Interview de Mme Noëlle Lenoir, ministre déléguée aux affaires européennes, à France-Culture le 5 novembre 2002, sur la victoire du parti islamiste modéré en Turquie, les liens de la France et de l'Allemagne avec les pays d'Europe de l'Est, la réforme des institutions communautaires, le clivage entre "grands" et "petits" pays de l'Union européenne et l'harmonisation sociale européenne.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : France Culture

Texte intégral

Q - Noëlle Lenoir, vous êtes ministre déléguée aux Affaires européennes. On a ouvert ce journal de l'Europe avec quelques indicateurs, un tableau de bord économique, qui je le disais, a inspiré l'eurogroupe. Quel est votre commentaire, vous qui avez rencontré pas plus tard qu'hier votre homologue allemand, sur le pacte de stabilité ? Faudrait-il, comme le dit Francis Mer, prendre en compte d'autres indicateurs ?
R - Il faut être clair sur le pacte de stabilité. Il ne faut pas penser qu'on remet en cause le pacte de stabilité. Les pays qui ont accepté d'intégrer la zone euro, qui sont au nombre de douze, doivent se plier à une discipline collective, car l'euro doit être un succès et il faut donc que cette discipline aboutisse, au moins à terme, à limiter la dette publique, qui est une véritable charge pour les générations à venir. Cela étant, il y a effectivement des discussions. Pourquoi ? Parce que l'économique et le social sont de plus en plus liés et qu'il n'est pas question, au nom de l'économique, brutalement, de casser l'emploi. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle dans le cadre de la Convention, aujourd'hui même, la France va verser une contribution sur l'Europe sociale en demandant que les critères sociaux soient intégrés aux grandes orientations de la politique économique, au niveau européen.
Q - La Commission européenne est dans ce rôle, mais combien de menaces va-t-on encore essuyer avant de donner de véritables gages ? Vous nous dites qu'aujourd'hui, effectivement, vous allez verser de l'argent pour le social.
R - La Commission est dans son rôle, puisqu'elle lance un certain nombre d'avertissements ou de recommandations. Il faut dire que la France ne dépasse pas le critère des 3 % du PIB de déficit, nous serons à 2,6 %. C'est trop. C'est la raison pour laquelle, à compter de l'an prochain, il y aura des restrictions budgétaires et une diminution du déficit de 0,5% par an.
Q - J'aimerais, avant que nous passions en revue ces différents dossiers, avant de vous demander de décrire aussi votre rôle, votre travail de ministre, vous demandez un commentaire à propos du résultat des élections législatives turques, je rappelle qu'avec 34,2 % des suffrages, c'est le parti islamiste de la justice et du développement qui est arrivé largement en tête des élections. Votre analyse de ce scrutin ?
R - Ces résultats révèlent, de la part des électeurs turcs, une volonté de changement politique profond, puisqu'il faut savoir que sur 550 députés, pas un seul ne retrouve son siège et que seuls deux partis, sont représentés. Pour les deux tiers, il s'agira du parti "justice et développement", qui se dit parti islamiste modéré et pour le tiers, ça sera le seul parti d'opposition, le CHP, qui hérite du parti de Kemal Atatürk, qui est un parti laïc, social-démocrate. Premier enseignement, c'est une volonté de changement, deuxième enseignement, c'est un parti majoritaire. On ne connaît pas encore le gouvernement qui va être formé dans les semaines à venir. Le parti est islamiste mais se réclame du respect de la laïcité, d'objectifs et de perspectives pro-européennes, et réaffirme avec beaucoup de fermeté, sa volonté d'adhérer à l'Union européenne. Alors il faut voir, il faut juger aux actes. Nous constatons que ces déclarations sont extrêmement positives par rapport aux critères qui sont exigés de tous les pays qui entendent rejoindre l'Union européenne. Par ailleurs, nous allons voir quelles suites vont être données à ces propos du chef du parti.
