Interview de Mme Dominique Versini, secrétaire d'Etat à la lutte contre la précarité et l'exclusion à France-Inter le 5 septembre 2002, sur l'aide en urgence vers les enfants mineurs étrangers dans la rue, notamment les structures d'accueil et la prévention de la prostitution et de la délinquance de ces mineurs.

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Média : France Inter

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S. Paoli - Comment arracher aux mafias de toutes sortes les mineurs dans la rue ? Ils sont de 100 à 120 millions dans le monde, environ un millier à Paris, enfants d'origine étrangère. Pour cela, un dispositif expérimental va être mis en place sous forme de structures d'accueil où sera élaboré avec eux, et pour eux, un projet d'avenir. Cela suffira-t-il à contrer la force et l'implantation des réseaux liés à la délinquance ? C'est peu dire que vous connaissez la question de la précarité. Mais là, il s'agit aussi de délinquance et de criminalité. Est-ce qu'on peut avoir la même approche ?
- "On peut avoir la même approche, dans la mesure où il s'agit de venir en aide, en urgence, à des enfants mineurs qui sont à la rue. Ces enfants sont en danger. Ils le sont depuis un certain temps. C'est un phénomène récent, certes, mais lorsque j'étais sur le terrain au Samu social, je voyais ces enfants et nous étions impuissants, la nuit, à leur venir en aide."
Est-ce que vous avez assisté à une dégradation de la situation ? On est assez nombreux, du moins à Paris plus qu'ailleurs, à avoir vu ces enfants s'en prendre d'abord aux parcmètres. Et maintenant, les pauvres gosses, ce ne sont plus les parcmètres, mais la prostitution. Il y a eu une sorte d'aggravation de leur situation...
- "Effectivement, ces enfants sont des enfants d'origine étrangère, qui sont arrachés dans leur pays. Il y a des enfants des rues qui sont déjà enfants des rues dans leur pays et il y a des enfants pour qui des réseaux mafieux font croire à leurs familles rurales, naïves, simples que l'enfant va "travailler" en France - la France, ce pays absolument porteur d'espoir. L'enfant en fait est amené en France. C'est vrai qu'au départ, c'était pour faire les horodateurs mais aujourd'hui, il n'y a plus d'horodateurs à pièces et ils ont donc converti les enfants dans la prostitution. Il y a la clientèle et c'est cela qui est inquiétant."
On ne peut quand même pas imaginer que ce pays va devenir un pays de tourisme sexuel ?
- "Il n'en est pas question. Je crois que, là, il faut dire stop. Il faut dire stop et appliquer à l'égard des pédophiles la loi de façon exemplaire. Deuxièmement, il faut mettre en place une politique répressive à l'égard des réseaux mafieux."
Cela va être beaucoup plus difficile, parce qu'ils sont incroyablement plus implantés qu'on ne le dit et qu'on ne l'imagine.
- "Pour cela, il faut mettre en place des accords avec les pays d'origine. C'était la raison du voyage que N. Sarkozy en Roumanie. Il a conclu des accords avec le gouvernement roumain pour traiter de cette question. C'est vrai qu'il faut être à plusieurs pays pour régler la question. Il faut que le pays d'origine soit volontaire et il faut que le pays, je dirais, "victime", d'accueil mette en place une vraie politique volontariste."
Là aussi, on mesure les difficultés de l'exercice. Parce qu'en Roumanie, l'image de la France a tendance à se dégrader à cause de cela, comme les liens d'amitié historiques existants entre la France et la Roumanie. Certains disent : "Regardez ce qu'ils font en France, ils nous arrêtent".
- "L'image et les relations de la Roumanie et de la France ne sont pas du tout atteintes. J'ai été en Roumanie, la semaine dernière, avec N. Sarkozy. Nous avons rencontrés le président de la République, le Premier ministre, le ministre de l'Intérieur, le ministre chargé de la Protection de la Famille. Et ce n'est pas une poignée de mafieux qui vont porter atteintes aux relations d'amitié et aux relations culturelles. Ce pays est un pays francophone. Tous les gens parlent français et tous les gens aiment la France. Il y a cette question à régler. Nous allons les aider à la régler et nous allons protéger ces enfants qui sont sur notre territoire, victimes à la fois de ces réseaux mafieux étrangers mais victimes aussi de Français qui croient que l'on peut consommer des enfants sur les trottoirs de France. Ce n'est pas possible. Il faut le dire très fort. Il faut s'y opposer, parce qu'en protégeant ces enfants, on protège l'ensemble des enfants du monde. On protège nos propres valeurs."
On dit que ces enfants sont très difficiles à approcher, parce qu'ils sont organisés en bande, qu'ils se protègent beaucoup les uns et les autres. C'est vrai ?
- "Oui, ce sont des enfants qui, depuis leur enfance, sont pris dans des réseaux où finalement leur corps est un objet, où tout est objet et à qui on a brisé leur part d'enfance. Pour les approcher, il faut inventer des méthodes et des outils. Il faut aller à leur rencontre et créer du lien. Ce sont des enfants qui ont peur. Ce sont des enfants qui sont victimes de pression de la part des réseaux mafieux qui ne veulent pas les lâcher forcément. C'est quand même une source de revenus importants. Et ce sont des enfants qui ne croient plus dans les adultes. Comment un enfant peut-il, dans ces conditions, croire que des adultes veulent son bien ? Nous allons mettre un dispositif expérimental à partir des associations de terrain. Parce que ce sont elles qui ont d'abord ce courage d'approcher les enfants. C'est vrai que c'est difficile d'aller dans la rue à la rencontre des gens. C'est encore plus difficile quand il s'agit d'enfants. D'abord parce qu'en France, on n'est pas habitué à aller à la rencontre d'enfants qui vivent dans de telles conditions. C'est pourquoi nous travaillerons aussi - et notamment les associations - avec des associations des pays d'origine. On parle beaucoup de la Roumanie parce que nous y sommes allés, mais il y a des enfants d'autres nationalités dans les rues."
