Texte intégral
Merci beaucoup cher Elie Wiesel et merci à vous Mesdames et Messieurs de m'avoir invité aujourd'hui à conclure vos travaux.
Vous avez travaillé, réfléchi, discuté sur les racines de l'intolérance, vous avez certainement, j'ai assisté à une partie de votre débat, j'ai vu qu'il était très intense, discuter de ses origines historiques, de ses diverses expressions contemporaines et je suis sûr que vous avez cherché ensemble les voies qui soient propres à construire un monde moins intolérant. Je suppose que vous n'attendez pas d'un homme politique comme moi qui suis en charge aujourd'hui des relations de la France avec le monde extérieur qu'il philosophe devant vous, même s'il n'est pas interdit aux responsables politiques de réfléchir aux principes qui fondent leur propre action. J'imagine que vous souhaitez plutôt que je traite des choses telles qu'elles sont, des problèmes comme ils se posent, et de la manière de les régler dans la vie internationale. C'est en tout cas dans cet état d'esprit que je suis venu m'exprimer devant vous, chers amis, à l'invitation de M. Elie Wiesel.
Je voudrais d'abord vous dire une chose simple. Dans la vie internationale comme dans la vie nationale, nous avons un devoir d'indignation. Je crois qu'il est toujours aussi urgent et aussi important de ne jamais renoncer, de ne jamais perdre notre capacité à nous indigner devant des souffrances qui sont imposées par l'Homme à l'Homme. Il est clair que ces souffrances sont un vrai scandale pour notre dignité humaine. Je dirais que ce sont des souffrances qui sont non seulement insupportables mais qui, en réalité nous rejettent, rejettent l'humanité dans ses propres ténèbres. Aussitôt surgissent un certain nombre d'interrogations auxquelles il n'est pas si simple de répondre. Tolérer quoi ou ne pas tolérer quoi ? De quelles valeurs s'agit-il et qui doivent fonder notre esprit de tolérance ? Y a t-il des valeurs universelles et comment, et c'est ce qui est le plus difficile, passer en pratique, du devoir d'indignation que je maintiens comme une sorte de devoir sacré, y compris des dirigeants dans la vie internationale, à la réflexion et de la réflexion à l'action ? Comment passer de la dénonciation de l'intolérance qui, d'une certaine manière, toute aussi nécessaire qu'elle soit, rassure son auteur à l'action qui, seule, traite les problèmes et apaise les souffrances.
Pour répondre à ces interrogations, je voudrais vous exprimer quelques certitudes qui encadrent ma propre réflexion et qui guident mon action. Montaigne disait : "chaque homme porte en lui la forme entière de l'humaine condition". Il disait ça en se peignant et en inventant en quelque sorte l'anthropologie. Il disait cela en parlant des Indiens d'Amérique dont l'Europe venait de découvrir l'existence et sur lesquels précisément, il portait, peut-être le premier, un regard fait d'intérêt, de considération, de respect, peut-être le premier regard de tolérance de notre Europe. Ce qu'il exprimait pour la première fois dans la conscience occidentale, c'était cette idée simple selon laquelle la vérité absolue philosophique n'est pas de ce monde et qu'il peut y avoir plusieurs approches de la vérité. Chacun d'entre nous, qui que nous soyons, porte une part de cette vérité. La nature humaine dans son universalité, à laquelle je crois, entretient une relation intime avec l'intolérance. Je ne voudrais pas vous décevoir mais il me semble que cette intolérance est une propension du genre humain. Chacun construit son identité sur des croyances, souvent exclusives. Les collectivités, les Etats, le pouvoir s'édifient par des liens qui soudent et qui en même temps rejettent les autres. La tentation du rejet des autres est consubstantielle à l'idée de nation. Voilà pourquoi, très souvent, trop souvent hélas, l'idée de nation dérive et se transforme en nationalisme. L'Histoire est remplie hélas de ces marques d'intolérance. Intolérance politique, intolérance d'Eglise et intolérance la plus insupportable qui est intolérance d'Etat. Parce que l'Etat n'a de fondement que dans le bien public et qu'il n'y a pas de pire injustice que l'injustice d'Etat. L'Histoire européenne en particulier n'en est pas exempte, tant s'en faut ; qu'il s'agisse de la vie des nations à l'intérieur d'elles-mêmes en quelque sorte ou de leur comportement dans le monde. Faut-il rappeler, je ne veux pas faire une longue liste car elle serait longue, l'inquisition, la révocation de l'Edit de Nantes, si je prends les relations internationales, l'attitude des nations européennes vis-à-vis du reste du monde, je ne peux pas ne pas évoquer le fait établi que l'Europe est responsable de la destruction des Indiens d'Amérique, qu'elle a porté jusqu'en 1848 la responsabilité du drame de l'esclavage et je vois que vous êtes jeunes dans cette salle : 1848 vous paraît sans doute à l'aube des temps, ce sont vos arrières arrières grands-parents, ce n'est pas loin. Faut-il rappeler certains comportements coloniaux, pas tous mais certains, qui ont laissé des traces dont on entend encore les causes lorsque l'on voyage et que l'on est attentifs aux rumeurs du monde. Il me semble que tout ceci doit nous conduire, je ne dirais pas à porter une sorte de responsabilité collective à laquelle je ne crois pas qu'elle puisse être considérée ainsi, mais simplement, il me semble que cela doit conduire l'Europe à avoir enfin, un comportement empreint de modestie.