Q - Mais est-ce qu'en soi, ce scrutin ne risque pas de renforcer les réticences qu'on peut voir chez certains des Quinze à l'adhésion de la Turquie ?
R - L'adhésion de la Turquie n'est pas pour demain, en tout état de cause. Comme le président de la République l'a rappelé lors d'une conférence de presse à Bruxelles, le 25 octobre, depuis un an, des progrès impressionnants ont été réalisés vers l'Etat de droit, par la Turquie : abolition de la peine de peine de mort, reconnaissance des droits et libertés des minorités kurdes. Mais ces progrès sont insuffisants, c'est à dire que le respect de l'Etat de droit n'est pas encore totalement rempli, donc nous allons voir. Le chemin continue mais on n'est pas encore arrivé au terme.
Q - On sait également, Noëlle Lenoir, que comme en Allemagne lors des dernières législatives, une part du vote s'est aussi faite en Turquie en fonction d'un refus d'une intervention américaine en Iraq. Comment est-ce que cet aspect-là de l'élection turque interagit en quelque sorte avec la politique européenne ?
R - Du point de vue de la crise iraquienne, je crois que cela n'a pas d'influence, en soi. Nous allons voir simplement quelle est l'attitude de la Turquie face au problème de Chypre et à la division entre le Nord de l'île et le Sud. Par ailleurs, les relations entre l'Union européenne et l'OTAN sont au cur de la politique de défense que l'Union européenne, et la France dans l'Union européenne, entendent mener. Nous verrons aussi, quelle va être l'attitude de la Turquie face à cette question.
Q - Alors un mot sur la diplomatie européenne, pour peu qu'elle existe, mis à part l'Angleterre, est-ce que sur cette question iraquienne, justement, l'Europe parle d'une seule voix, Noëlle Lenoir ?
R - Ecoutez, la question m'a été posée de très nombreuses fois.
Q - On la repose...
R - Il y a, à l'heure actuelle, des négociations. Les Américains vont déposer aujourd'hui, un projet de résolution. C'est une affaire qui est grave et compliquée. Ce que je puis dire, encore aujourd'hui, c'est que le souci de respecter la légalité internationale, c'est-à-dire de ne pas vider les Nations unies de leur finalité, est un souci partagé par les Européens. Au-delà, il y a effectivement l'expression parfois de différences, mais il faut dire que le sujet est très compliqué.
Q - Mais c'est une question difficile, là encore, d'imaginer, de construire une diplomatie européenne, qu'est-ce qui empêche véritablement l'Europe de devenir un acteur majeur de ce point de vue là ?
R - L'Europe est un acteur sur la scène internationale. Pour prendre un exemple qui marque une cohésion au niveau des Quinze de l'Union européenne, il faut indiquer que par rapport à la crise du Proche-Orient, il n'y a pas l'ombre d'une dissension entre les Quinze. L'Union souhaite la création d'un Etat palestinien, l'organisation d'élections libres, et évidemment la fin du terrorisme et des réformes, y compris institutionnelles, profondes, en Palestine. Donc de ce point de vue, l'Union européenne parle d'une seule voix, notamment dans le cadre du Quartette, qui est la réunion des Nations unies, de l'Union européenne, des Etats-Unis et de la Russie. L'Europe a fourni une contribution pour le règlement du conflit du Proche-Orient. Les Américains ont ensuite fourni leur propre contribution, qui se rejoignent sur l'objectif : une solution politique au conflit du Proche-Orient. Les modalités sont encore en discussion et on voit que la diplomatie européenne est naissante mais pas inexistante.
Q - Elle est entendue cette voix unique ? Vous dites l'Europe parle d'une seule voix, elle est entendue là bas ? Vous pensez qu'elle pèse sur le jeu des négociations tout de même ?
R - La montée de la violence que l'on voit encore aujourd'hui avec cet attentat suicide, fait qu'il est très difficile de se faire entendre, qu'il s'agisse des Américains d'ailleurs, ou des Européens. Un jour ou l'autre, il va falloir se parler de nouveau pour discuter d'une solution politique et le plus tôt sera le mieux.
