Déclaration de M. Michel Barnier, ministre délégué aux affaires européennes, sur l'état des négociations sur la réforme des institutions communautaires dans le cadre de la conférence intergouvernementale, Bonn le 28 janvier 1997.

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Circonstance : Voyage de M. Barnier à Bonn (Allemagne)-entretiens notamment avec son homologue M. Werner Hoyer sur la coopération franco-allemande et la CIG

Texte intégral

Je vous ai proposé ce bref échange de vues presque au terme de cet après-midi de contacts et d'entretiens, ici, à Bonn avec un certain nombre de dirigeants allemands.

Je vais tout à l'heure rencontrer M. Bitterlich, mais j'ai vu depuis le début de l'après-midi M. Lamers, puis M. Fischer, le président des Verts, M. Kinkel et M. Seiters.

Cette série d'entretiens se situe très clairement dans le travail d'échanges et de coopération entre la France et l'Allemagne à un moment stratégique pour l'Union européenne. J'ai longuement rencontré hier soir Werner Hoyer. Nous nous voyons quasiment toutes les semaines. J'arrive d'ailleurs ce matin même de la négociation de la Conférence puisque nous sommes tous les deux, avec M. Hoyer, négociateurs pour nos deux pays, au rythme d'une séance de négociations le lundi et le mardi tous les dix jours.

Sur l'Union économique et monétaire, nos deux interlocuteurs m'ont souvent interrogé sur la détermination française faisant écho à la détermination allemande. Je leur ai dit que la détermination de la République française était totale pour être prêt et créer avec l'Allemagne et d'autres la monnaie unique en 1999. Sur la Conférence intergouvernementale, nous sommes maintenant dans l'avant-dernière ligne droite. Je dirais que la toute dernière ligne droite se situe entre mai et juin. Nous sommes vraiment dans le vif du sujet.

Le sentiment que je peux exprimer au terme de cette série d'entretiens, c'est que je n'ai pas vraiment été surpris sur deux points à propos desquels nous avons évoqué nos projets et nos préoccupations communs : la CIG d'une part et l'Union économique et monétaire d'autre part. Voilà deux grands sujets que nous avons traités tout au long de l'après-midi.

Vous le savez, Mesdames et Messieurs, la France, comme l'Allemagne, souhaite réellement réussir l'élargissement de l'Union européenne qui est le grand enjeu politique des prochaines années, la réunion politique et économique du continent européen dans l'Union. Le président de la République française l'a encore dit il y a quelques jours à Budapest, comme il l'avait dit à Varsovie. Moi-même, je suis allé la semaine dernière à Bucarest. M. de Charette était, lui, à Prague. Cet élargissement, nous souhaitons le réussir. Mais nous pensons, Français et Allemands, que la condition de la réussite de cet élargissement, c'est une vraie réforme de l'Union. Et donc, nous ne baisserons pas cette exigence-là. Il faut une vraie réforme de l'Union. J'ajouterai pour vous dire ma conviction, que la condition d'une vraie réforme, c'est en grande partie une bonne coopération entre la France et l'Allemagne maintenant. Je travaille à cette coopération, à la place qui est la mienne.

Notre feuille de route est très simple. Elle consiste à ajouter la lettre franco-allemande du chancelier et du président, la lettre de Dublin, à la proposition de traité faite par l'Irlande au terme de sa présidence. Nous avons un bon texte technique que la présidence irlandaise a fait avec objectivité et nous devons y ajouter l'ambition politique qui se trouve dans la lettre franco-allemande et donc permettre et réussir l'élargissement. C'est comme cela que vous devez comprendre l'intensification des liens, des relations et du travail en commun entre la France et l'Allemagne, la conférence de presse commune d'Hervé de Charette et de Klaus Kinkel, la semaine dernière, sur les coopérations renforcées, le travail régulier que je fais avec Werner Hoyer dans le même esprit, et les rencontres franco-allemandes.

Q - La volonté politique est-elle aussi forte à Bonn qu'à Paris sur le lien entre Amsterdam et l'élargissement ?
R - La réponse est oui.
Q - Vous parlez de conditions. Est-ce que c'est également une démarche allemande ?