Elle a, depuis deux ou trois siècles, entretenue une sorte d'auto-satisfaction comme si elle était le degré le plus élevé de la civilisation. Il n'y a pas de hiérarchie dans la dignité des peuples et nous avons, par derrière nous, suffisamment de choses à nous reprocher pour que nous ne prétendions d'aucune façon être supérieurs ou meilleurs. Nous sommes ce que nous sommes et les autres sont aussi dignes, aussi intéressants, aussi passionnants en vérité à découvrir. Nous n'avons pas de raison d'avoir une attitude euro-centrée et euro-admiratrice.
C'est aussi pourquoi il me semble qu'il est désormais difficile de croire à cette idée un peu trop simple selon laquelle la tolérance serait, selon le mot de Voltaire, l'apanage de l'Humanité. Le spectacle de notre siècle sur tous les continents y compris le nôtre, jusqu'à aujourd'hui même, a balayé l'idée candide du Traité sur la tolérance de 1763 laissant penser que l'Humanité pouvait aller, par la voie de la raison, d'un primitif intolérant à un civilisé tolérant. Ce n'est pas vrai, et d'ailleurs, le primitif en question qui n'est primitif que par son développement économique porte souvent des valeurs universelles à un plus haut degré que des civilisés, qui le sont par leur pouvoir d'achat, n'expriment pas toujours. J'irais plus loin que cette constatation. Il convient d'en ajouter une autre. Les intellectuels, cher Elie Wiesel, pour ces deux journées de débat, les hommes d'Etat théoriquement éclairés n'ont pas été dans l'Histoire les derniers à construire parfois le discours d'intolérance et à conduire parfois les peuples vers le refus de l'autre.
Ces deux évidences, l'Histoire nous les met devant les yeux, avec les extrémismes religieux et la volonté de puissance des Etats. La foi et le pouvoir sont les deux ressorts selon Tocqueville qui peuvent mobiliser durablement les passions humaines. Hélas, en effet, l'Histoire est pleine de la vérité de ce propos.
Les idéologies totalitaires du XXème siècle ont rejeté dos à dos droite et gauche et confirmé ces analyses. Ce que nous vivons actuellement en Afrique, en Europe centrale et orientale, en Asie, au Proche-Orient, chez nous-mêmes, montre que la tolérance comme la démocratie est un combat, une pratique qui n'a rien de si naturel, parfois le résultat d'un rapport de force, toujours le fruit d'un travail de la société sur elle-même, comme vous le disiez tout à l'heure. C'est le cas de l'évolution des sociétés occidentales vers la démocratie pluraliste qui en France est fille de 1789 mais aussi de la guerre de 1793 et qui puise ses origines dans les souvenirs des guerres de religion ou dans l'apport décisif du Siècle des Lumières. Démarche progressive certes, mais plus souvent chaotique que linéaire. En France, ce débat autour du concept de la tolérance a marqué le XIXème siècle et la première moitié du XXème siècle. Il s'est organisé autour de l'idée de la laïcité. La façon dont ce débat sur la laïcité a évolué, s'est déroulé dans la société française est je crois tout à fait remarquable. C'était d'abord l'idéologie de combat organisé par les uns et dirigé contre les autres. Mais à force de dialogue, à force de débats, d'affrontements et parfois à force de compréhension mutuelle, la société française elle-même a su dégager la part qu'exprimait chacun des deux camps. Et nous sommes parvenus aujourd'hui à cette idée française de la laïcité pour laquelle il y a désormais un consensus adapté à notre société et à notre temps et dont le fondement est précisément le principe de tolérance. Mais la tolérance, Mesdames, Messieurs, restera ce qu'elle est, non pas une donnée innée de la nature humaine, non pas une démarche qui serait naturelle aux sociétés humaines mais un combat, une conquête. Nous savons désormais que cette conquête est permanente, toujours menacée, toujours à reprendre, qu'elle concerne les sociétés les plus développées autant que les autres et tel Sisyphe, il nous faut toujours pousser notre rocher vers des hauteurs inatteignables. Ainsi nous menace en effet l'extrémisme qui aujourd'hui à nouveau taraude nos sociétés européennes, vous en avez parlé. J'ai vu que vous aviez un débat sur ce sujet extrêmement riche, extrêmement intéressant. Je voudrais simplement ajouter un mot, je voudrais bien dire que ceux qui croient, soit gagner un jour à pactiser avec l'extrémisme, soit tirer profit de sa mise en valeur, les uns et les autres finissent toujours par périr de son développement.