Quelles sont les nationalités que l'on rencontre aujourd'hui ? Il y a les petits Roumains, mais aussi les autres ?
- "Il y a des enfants chinois, indiens. Et dans d'autres villes, il y a des enfants originaires d'Afrique du Nord. Il faut pouvoir aborder l'enfant à travers aussi son espace culturel. Par exemple, il faut parler la langue. C'est pour ça qu'il y a avec les ONG françaises des ONG roumaines. Nous allons mettre en place, et c'est indispensable pour la réussite de l'approche de l'enfant et de son devenir, toute une chaîne de la rencontre de l'enfant dans les rues de France jusqu'à sa mise en confiance en prenant le temps. Il ne faut pas que les gens croient que, dès le premier jour où une association va rencontrer un enfant, il va accepter tout de suite le projet d'avenir."
C'est justement la question que j'allais vous poser : elle est importante semble-t-il et c'est celle de la durée. Pendant tout le temps du travail que vous allez faire, les réseaux mafieux attendent et se disent que le moment venu, ils essayeront de les récupérer. Comment allez-vous faire pour qu'il n'y ait pas la possibilité, pour eux, de remettre la main sur ces enfants ?
- "Pendant ce temps-là, le ministre de l'Intérieur met en place une politique de lutte contre les réseaux mafieux et nous allons créer du lien avec les enfants, les associations vont créer ce lien. Et à partir du moment où l'enfant sera volontaire, adhérera à un projet de retour ou à un projet d'avenir, l'enfant sera pris en charge par un réseau d'associations en province, puis de retour dans son pays d'origine une fois que la solution sera trouvée dans son pays d'origine. C'est-à-dire la famille bien sûr toujours idéalement, quand la famille est une famille acceptable, qui peut prendre en charge son enfant ou dans des familles d'accueil ou dans des centres d'hébergement qui accueilleront les enfants selon les critères éthiques que les associations françaises et roumaines décideront entre elles."
Qu'est-ce que cela veut dire un "projet d'avenir" ? Que peut-on proposer à un enfant dont on nous dit qu'il est complètement éclaté, qu'il n'a plus de structure familiale, qu'il n'a pas de repères et, au fond, qui ne sait plus du tout où il en est ?
- "Je crois que l'on peut tout proposer à tout le monde. Par exemple, quelqu'un qui est bien connu, B. Cyrulnik, qui a fait beaucoup de travaux sur ça, sur la résilience, a bien expliqué que des enfants ont vécu des choses épouvantables, des drames épouvantables, ont été dans des camps de concentration, ont été maltraités et violés, et font des adultes qui tiennent debout, qui sont capables d'avoir des projets, d'être acteurs de la société et de devenir à leur tour des parents aimants. Je crois en ce projet et c'est pourquoi nous devons nous battre pour qu'il réussisse."
Concrètement, comment vous organisez-vous ? Ces centres d'accueil, quelle forme prennent-ils, où sont-ils ?
- "Concrètement, ce sont des équipes mobiles de jour comme de nuit."
C'est un peu ce que vous aviez fait au Samu social ?
- "C'est le principe du Samu social. Ils vont à la rencontre, avec des éducateurs très compétents. Deuxièmement, c'est un lieu d'accueil ouvert en permanence. Le principe, c'est la permanence, 24 heures sur 24, 365 jours par an. Il faut que lorsque l'enfant à un moment ait envie d'aller quelque part, il sache qu'il y a un lieu, une lumière dans la ville où il puisse se rendre. Enfin, une plate-forme ONG française et roumaine, puis nous mettrons en place des plates formes d'ONG françaises avec les autres pays d'origine, au fur et à mesure que nous connaîtrons mieux le dispositif. Et enfin, un accord intergouvernemental indispensable - avec la Roumanie, nous allons le signer au mois d'octobre - pour que le pays d'origine soit volontaire. Il faut que cela marche dans les deux sens. Ainsi nous arriverons, je le souhaite, à sortir le maximum d'enfants d'affaires. De toute façon, même s'il ne s'agissait que d'un seul enfant, il faudrait le faire. Il faut le faire en se disant que chaque enfant, c'est une étape de gagnée."
Tous ces enfants, aussi longtemps qu'ils sont sur notre territoire, recevront aussi une formation scolaire, seront encadrés ? C'est dans un système ouvert ou fermé ?
- "Non, c'est dans un système ouvert, c'est un système qui n'est absolument pas coercitif bien sûr. Dans le lieu d'accueil, dans le centre d'hébergement dans lequel ils sont pris en charge il y aura de l'alphabétisation, de la formation, le temps de les préparer peut-être à quelque chose en Roumanie. Je me suis rendue en Roumanie dans un centre d'insertion pour enfants qui avaient vécu à la rue. C'est vraiment extraordinaire : on voit ces enfants qui ont vécu à la rue qui sont là, dans une dynamique. Il faut les aider aussi à avoir des métiers qui vont être utiles dans leur pays. C'est pour cela qu'il faut travailler et coopérer avec le pays d'origine."
(source : Premier ministre, Service d'information du gouvernement, le 5 septembre 2002)