R - Oui.
Q - ...sur la réforme des institutions.
R - Une vraie réforme est une réforme au terme de laquelle le fonctionnement de l'Union n'est pas affaibli avec l'élargissement, à savoir quand nous serons beaucoup plus nombreux. Parce que vous le comprenez bien, il n'y aura pas, comme le dit Jacques Santer - et je suis totalement d'accord avec lui - une deuxième chance. Nous n'aurons jamais plus une telle opportunité. Il y aura d'autres adaptations institutionnelles dans le prochain siècle. Mais nous n'aurons jamais plus une telle opportunité de changer en profondeur les institutions, parce que nous n'aurons plus jamais l'opportunité d'un élargissement comme celui-ci, qui fournit une vraie occasion.

Cet élargissement pourrait comporter des risques pour le fonctionnement de l'Union si l'on maintenait les mêmes règles qu'aujourd'hui. On doit voter moins souvent à l'unanimité et plus généralement à la majorité qualifiée. C'est là la première condition qui en entraîne une seconde. Si on pratique plus généralement le vote à la majorité qualifiée, il faut que ce vote soit plus légitime, donc que l'on obtienne une pondération des voix juste, qui tienne compte davantage de la démographie sans humilier les Etats moins peuplés. On peut trouver un système qui soit plus juste à l'égard des Grands et qui préserve une sorte de représentation plus forte que la simple arithmétique démographique pour les petits.

Un élargissement qui n'affaiblit pas, c'est une réforme qui fait que l'on retrouve le rôle collégial et l'autorité de la Commission. Cela veut dire une Commission qui soit vraiment collégiale et indépendante des Etats. Nous proposons une réforme très audacieuse de la commission puisque nous souhaitons ramener le nombre des commissaires à dix membres, dix grands portefeuilles. C'est là un point très dur dans la négociation, peut-être le plus dur. Voilà pour les institutions.

Et puis, naturellement, il y a cette idée franco-allemande de la coopération renforcée qui a été longuement exposée par Klaus Kinkel et Hervé de Charette la semaine dernière et qui consiste, je le dis très clairement, à ce que les idées de coopérations renforcées soient proposées d'abord dans le cadre de l'Union plutôt que d'être développées à l'extérieur. Il faut que nos partenaires réfléchissent bien à leur réponse à ce sujet. Les coopérations renforcées existent déjà. Plus ou moins. L'Union économique et monétaire est une coopération renforcée, Schengen, à l'extérieur du Traité, est une coopération renforcée. Et, avec beaucoup plus de membres, elles vont se développer.

Alors voulons-nous qu'elles aient lieu dans l'Union ou à l'extérieur de l'Union ? Voilà la seule question. C'est une philosophie politique qui est posée. Au sens noble du terme, la France et l'Allemagne ont proposé ces coopérations renforcées quasiment à tout le monde et pas seulement par elles, car nous n'avons pas le monopole des coopérations renforcées. L'Angleterre peut en proposer une autre ou l'Espagne, mais dans l'Union. Il faut que ce soit une démarche normale, qu'il devienne normal et naturel de proposer dans le cadre institutionnel de l'Union une coopération renforcée. Nous espérons vraiment convaincre sur ce sujet, sinon le risque, c'est que les coopérations renforcées se fassent en dehors. Voilà les trois sujets. Mais je veux dire que, dans la négociation à laquelle je participe chaque semaine, nous avons pas mal progressé sur le deuxième pilier et nous progressons beaucoup sur le troisième pilier.

Vous avez vu dans la lettre franco-allemande sur le deuxième pilier que l'accord est en train de se faire sur l'idée d'une personnalité de dimension politique qui serait en charge de l'unité diplomatique commune, ce que j'appelle ce lieu de cohérence diplomatique qui manque aujourd'hui, l'idée de placer à la tête de ce lieu une personnalité politique et non pas un fonctionnaire, ce M. ou cette Mme PESC étant chargé de travailler sous l'autorité des ministres. Nous pensons, nous Français, qu'il faut un lien de confiance entre cette personnalité politique et le Conseil européen. Des progrès importants ont été faits sur ce sujet depuis un an, notamment entre nous, Français et Allemands.