Enfin, je crois profondément que l'intolérance est toujours la fille de nos propres erreurs. Elle progresse dans les sociétés, dans les villes, dans les quartiers et laissent les problèmes sans solution, la jeunesse sans espoir, les défavorisés sans perspective. Le meilleur combat contre l'intolérance est encore l'esprit de réforme, la capacité à prendre les problèmes à bras le corps et à les résoudre.
Mesdames et Messieurs, je voudrais vous parler de ces valeurs qui sont les nôtres. Sont-elles des valeurs universelles ? Oui, bien sûr. Ont-elles des conséquences dans la politique internationale ? Oui naturellement, elles sont universelles. Dire cela ne signifie pas que nous considérions que tout doit se ramener à un seul système supérieur aux autres. Il faut au contraire protéger la richesse et la diversité des sociétés sans renoncer à un socle de valeurs qui sont indépendantes des cultures et qui les transcendent. Ces valeurs ont été proclamé par les Nations unies il y a 50 ans. Nous devons nous y tenir et les faire prévaloir. Je ne crois en réalité, ni à un système mondial unipolaire, avec un corps unique de valeurs, une seule culture, une seule langue, ni au repli identitaire sur soi. Le chemin est à trouver entre les deux. Le système mondial unique c'est un autre despotisme. Il repose sur une hégémonie, une seule vision, une seule loi, celle du marché, une culture dominante fondée sur une langue unique, un monde d'images, les mêmes pour tous. C'est ce que nous voyons monter aujourd'hui, y compris dans les sociétés démocratiques. Ce danger menace. C'est pourquoi nous nous battons pour un monde multipolaire. C'est la politique française, pour les réseaux alliance, pour la diversité culturelle. C'est pourquoi aussi, nous attachons beaucoup d'importance à la Francophonie dont nous voulons faire un espace de tolérance et de pluralisme. Je suis certain que les peuples ne doivent pas être dépouillés de leurs valeurs, de leur langue, de leur culture, de leur originalité. Il y a un risque de nivellement, d'uniformité, de grands dangers finalement pour la coexistence des sociétés. C'est pourquoi aussi, nous cherchons à veiller à ce que les nouveaux moyens de communication apportés par la technique, l'image de la télévision, la diffusion d'informations par Internet ne soient pas l'apanage d'une seule langue, d'un seul mode de pensée, d'une seule approche, d'une seule culture. Il faut tirer partie de ces nouveaux médias, non pas pour assurer la généralisation de la pensée unique à l'échelle mondiale, mais au contraire, pour faire de ces nouveaux multimédias des outils de développement et de communication.
Si je ne crois pas à un monde unipolaire, je ne crois pas non plus au repli identitaire. La longue Histoire des nations se continue sous nos yeux. Je serai tenté de dire qu'elle connaît une nouvelle jeunesse. La fin des blocs, la fin des époques coloniales ont été autant d'étapes dans ce que je crois que l'on peut appeler aujourd'hui, une certaine renaissance du monde. Nous travaillons pour que la construction de ces nations, parfois la nouvelle naissance de ces nations puissent contribuer au dialogue et à la compréhension au niveau du monde. C'est le sens de notre action en Afrique, en Europe centrale et orientale et au Moyen-Orient.
