh bien, il n'y a pas un seul de ces présupposés qui ne soit contestable et discutable même si chacun comporte aussi une petite part de vrai. Entendons-nous : comme tout un chacun, j'exècre les tyrannies, j'aspire à un monde juste et pacifique ; mais par quels moyens y parvenir ? A cet égard, dans mes fonctions de ministre, je sais que proclamations moralistes et résultats moraux ne se confondent pas toujours, pas plus que droits-de-l'hommisme et meilleur respect des Droits de l'Homme.
Pourquoi disais-je que ces postulats sont contestables ? Non seulement parce que les Etats ont profondément changé mais parce qu'il est rarissime que les dirigeants d'aujourd'hui aient à choisir entre une solution morale et une solution immorale. A quelques situations historiques près, comme le combat contre Hitler, le manichéisme est dans les esprits, rarement dans les faits. Dans la quasi totalité des cas, les diverses solutions envisageables ont des implications multiples et contrastées sur tous les plans : éthiques, stratégiques, économiques, etc. Elles sont presque toujours ambivalentes du point de vue moral comme des autres perspectives. Quelques exemples, quelques réflexions tirées de l'histoire contemporaine.
Il est clair, avec le recul, qu'il aurait fallu arrêter Hitler dès le début. Mais n'eut-il pas été encore mieux de concevoir le traité de Versailles autrement, de ne pas saigner l'Allemagne à blanc avec les réparations et de ne pas prétendre juger Guillaume II comme seul fauteur de guerre ?
Harry Truman devait-il ou non utiliser la bombe A pour hâter la fin de la guerre en Asie, ou fallait-il au contraire proscrire absolument tout recours au nucléaire ? Le débat se poursuit. La réponse serait sans doute plus facile à donner si Roosevelt l'avait eu deux ou trois ans plutôt et s'il avait pu ainsi gagner tout de suite la guerre en Europe et stopper la solution finale.
Au vu des effets que cela a eu, Eisenhower a sans doute eu tort de retarder la progression des armées américaines jusqu'à ce que les armées soviétiques soient prêtes à entrer en même temps qu'elles dans Berlin. Cependant il n'a pas agi ainsi par immoralisme ni par désintérêt pour l'avenir de l'Europe de l'Est, mais parce que les Etats-Unis à ce moment là voulaient préserver l'alliance avec les soviétiques jusqu'à la fin de la guerre dans le Pacifique.
Etait-ce immoral de signer Yalta ? Que ne l'a-t-on dit. Mais Yalta prévoyait des élections libres partout. Donc était-ce immoral ou simplement crédule ?
Fallait-il boycotter radicalement l'Union soviétique dès ses débuts, ou négocier âprement et constamment avec elle, l'amollir par les armes de la paix, du commerce, tout en la contenant et en la dissuadant ?
En lâchant le Shah d'Iran, Jimmy Carter n'avait pas pour objectif d'installer au pouvoir pour longtemps la révolution islamique.
La décision américaine de bombarder le Cambodge pour hâter la fin de la guerre au Vietnam a précipité de proche en proche le Cambodge en enfer.
Tous les moyens paraissaient bons, quelques années plus tard, pour chasser l'Union soviétique d'Afghanistan. Mais que penser du formidable encouragement et soutien qui a été ainsi apporté aveuglement à l'extrémisme islamique et au terrorisme international et, au bout du compte, aux Talibans, ce dont on mesure encore les effets ?
L'ONU devait-elle proclamer en Bosnie des zones de sécurité pour les musulmans ? Décision alors saluée comme enfin courageuse, enfin morale, alors que l'ONU n'avait pas les moyens de les faire respecter et qu'elle a mis en danger de mort ceux qui ont cru à ses promesses.
Je pourrais évoquer bien d'autres exemples où qui voulait faire l'ange a fait la bête.
Toutes ces questions sont extraordinairement compliquées. Le désir de donner une base morale aux relations internationales est louable et compréhensible. Mais elle ne fournit pas, par la seule noblesse de ses intentions la clé, le passe-partout pour trancher rétroactivement dans tous les cas de façon sûre ces dilemmes passés, pour définir aujourd'hui une politique meilleure face la guerre en Tchétchénie à la Russie, à l'Iran, à l'Afrique des Grands Lacs, à la Chine, aux Balkans, à l'Afghanistan, etc.. ?