Sur le troisième pilier, on est sorti d'un débat initial qui était très théologique - si je puis dire - entre communautarisation ou pas communautarisation. C'était un débat très schématique qui bloquait la discussion. Et nous sommes partis sur une autre méthode qui a consisté à dire : quels objectifs l'Union peut-elle se fixer à la fois pour la liberté de circulation et pour la sécurité des citoyens ? Je peux citer des sujets : l'immigration, les visas, l'asile. Ce sont des sujets qui touchent plutôt à la liberté de circulation. Et puis la sécurité, la lutte contre la drogue et la toxicomanie, le grand banditisme et la criminalité internationale et le terrorisme.

Sur ces six sujets que je viens de citer, quels objectifs l'Union doit-elle se donner ? Et selon quel calendrier va-t-elle atteindre ces objectifs ? Et après seulement que l'on se soit mis d'accord sur les objectifs et le calendrier, quels sont les instruments les plus efficaces, y compris, et ne refusons pas ça, les instruments de type communautaire comme des décisions cadre ou des directives ? La France a proposé l'idée d'un socle commun d'harmonisation des politiques nationales sur les sujets concernant la sécurité des citoyens, et cette idée progresse.

Q - Sur les questions militaires.
R - Je viens d'en parler. J'ai parlé davantage de M. PESC et de ses qualifications. Je ne dis pas que nous sommes d'accord à Quinze pour l'instant. Mais un accord assez large se fait sur une introduction dans le Traité des tâches de Petersberg - ce qui est un vrai progrès - toutes les tâches de Petersberg, non seulement les tâches humanitaires. Il y a aussi l'idée qu'on traite d'une politique d'armement au sein de l'Union.

Ce qui est un peu plus difficile, c'est le rapprochement que nous souhaitons, Français et Allemands, jusqu'à la fusion entre l'UEO et l'Union européenne. Pour l'instant, c'est un sujet qui ne progresse pas beaucoup et qui devra progresser, au moins par étapes.

Nous avons encore cinq mois de travail, ce n'est pas trop. Sur une négociation si complexe portant sur autant de sujets, je dis qu'une année de négociations, ce n'est pas excessif. Nous sommes quinze, nous devrons terminer à l'unanimité. Donc, il faut que chacun prenne le temps d'écouter les autres. Je suis vraiment dans la soute de cette négociation et je vois bien comment cela explose quand on pose un sujet. Chacun se crispe, chacun se fixe, chacun indique ses préoccupations, ses exigences. Puis le temps est là où l'on va un peu plus dans le détail, où on laisse de côté des principes quelquefois très rigides et l'on essaie de trouver une solution intelligente.

C'est ainsi que l'on a progressé sur le deuxième pilier. On a fait cela sur le troisième pilier et nous n'avons pas fini. Sur les institutions, nous venons juste de commencer. Amsterdam, il y a dix jours, c'est la première fois qu'on parlait des institutions et j'ai senti des blocages ou des crispations sur la Commission, mais en revanche sur la pondération nouvelle qu'il faut dans une Union élargie, je sens qu'on va avancer. La coopération renforcée - demandez à Hoyer - quand on l'a posée sur la table il y a deux mois et demi, ça a été un rejet, une inquiétude, certains nous ont dit "vous voulez détricoter le Marché unique". On a tout entendu et puis maintenant, cette idée progresse. Donc il faut du temps.

Q - Est-ce que vous avez parlé des propos de Jacques Santer sur le manque d'enthousiasme dans la campagne sur l'euro en Allemagne ? Il a dit plus précisément qu'il était temps que Kohl vende l'euro aux Allemands.

R - Je ne vais pas me prononcer sur ce qui s'est fait en Allemagne. J'avais compris que l'Allemagne avait pris un peu plus d'avance que nous en 1996 sur la préparation, au niveau du ministère des Finances, pour l'explication et l'information.