Q - Alors la semaine dernière, brusque montée de température entre Jacques Chirac et Tony Blair. "Vous avez été mal élevé !" a dit le président français à son homologue britannique. Coup de chaud assez rare, Noëlle Lenoir, entre deux chefs d'Etat. Votre réaction à la chronique d'Alain Gérard ?
R - J'admire l'analyse d'Alain Gérard Slama sur le fond de la politique britannique et une certaine option par rapport au marché qui est évidemment dans la culture de nos voisins d'outre-Manche. En revanche, je crois qu'il faut vraiment ne pas surestimer ce coup de chaud. D'abord, on cherche toujours lorsqu'il y a des sommets, quelles sont les oppositions qui peuvent se faire jour et il y a un mois, on mettait en exergue l'opposition, pour ne pas dire davantage, entre le chancelier Schroeder et le président Chirac. Maintenant on parle de lune de miel. J'ai eu un contact, il y a quelques jours, avec mon homologue, le nouveau ministre des Affaires européennes britannique, nommé la semaine dernière, avec qui je dois déjeuner samedi et nous allons continuer à travailler. Donc, vous voyez que ce coup de chaud fait simplement partie des explications tout à fait normales et saines entre les membres d'une même famille.
Q - Un des prétextes de cette dissension entre Jacques Chirac et Tony Blair, c'était une pré réunion qui avait eu lieu entre les Français et les Allemands et également, sur ce couple franco-allemand, dont on dit qu'il est le moteur de la construction européenne : il le demeure aujourd'hui encore ?
R - J'en suis absolument convaincue. Ce fameux couple, comme vous dites, a fait émerger une institution tout à fait unique en son genre dans le monde qui s'appelle, aujourd'hui, l'Union européenne. Il a fait émerger l'euro, la monnaie unique, qui est aussi quelque chose d'original et de manière générale, ce couple fonctionne en surmontant des crises. Il est vraiment à la base de la construction européenne. C'est ainsi que ça marche, parce que sans doute, nous avons du point de vue géographique, ou géopolitique, une position tout à fait spéciale. Avec l'élargissement, il va falloir, encore davantage, faire fonctionner ce moteur, sans exclusive, c'est-à-dire, avec nos partenaires. Je disais, tout à l'heure, que nous avions d'étroits contacts avec les Britanniques et nous travaillons avec eux, par exemple, sur la politique de défense. A cet égard, il faut saluer la politique militaire et de défense des Britanniques qui a fait preuve d'une constance totale avec des capacités de défense tout à fait remarquables en Europe. Donc nous travaillons. Les Allemands et les Français sont un peu attendus au tournant et lorsque ça ne marche pas entre eux, l'Europe s'arrête de marcher elle-même.
Q - Quand on regarde la carte, quand on regarde la géographie, que l'on voit la perspective d'un élargissement à un certain nombre de pays de l'Est, dix nouveaux pays adhérents d'ici très peu de temps finalement, dans la Communauté européenne
R - Un an et deux mois
Q - Comment voyez-vous le rôle de la diplomatie allemande, est-ce que vous ne pensez pas que le centre de gravité diplomatique de l'Europe va se déplacer du côté de l'Allemagne, justement, avec un pays qui fera du coup, vraiment la liaison entre les nouveaux adhérents et les plus anciens.
R - La position de l'Allemagne devient encore plus centrale, d'une part parce qu'ils ont eu leur propre processus interne d'adhésion avec la réunification, qui est une sorte de laboratoire d'expérimentation de ce que peut être une réunification, qui est celle de la grande Europe. Ils ont aussi des liens privilégiés avec leurs voisins : les Polonais, les Hongrois, les Tchèques. La France s'y est mise un peu tard, notamment en termes d'investissements industriels, mais nous sommes maintenant les premiers investisseurs en Pologne, par exemple, et nous souhaitons entretenir des relations étroites avec les nouveaux pays, y compris en coopération avec l'Allemagne. Il y a une formule qui s'intitule le Triangle de Weimar, qui comporte l'idée d'une coopération économique, sociale, culturelle entre la Pologne, l'Allemagne et la France. C'est un des axes forts de nos projets. Il faut que la France soit présente, en coopération avec l'Allemagne, dans tous ces pays. 