Je trouve que, contrairement à ce qui se passe aux Etats-Unis, l'on ne réfléchit plus assez dans notre pays sur ces sujets géopolitiques, sur l'histoire, sur la géographie, la stratégie, l'enchaînement des causes et des conséquences. Ce colloque fait heureusement exception. On se contente trop souvent de prendre des positions. Ce n'est pas la même chose. On parle chaque jour du mal absolu des années 30 et 40. Il doit être évidemment condamné. Le devoir de mémoire est indispensable. Mais il faut aussi analyser. Or on se cantonne parfois à des rituels expiatoires, en croyant qu'ils suffisent à notre salut démocratique. Si l'on veut éviter la répétition des drames, il ne suffit pas d'en condamner les résultats atroces. Il faut faire plus, remonter aux causes lointaines, démonter les engrenages, mettre en lumière les enchaînements. La marche vers la seconde guerre mondiale ne peut être comprise aujourd'hui que si on fait remonter le travail de mémoire aux conséquences de la guerre de 14/18, aux erreurs de Versailles, à l'hémorragie démographique, au pacifisme viscèral qui en a découlé, à l'humiliation, au désir de revanche, à la peur de l'Union soviétique et du bolchevisme, au retrait américain, à l'aboulie des démocraties, et bien sûr à la crise, à l'hyper-inflation, et la déstructuration sociale en l'absence de tout filet de secours, bref à tout ce cocktail explosif de l'époque, qui le distingue si radicalement de l'Europe d'aujourd'hui qu'on a du mal rétrospectivement à le concevoir. Stigmatiser l'horreur est un devoir ; se rappeler ce qui peut y conduire est un devoir non moins impérieux. Il faut le faire sans amalgame, ni anachronisme si l'on veut étouffer dans l'oeuf ces phénomènes dans le monde réel d'aujourd'hui.
Nous sommes bien là au coeur de votre sujet. J'ajoute qu'un autre facteur peut faire préférer le rituel des condamnations à l'analyse qui conduit parfois à des interrogations embarrassantes : c'est celui de l'hubris occidentale, cette formule d'orgueil. Elle marque en effet, le contexte - celui des années 90 et d'après la chute du Mur - dans lequel resurgit comme un impératif catégorique immédiat la moralisation des relations internationales. Je dis resurgit car cette attente a parcouru le siècle. D'abord, il y a 80 ans, les ambitions du Président Wilson en 1918 "nous allons à présent rendre les hommes libres", espérances déçues dans les conditions que l'on sait ; celles, il y a 60 ans, de Roosevelt, dans la Charte de l'Atlantique avec Churchill; en 1945, celles des rédacteurs de la Charte des Nations enfin unies, qui se brisèrent pendant plus de 40 ans, c'est à ce moment là que certains élaborent la théorie de la fin de l'histoire sur la guerre froide ; celles enfin, il y a 10 ans, de Georges Bush, plus triomphantes encore, voyant en mars 1991 "un nouveau monde venir sous nos yeux". Nous en sommes là. L'impatience actuelle de ce nouveau wilsonisme s'explique par cette longue période d'attentes déçues ou trompées et le "plus jamais cela" se nourrit de cette exaspération, comme si nous ne sortions qu'aujourd'hui de la seconde guerre mondiale. L'occident pense avoir gagné la troisième guerre mondiale, je veux dire la guerre froide, n'aperçoit plus aucune limite à son ascendant et, porté par sa supériorité technologique, ne voit plus de raison de ne pas imposer partout ses conceptions. Ce qui ne laisse pas, au-delà de la légitimité de cette conception, de poser quelques questions. J'en retiendrai deux :
1) la première : qu'est-ce que se comporter de façon morale ? Quelles en sont les implications et les limites sur les ventes d'armes, sur l'aide au développement, sur nos relations avec les régimes non démocratiques, sur la justice internationale ? Y-a-t-il un critère moral en soi qui l'emporte sur tous les autres ? Y-a-t-il une façon morale de concevoir et de négocier la paix au Proche-Orient ? Doit-on alors, pour des raisons morales, renoncer comme certains le pensent à la dissuasion nucléaire, ou à toutes relations avec les peuples qui vivent sous des régimes dictatoriaux ? Peut-on se borner à parler, juger, condamner, et abandonner en fait la politique étrangère à d'autres puissances ou entités ? En un mot, la morale se juge-t-elle aux intentions ou aux résultats ?