Nous l'avons bien vu, y compris ces derniers temps au Proche-Orient où le processus de paix s'est déclenché après une longue période de confrontation parce qu'entre des hommes de bonne volonté et à l'esprit visionnaire, un esprit de confiance s'est instauré. C'est cet esprit de confiance qui est aujourd'hui menacé car la confiance dans la tolérance ont reculé, parce que le terrorisme, forme extrême et désespérée de l'intolérance, réapparaît. Et nous voyons bien qu'aujourd'hui, à l'heure où je vous parle, il y a un grand danger pour que le Proche-Orient fasse un formidable pas en arrière. C'est pourquoi, il nous faut remettre sur le métier cet ouvrage et plus que jamais, essayer de convaincre, convaincre que le dialogue est indispensable et que la paix ne peut se fonder que sur la reconnaissance de l'autre, au Proche-Orient comme ailleurs. Il n'y a pas la paix qui sacrifierait la sécurité ou la sécurité qui se ferait aux dépens de la paix. L'un et l'autre iront ensemble ou l'un et l'autre périront ensemble. J'espère que bientôt, c'est donc la tolérance que les trois religions du Livre illustreront dans la cité de Jérusalem et non la division et le retour de la haine.
C'est pourquoi la France se bat et c'est ce que nous faisons de toutes les façons possibles, pas toujours comprises, ou pas comprises du premier coup, pas toujours acceptées ou bien acceptées par les uns et non par les autres. Mais nous continuerons à le faire car nous sommes convaincus qu'agissant ainsi, nous agissons certes, parce qu'il s'agit d'un intérêt vital pour notre pays, mais aussi parce qu'il s'agit d'une contribution essentielle à la paix au Proche-Orient.
Ce sont les mêmes principes qui nous amènent à réagir aux situations d'urgence. Ainsi l'avons-nous vu au Zaïre. Je vous en parle car ce sont les faits de l'actualité internationale. Dans cette crise au Zaïre, l'un des points qui m'ont le plus frappé, c'est que nous avons constaté que l'errance désespérée de près d'un million deux cents milles personnes sur les chemins boueux de l'Afrique laissait le monde glacé d'indifférence et que les appels que nous pouvions faire, au mieux, ne recevaient pas d'échos, au pire même, étaient suspectés de je ne sais quel calcul. On se demande bien lequel...
Quand nous proposions à la communauté internationale d'agir, d'intervenir, avec nous, nous étions prêts à y contribuer, on nous soupçonnait avoir des arrières pensées, des intérêts, que nous voulions monter je ne sais quel coup politique !
Au Zaïre, comme souvent en Afrique, nous avons beaucoup plus de devoirs que d'intérêts et n'avions d'autre objectif en l'espèce que de protester et de réagir, d'essayer d'entraîner pour ne pas laisser ce million deux cents milles personnes sur les routes. La situation a un peu changé car plusieurs centaines de milliers de ces malheureux sont rentrés chez eux, plus ou moins bien accueillis, mais hélas, il en reste encore. Combien ? Combien de réfugiés, combien de familles ont-elles quitté leur village, chassées par le conflit et les tensions ? Et hélas, je n'ai pas senti une grande émotion internationale.
Je voudrais vous parler de ce qui se passe en Asie. L'Asie se modernise à une vitesse extraordinaire et, en même temps, subsistent des régimes que les ouvrages de droit public de l'Université française appelleraient certainement des régimes autoritaires.
Il y a un débat sur la façon de procéder. Quelle doit être notre attitude ? C'est un débat, non pas sur la portée universelle des Droits de l'Homme et des valeurs que nous partageons. Il n'y a pas de débat sur ce point. Tout le monde est d'accord. De même, tout le monde convient que nous avons le devoir d'agir, il n'y a plus aujourd'hui de Realpolitik. Je crois que la Realpolitik, telle qu'on l'exprimait dans la diplomatie d'autrefois, n'est pas acceptable telle quelle dans le monde d'aujourd'hui. Les relations entre les peuples ne dépendent plus seulement du jeu des intérêts et des puissances mais aussi des principes et des valeurs. Non le débat ne porte pas sur les principes, il porte sur les moyens. Comment les Etats démocratiques doivent-ils agir pour faire progresser les valeurs universelles. A partir de là, deux conceptions s'opposent. La logique de condamnation tout d'abord. Elle a ses justifications, par définition, elle satisfait les principes et surtout il lui arrive d'être efficace. Lorsque cette condamnation s'accompagne de sanctions à caractère diplomatique ou économique, il lui arrive d'être efficace. Il y a des exemples. En effet, il y a quelque chose qui choque l'esprit que de continuer à pratiquer des relations normales classiques avec un pays dans lequel ces valeurs de tolérance qui vous réunissent aujourd'hui sont gravement heurtées. En même temps, l'expérience en montre les limites. Il est rare que les sanctions soient vraiment efficaces. Il est assez rare pour tout dire que ceux qui sanctionnent ne continuent pas à faire de bonnes affaires par derrière la porte et surtout, cette attitude est souvent ressentie par les pays concernés, par leurs dirigeants mais aussi parfois par les peuples, comme une sorte d'incompréhension des circonstances et des valeurs propres à d'autres sociétés que les nôtres et une tentative d'imposer à tous, non seulement des valeurs universelles, mais leur interprétation immédiate.