Q - Vous pensez qu'elle est en retard d'ores et déjà ?
R - La France a rattrapé son retard depuis environ un an. Nous sommes traditionnellement très présents en Roumanie où plus d'un Roumain sur quatre parle couramment français, mais la Roumanie ne va pas nous rejoindre immédiatement puisqu'une date a été fixée en 2007, pour l'adhésion de la Roumanie comme de la Bulgarie. Nous commençons à être très présents dans tous les pays candidats mais il faut maintenant que cette présence soit assortie de liens politiques et culturels beaucoup plus forts. C'est une perspective et une aventure tout à fait enthousiasmante.
Q - Cela veut dire que pour l'instant il n'y a que des liens économiques...
R - Il y a des liens économiques mais aussi culturels très forts, je ne veux pas les sous-estimer. Par exemple en République tchèque, à la suite des inondations, le ministre de la Culture, mon collègue Jean-Jacques Aillagon a fait beaucoup pour les aider à remonter leurs collections de tableaux, protéger leur patrimoine, réhabiliter un certain nombre de bâtiments culturels. Il y a des liens extrêmement profonds. L'Europe, c'est nous, c'est la littérature, la peinture, la sculpture, la musique. Il y a des liens culturels puisque nous baignons dans la même culture. Ce qu'il faut, c'est que nous ayons des projets à leur apporter. Ces projets se déclinent aujourd'hui dans le cadre des programmes de pré-adhésion avec des conseillers français de pré-adhésion et nous aidons ces pays à se mettre à niveau dans différents domaines, pas seulement culturels, mais aussi administratifs, politiques et économiques.
Q - Sur la question de l'élargissement, que pensez-vous des critiques qui ont dit que si le principe était bon, celui d'une ouverture de l'Europe c'était le sens de l'histoire, mais le moment n'était peut-être pas le meilleur, qu'en matière d'élargissement nous sommes peut-être allés beaucoup trop vite, de manière non démocratique, non vécue de manière fusionnelle par l'ensemble des peuples européens ? 
R - Je pense que nous ne sommes pas allés trop vite. Les Allemands ont fait leur réunification en 1990, c'est à dire onze mois après la chute du mur de Berlin. Nous aurons attendu quatorze ans et même davantage. Donc nous ne sommes pas allés trop vite. Les dix candidats qui vont nous rejoindre ont des taux de chômage relativement peu importants comparés au taux de chômage dans les Länder de l'ancienne Allemagne de l'Est. Ils ont aussi un taux de croissance moyen de 4 %. Cela dit, il reste à l'Ouest, et notamment en France, à expliquer aux Français ce qui se passe, à les faire adhérer à ce projet qui n'est pas un projet contre. Maintenant, il faut se mobiliser pour.
Q - On a vu la semaine dernière Valéry Giscard d'Estaing rendre un avant projet de Constitution, un certain nombre de lignes directrices d'une future Constitution pour l'Europe qui devrait engager l'Europe sur 30 ou 50 ans. Il y avait une idée force dans cet avant projet qui était d'essayer d'incarner le visage de l'Europe à travers un président. Qu'est-ce que vous en pensez ?
R - La proposition qui se reflète dans le cadre général qu'a présenté le président Giscard d'Estaing pour une future constitution européenne avait été avancée déjà en juin 2000 par Jacques Chirac. L'idée étant qu'il faut personnifier l'Europe au moment où celle-ci doit être présente sur la scène internationale et doit manifester sa volonté d'être une entité politique qui assure sa propre sécurité. La stabilisation en Europe est une mission que les Européens doivent être en mesure d'assumer eux-mêmes. L'idée est de faire désigner éventuellement à la majorité qualifiée, - c'est la proposition française - un président du Conseil européen (le Conseil des chefs d'Etat et de gouvernement), qui puisse vis-à-vis de nos partenaires extérieurs, nos amis américains, les Russes, les Chinois, représenter la voix de l'Europe et animer le concert des chefs d'Etat et de gouvernement, qui donne l'impulsion politique à la construction européenne.