2) et la seconde : comment obliger les autres à respecter la morale , sous entendu : ceux qui n'en ont pas la même conception ? Ce qui nous amène à la même question qu'à propos de l'ingérence : qui s'ingère chez qui, au nom de quoi, pour faire quoi ? On peut ajouter : qui prétend démocratiser qui ? Qui prétend moraliser qui ? Dans les faits, la réponse est simple : c'est nous, les Occidentaux, même si nous réussissons parfois à faire en sorte que ce soit le Conseil de sécurité qui décide, et si nous pensons toujours incarner "la Communauté internationale". La Chine veut peut-être lutter contre une certaine hypocrisie occidentale ou résister à ses injonctions, mais elle ne prétend pas modeler l'Occident à son image.
Se poser ces questions c'est simplement faire écho à des interrogations entendues dans des dizaines de pays où de plus en plus nombreux sont ceux qui acceptent, et même qui revendiquent, l'idée qu'il y a des valeurs démocratiques réellement universelles à commencer par les droits vitaux, fondamentaux de l'Homme, mais n'acceptent pas pour autant de se voir imposer par nous comme un bloc les conceptions et les productions sociales, économiques, politiques et juridiques de l'Occident. Or mon expérience est que l'Occident, habité comme à la grande époque coloniale par l'évidence de sa mission civilisatrice (pour parler comme Jules Ferry), ne fait pas toujours ce qu'il faut pour se faire entendre.
Je suis convaincu que si l'on continue de refuser de prendre en compte ce problème, au nom de la condamnation de toute forme de relativisme sur les valeurs et donc d'ambiguïté, alors qu'il s'agit de tout autre chose ; si l'on continue de raisonner à propos de la démocratie - comme d'ailleurs de l'économie de marché - comme s'il s'agissait d'y convertir les infidèles - un big bang de la foi - et non d'y arriver par un processus de maturation économique social et politique qu'il faut hâter; si l'on s'en tient à un schéma de progrès linéaire uniforme et universel, sensé devoir s'appliquer partout quelles que soient les circonstances ; si nous considérons que l'indignation de l'opinion occidentale, et de nos médias est une source de légitimité suffisante pour toute intervention ; si nous considérons que toute défense de la souveraineté nationale revient à couvrir les crimes que parfois on a commis ou laissé commettre en son nom, nous allons au devant de graves déconvenues, et nous ne manquerons pas d'occasions de nous lamenter de voir nos espérances constamment déçues. Nos excommunications risquent alors de renforcer les résistances à nos objectifs, et que nous aurons ainsi contribué à façonner un monde encore plus rétif aux conceptions qui nous sont chères et que nous voudrions voir triompher.
C'est pourquoi, après ces quelques remarques peut-être décapantes, pour des raisons où la morale a toute sa place, et au nom de l'éthique de responsabilité qui m'inspire dans mes fonctions, j'estime que la seule voie constructive est de travailler à une synthèse des aspirations éthiques et des exigences de la réalité, de réfléchir aux unes et aux autres en tenant compte non seulement de nos convictions mais aussi des messages et des avis venus du monde entier. La réponse tient en quelques principes :
1) Préserver le principe de la souveraineté nationale car elle reste le fondement d'un monde stable, lieu d'expression d'une volonté politique démocratique, et le support de la définition de règles librement négociées et respectées.
2) Mais en faire évoluer la pratique en l'exerçant de plus en plus en commun, en s'inspirant de l'exemple européen, et en proscrivant et en rendant impossibles les abus voire les crimes commis en son nom ou sous sa protection. Cela suppose une réforme du Conseil de sécurité pour qu'il redevienne pleinement représentatif et donc légitime et plus efficace ; cela implique surtout une responsabilisation de l'usage du veto pour qu'il ne soit plus détourné de sa fonction en étant utilisé pour empêcher des interventions humanitaires urgentes. Or il faut que les éventuelles décisions d'ingérences émanent de la communauté internationale toute entière, ce qui ne sera pas le cas si le recours au Conseil reste bloqué. Celui-ci sera alors contourné. Et ce n'est pas souhaitable, car se serait ouvrir la boîte de Pandore. Chacun agissant au nom de ses propres convictions dissimulant mal ses propres intérêts.