Aussi bien, d'autres préfèrent la logique de la pression et du dialogue. Plutôt que d'isoler une nation jugée non conforme aux valeurs universelles, mieux vaudrait, disent-ils, maintenir le dialogue, le contact, parce que ce dialogue permet d'exercer la pression. Une telle attitude ne s'interdit bien entendu ni la menace ni la sanction mais elle s'appuie sur un effort de pression, de dialogue, de compréhension parfois des réalités historiques et des conceptions propres à chaque pays, chaque culture, chaque civilisation. Pour tout vous dire, c'est un débat que nous avons tous les jours car je ne crois pas qu'il y ait une réponse arrêtée. L'on devrait, une fois pour toute, s'en tenir à l'une des attitudes ou à l'autre. Je crois qu'il faut s'adapter au cas par cas. J'essaie de vous montrer quelle est la tension que peut créer cette alternative très difficile. Ce sont des sujets que nous abordons souvent dans la vie internationale et je me rappelle en avoir parlé à propos d'un autre pays d'ailleurs avec le nouveau secrétaire d'Etat américain Mme Albright. Il s'agissait de l'Iran. Les Américains ont une attitude qui relève de la logique de condamnation. Nous les Européens, et pas seulement la France, nous avons une attitude qui relève de l'autre logique. Nous appelons cela le dialogue critique, et Mme Albright a eu une bonne formule au fond modeste. Elle l'avait dite au cours d'une conférence de presse avec moi : "je ne suis pas sûre que le dialogue critique soit plus efficace que le silence critique". J'ai trouvé la formule assez bonne. Au fond, elle avait raison d'être modeste. Nous le sommes aussi, nous ne sommes pas sûrs que le dialogue critique soit plus efficace que le silence critique, comme les Etats-Unis ne peuvent pas être sûrs que leur silence critique soit plus efficace que le dialogue critique. Chacun peut faire valoir des résultats, il peut en faire valoir, et notamment, il m'est arrivé, que ce dialogue ait permis de contribuer à la solution de la crise née au Liban de l'opération dites des "Raisins de la colère".
Il en va ainsi en Europe. C'est la lenteur de la construction d'une grande Europe politique qui ne nous a pas permis d'accompagner, comme il eût fallu, la recomposition de l'Europe centrale et orientale. Après avoir regardé franchement, dans l'indifférence, durant une génération, la solitude tragique des peuples d'Europe centrale et orientale occupés par des forces étrangères, et à qui on avait imposé une idéologie qu'ils ne voulaient pas, il est vrai que depuis la chute du Mur, l'Europe n'a sans doute pas fait la preuve de toute la sollicitude nécessaire. La guerre de Bosnie, les désordres en Albanie démontrent qu'il y a encore trop peu de solidarité entre les Européens et que la tentation est bien celle encore présente, sur notre continent, du nationalisme aveugle et de l'intégrisme.
Que doit être l'Europe ? Précisément, une réunion de peuples à forte identité nationale et culturelle qui ne doutant pas d'eux-mêmes, et ayant dépassé les conflits qui ont présidé dans le sang à leur construction, se tournent vers un avenir commun. Cet avenir est fondé sur la démocratie, sur le pluralisme, sur la tolérance, sur les valeurs universelles que j'évoquais tout à l'heure. C'est pourquoi, l'Union européenne, dans sa politique extérieure cherche à faire prévaloir ses valeurs. C'est ce que nous avons fait par exemple lorsque nous avons lancé le partenariat euro-méditerranéen, grand projet encore mal perçu par les peuples qui voient cela de loin, car cela à l'air d'une rendez-vous diplomatique, mais c'est tout à fait autre chose. C'est un projet qui vise à faire en sorte que tous les peuples de la Méditerranée organisent ensemble, pour le XXIème siècle, un espace de sécurité, de paix et de développement. La déclaration adoptée à Barcelone en novembre 1995 évoque explicitement notre engagement : respecter et faire respecter la diversité, le pluralisme dans leur société, promouvoir la tolérance entre ces différents groupes, lutter contre les manifestations d'intolérance, de racisme ou de xénophobie.