Q - Le travail de cette Convention est un travail collectif, c'est un travail qui s'appuie sur les différents pays de l'Europe. Certains, notamment les petits pays, je pense à ceux du Bénélux, ont immédiatement fait savoir que c'était peut-être anticipé que de penser à un président de l'Europe parce qu'il faudrait déjà savoir ce qu'il va dire, de quel message il sera porteur avant d'avoir la personne symbolique qui incarnera l'Europe. Y a-t-il un clivage ?
R - Il y a une sensibilité des pays dits "petits", qui craignent ce qu'ils appellent un directoire des grands Etats qui décideraient pour eux. Il faut vraiment faire un sort à cette distinction entre les grands et les petits pays, parce que l'Union européenne est au contraire le lieu où chacun des pays a sa voix, au niveau du Conseil des chefs d'Etat et de gouvernement. Quand on décide à quinze à l'unanimité, ce sont quinze voix qui sont additionnées et chacune compte. Chaque chef d'Etat et de gouvernement compte pour un. Il y a une égalité absolue au Conseil. Je crois donc que ces craintes sont vaines et le gouvernement français travaille beaucoup. Nous avons des liens étroits avec les Portugais, les Finlandais, avec nos amis belges et luxembourgeois, pour essayer de faire des contributions qui se rejoignent sur la Convention. Il faut écarter cette crainte, qui est absolument infondée, de même qu'est infondée l'opposition parfois mise en avant entre ceux qui seraient pour l'intergouvernemental, qui voudraient faire reposer la construction européenne uniquement sur le concert et sur le consensus entre Etats et ceux qui seraient plus favorables à une communautarisation, c'est-à-dire au pouvoir de la Commission européenne, l'organe plus supranational. Il faut cesser de marquer cette opposition car en réalité, l'Europe c'est tout : l'Europe c'est l'impulsion des Etats qui veulent continuer, qui veulent avancer en Europe et ce sont aussi des institutions sui generis, uniques en leur genre, comme la Commission qui est un organe neutre et indépendant mais qui fait la police des Etats quand ils ne respectent pas leurs engagements. La Cour de justice est là pour assurer le respect de la parole donnée, y compris en sanctionnant les Etats qui ne transposent pas correctement les législations européennes. Il y a aussi le Parlement européen dont les membres sont élus au suffrage universel. C'est cet ensemble, un peu compliqué je l'avoue, qui constitue l'architecture européenne. Il fait sa place aux Etats nations, au respect des identités nationales. Il marque la solidarité et la discipline collective de ces Etats, en donnant un rôle tout à fait particulier à l'exécutif, à la Commission qui possède un monopole de propositions et d'initiatives et puis au Parlement européen qui est le co-législateur. Il ne faut opposer ni les grands Etats aux petits Etats, ni ce qu'on désigne sous le terme d'intergouvernemental à ce qui serait plus communautaire, plus européen. L'Europe c'est un tout.
Q - Mais sur le fond de ce que disent ces "petits Etats", à savoir que l'Europe n'a pas de message clair, je pense notamment du point de vue de son modèle social, des valeurs qu'elle entend mettre en uvre. Peut-être que la construction institutionnelle ou constitutionnelle de cet espace est prématurée par rapport à ces questions-là, fondamentales dont il faut débattre.