3) Au-delà du Conseil de Sécurité, réformer les autres institutions multilatérales - leur composition, leur rôle, leurs méthodes - : institutions financières internationales, Organisation mondiale du commerce, organisations spécialisées du système des Nations unies, institutions financières internationales, pour qu'elles soient plus représentatives, mieux gérées et plus efficaces. Ne pas entretenir une indignation bruyante et vaine sur le thème du fiasco ou de la perte de crédibilité de l'ONU chaque fois que les Nations, mêmes unies, n'arrivent pas à faire des miracles, comme en Sierra Leone. Mais faire le maximum et être persévérant.
4) Définir après une concertation mondiale, et pas seulement occidentale, des règles économiques qui permettent de valoriser les meilleurs aspects de la globalisation et de prévenir ou de contenir ses aspects négatifs. C'est un thème cher au Président et au gouvernement. Le Premier ministre a fait des propositions précises à ce sujet devant l'Assemblée générale de l'ONU en septembre 1999. Vous allez débattre de ces questions cet après-midi et demain.
5) Organiser la multipolarité : Nous devons approfondir cette orientation stratégique de notre diplomatie et surmonter les contradictions qu'elle peut receler. Cela suppose d'être un peu plus précis sur ce que l'on entend par les pôles et de consolider la relative sérénité que nous avons atteinte dans notre relation avec les Etats-Unis, pôle majeur quoiqu'il arrive, et continuer de leur dire oui ou non selon nos intérêts et nos analyses. Ensuite de préciser quel genre de Russie, quel genre de Chine nous voulons voir émerger comme pôles ; et la réponse est : plus modernes, plus démocratiques, pacifiques et stables. Comment encourager ces évolutions au mieux doit être l'un de nos soucis et requiert des réflexions plus poussées. Sur l'Inde, la question est de savoir comment favoriser l'élargissement des intérêts et du champs d'action de ce pays. On évoque parfois le Mercosur, bien que cela ne soit qu'un marché commun en formation. Si nous voulons l'encourager à aller plus loin, il nous faudra donner une perspective concrète à la négociation commerciale UE/Mercosur qui vient de s'ouvrir, même s'il est normal d'exiger que les concessions soient équilibrées. Enfin, pour l'Europe, notre volonté qu'elle soit une puissance et non pas seulement un espace est connue depuis longtemps. Mais aujourd'hui cela passe par une réponse à la question : comme faire fonctionner une Europe à 30 ? Je me réjouis qu'à cette question que je pose depuis 1997 des réponses diverses commencent à apparaître allant des plus pragmatiques - il faudra plus de souplesse - aux plus fédéralistes - il faut un noyau dur -
Les dernières propositions en date dans l'esprit "fédéraliste" sont celles de Jacques Delors et de Joschka Fischer. Le débat s'engage et s'intensifie. J'ai fait à ce sujet deux remarques. La première : nous serons présidents pendant les six mois où les Quinze espèrent conclure, et ils comptent d'abord sur nous, pour la CIG. A ce titre, notre rôle n'est pas de diviser ; nous devons aider à faire émerger la solution la plus ambitieuse possible, mais une solution consensuelle.
Deuxième remarque. Si les coopérations renforcées sont vraiment assouplies, elles pourront être utilisées à des fins très diverses, des plus pragmatiques aux plus audacieuses.
6) Préserver la diversité culturelle et juridique du monde, ce qui va bien au-delà du nécessaire combat pour la langue et le cinéma français et doit être mené de façon à entraîner tous ceux qui dans le monde refusent le nivellement. C'est un des aspects de la sauvegarde des souverainetés.
7) Renforcer la lutte contre l'impunité - hâter par exemple la ratification de la CPI - mais ne pas alimenter de nouvelles illusions sur la judiciarisation des relations internationales et la sortie des tragédies. Les politiques doivent respecter le rôles des juges, mais ne pas se défausser sur eux de leur propre responsabilité. Il ne faut pas attendre de la justice plus que son rôle.
8) Reconnaître et tirer profit de l'action et des propositions des nouveaux acteurs de la vie internationale - ONG, médias, institutions diverses - mais leur demander la même transparence que celle qu'ils exigent des gouvernements et qui est de plus en plus honorée ; dialoguer avec eux sur le thème de la responsabilité, qui ne peut être l'apanage des seuls Etats./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 mai 2000)