Voilà ce que l'ensemble des pays du pourtour méditerranéen, européen et les pays du Sud de la Méditerranée ont signé ensemble, comme le principe qui fonde leur nouveau partenariat.
Je crois que l'Europe est précisément à la fois, diversité et équilibre, et forte tension entre des identités très fortes et par conséquent inaliénables. C'est aussi un projet commun que la jeunesse devrait porter, même si je sens monter ici et là, de façon croissante, une sorte de scepticisme généralisé. Je vous le dis, si vous voulez construire un monde de tolérance autour de vous, c'est quand même par là qu'il faudra commencer. Plus proche de nous encore, il y a la France, ses divisions, ses discussions, ses querelles. Tout cela est organisé dans un espace public, de confrontation pacifique, de dialogue, de démocratie. C'est bien cela la tolérance que nous voulons. Il est vrai qu'il y a des divisions qui ne ressortissent pas au débat démocratique. Ce sont celles qui concernent le racisme, la xénophobie et l'exclusion sociale. La condamnation de ces actes doit être formelle, déterminée, inlassable. Je suis sûr pour ma part que, pour vaincre ces tentations, il nous faut, une claire identité nationale. Plus encore, nous devons savoir conforter notre communauté nationale qui se définit par la pluralité de ses origines et de ses croyances. La France est faite ainsi depuis des siècles. Elle est aujourd'hui une nation aux origines diverses, aux religions diverses, qu'elle doit respecter les unes et les autres. La France n'a jamais rien perdu à reconnaître cette diversité et à en assumer les défis. Elle s'est construite ainsi. Notre identité est formulée dans les valeurs traditionnelles de la République : la liberté, qui est celle de la pensée, les croyances, l'égalité devant la loi, la neutralité de l'Etat que j'évoquais tout à l'heure en parlant de la laïcité, enfin, la fraternité qui est la façon républicaine de parler de la tolérance. Ce sont les vertus propres de notre patrie, et que nous devons considérer comme étant l'essentiel de notre patrimoine commun.
Mesdames et Messieurs, dans ces débats que j'ai évoqués devant vous et qui, pour l'essentiel, concernaient dans mon propos la vie internationale, le rôle de l'homme politique est évidemment essentiel. Il doit, fondé sur ses convictions, prendre le monde comme il est mais aussi chercher à le transformer. Si je crois qu'aujourd'hui la politique étrangère a une grande portée et une grande dimension pour notre pays, c'est parce que je crois que notre pays est considéré dans le monde comme différent des autres. Qu'est-ce qu'une nation comme la nôtre, somme toute une nation de taille moyenne, 58 millions d'habitants, à côté du monde chinois
ou indien ?
Une nation de taille moyenne, riche, plutôt prospère, n'est pas regardée dans le monde comme cela. Elle est regardée comme porteuse de quelque chose qui lui est propre et considérée par tous comme une part de leur bien commun. Nous sommes comptables du regard que les autres portent sur nous, non pour en être fiers, encore que ce ne soit pas interdit, mais surtout pour comprendre que cela nous crée des devoirs. Dans cette politique internationale, la France poursuit la défense de ses intérêts, c'est-à-dire la défense des intérêts de ses concitoyens. En même temps, elle apporte sa contribution à la construction d'un monde nouveau, et sans nul doute, elle a un rôle particulier à jouer dans l'élaboration de ce monde nouveau. Il pousse, il se développe, à une vitesse impressionnante, avec des changements dont trop souvent j'ai l'impression que dans le débat franco-français on ne mesure pas la portée et les conséquences. Dans ce monde-là, où il y a hélas encore beaucoup de violences, où il y a des marées d'injustices et de cruauté, c'est encore à nous d'être là, patiemment, de façon déterminée, et j'espère, avec un certain enthousiasme quant à ce que nous avons à faire pour porter ce message universel qui est le seul capable, jour après jour, de faire en sorte que le monde de demain, qui se crée aujourd'hui soit, je l'espère, un peu meilleur que celui d'hier..
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 8 octobre 2001)