R - Il y a un patrimoine commun des valeurs européennes qui sont des valeurs universelles, d'abord le respect du droit, de l'Etat de droit, de la démocratie, la lutte contre la discrimination - la non-discrimination est un principe ancré dans les traités européens - la tolérance, le respect de l'autre, la diversité culturelle, et puis il y a aussi la solidarité, et ce que vous venez d'indiquer sur le modèle social-européen. Il faut que l'Europe soit un modèle unique d'un marché libre et ouvert, d'une économie de marché, mais qui respecte un principe de non-discrimination, d'égalité, de solidarité. C'est cela le modèle social européen. C'est ce qu'on est en train de construire : la sécurité sociale, les indemnités de chômage, la protection des plus défavorisés, la lutte contre les exclusions. Tout cela fait partie du modèle social européen et je crois que l'un des enjeux de la Convention, c'est que ce modèle rejoigne le modèle politique et aussi le modèle économique libéral.
Q - Mais pensez-vous que l'unification du modèle social européen se fera par le haut, car une des craintes liées à l'élargissement vers les anciens pays de l'Est, c'est justement de faire une Europe sociale par le bas, en se calant sur le plus petit commun dénominateur au lieu d'essayer de faire monter tous les pays à un certain niveau de protection sociale. N'y a-t-il pas un risque d'Europe à deux vitesses ?
R - Il n'y aura pas au moins dans les années qui viennent une harmonisation totale des législations sociales. Il y aura une harmonisation sur le plan de la protection de l'emploi, sur le plan de l'accès à un niveau de santé aussi élevé que possible et également en matière de non-discrimination. Les jeunes ont vocation à voyager beaucoup plus que ceux des plus anciennes générations, à avoir plusieurs métiers dans leur vie ; il y aura donc des conditions de travail qui vont être de plus en plus uniformisées. En revanche, s'agissant de la protection sociale et en particulier de la sécurité sociale, tout ceci va rester du ressort des compétences nationales, il n'y aura pas d'uniformisation totale. Mais on va aller petit à petit vers un grand marché de l'emploi où nous allons prendre en main, y compris au niveau européen, ces fameuses lignes directrices pour permettre de lutter contre le sous-emploi et de donner du travail à tous. Il y aura donc encore des différences mais aussi de plus en plus de protection au niveau européen.
Q - Nous recevions M. Geremek, grand intellectuel et historien polonais, ancien ministre des Affaires étrangères de la Pologne, qui venait nous parler de sa joie de voir son pays adhérer à l'Europe. Il s'inquiète, lui qui a connu un certain nombre de murs à l'intérieur de l'Europe, que ce soit le mur de Berlin ou celui qui séparait l'Europe de l'Ouest de l'Est, de voir des murs se déplacer dans l'espace européen vers les frontières extérieures. L'idée qu'il fallait protéger l'Europe sociale, ses valeurs des flux d'immigration. Il a une volonté de voir l'Europe ouverte. Que pensez-vous de cette idée de mur européen ?
R - C'est un vrai enjeu, mais l'Europe est un espace qui s'ouvre beaucoup sur l'extérieur. Il est vrai que la lutte contre l'immigration clandestine et tout ce qu'elle entraîne en termes d'exclusion sociale, de délinquance, doit être une des missions essentielles de l'Europe avec l'harmonisation du droit d'asile et la reconnaissance du droit d'asile. On ne peut pas admettre de filières d'immigration clandestines et il faut lutter contre cette forme de délinquance. En revanche, l'Europe doit être un lieu de convivialité pour ceux qui y demeurent, mais aussi un lieu d'ouverture pour nouer de nouveaux types de relations avec nos partenaires. La présidence grecque de l'Europe en janvier prochain a classé parmi ses priorités de nouveaux liens avec la Russie. La France, comme vous le savez, est très soucieuse d'avoir des liens privilégiés avec la Russie. Il y a aussi les liens avec la Chine, les liens avec l'Asie, les Etats-Unis. L'Europe est un lieu ouvert. L'Europe est le premier contributeur pour l'aide au développement, notamment vers l'Afrique sub-saharienne. L'Europe est un lieu de solidarité, et non pas de fermeture. C'est un des grands enjeux de la nouvelle Europe qui se construit.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 8 novembre 2002)