J'ai le sentiment que la France n'est pas en retard. Mais nous , nous commençons tout juste. Je vous rappelle que la France a lancé depuis quinze semaines une campagne très originale, non pas d'information et de propagande, mais d'écoute et de dialogue qui s'appelle le "dialogue national pour l'Europe". Nous avons organisé 450 débats et je participe tous les jeudis, depuis quatorze semaines, à une journée d'explication et de dialogue dans une région de France. On est accompagné chaque fois d'un commissaire et d'un, deux ou trois ambassadeurs d'Europe centrale ou d'Europe de l'Union. Et je constate une chose en France, c'est qu'il n'y a pas de rejet de l'idée européenne, contrairement à ce que certains hommes politiques français croient. Il y a un besoin d'explication, parfois des doutes, des critiques ou des questions, mais un besoin de parler qui ne recevrait pas de réponse jusqu'à présent.

Ce dialogue nous renforce dans l'idée qu'il faut rouvrir le débat sur les problèmes européens en permanence. J'ai aussi compris une autre chose qui justifie ce travail franco-allemand, et peut-être un travail politique franco-allemand plus substantiel dans l'année qui vient, c'est qu'il y a parfois en Allemagne - c'est M. Kinkel qui me disait cela parfois des campagnes anti-françaises - des animosités, des doutes, des craintes, avec des arrière-pensées probablement, mais l'idée que la France était par exemple opposée à l'indépendance de la Banque centrale européenne, qu'on ne pouvait pas faire confiance à la France.

M. Kinkel me racontait une réunion qu'il a eu hier soir à Munich et qui l'a beaucoup interpellé. On lui a dit "la France veut nous obliger à être solidaire de son arme nucléaire, avec le concept stratégique franco-allemand".

Et puis moi, j'entends en France aussi des gens dire, dans l'autre sens, "est-ce que nous n'allons pas passer par la volonté allemande, est-ce que la France ne renonce pas à jouer son rôle ?"

On voit bien que, au fur et à mesure que les échéances se rapprochent - notamment la monnaie unique -, les turbulences, les campagnes, parfois la démagogie, les polémiques vont s'accroître. Cela justifie l'entente au sommet qui existe entre le chancelier et le président qui est totalement déterminé - vous en avez eu une nouvelle preuve à Dublin -, mais cela justifie aussi un travail d'explication commun.

Que des Français aillent dire en Allemagne : "voilà ce que nous pensons, ce que nous voulons vraiment et ce que nous sommes" et que des Allemands, des dirigeants allemands, viennent en France pour dire aux Français : "voilà ce que nous voulons, ce que nous pensons et ce que nous sommes". Je sens le besoin de ce travail d'explication en France et en Allemagne dans les mois qui viennent et je vais y participer.

Q - inaudible
R - Il n'y aura d'accord sur rien, s'il n'y a pas d'accord sur tout. On ne va
pas faire les avancées sur un sujet si l'on n'a pas d'avancée globale. Nous avançons centimètre par centimètre, mais nous avançons vraiment. Mais il y a de gros points de blocage que j'ai cités, sur la Commission, sur le vote à la majorité qualifiée, sur la communautarisation.

Q - Sur la Commission, pouvez-vous préciser s'il y a des différences d'approche entre Paris et Bonn ?

R - La différence, c'est que nous avons des solutions plus restreintes, plus resserrées et que nous, Français, nous avons dit : "dix membres" - ce qui est un vrai resserrement.

Q - Est-ce que vous accepteriez qu'il n'y ait pas de Français parmi les dix ?
R - Nous avons dit que nous accepterions le règle comme les autres. Dix membres, cela veut dire beaucoup moins de commissaires que d'Etats membres. Il n'y a pas de points de blocage graves et je n'en vois aucun qui ne puisse être surmonté. Mais il y a sans doute des différences d'appréciation sur ce que doit être une Commission collégiale et resserrée. Et il y a encore besoin de travailler sur la pondération des voix. Nous n'avons pas encore suffisamment travaillé sur ces sujets.

Q - inaudible
R Nous, Français, nous proposons que ce soit le président de la Commission qui la compose. Et donc, qu'il y ait une vraie autorité. Tout cela procède de la même question : comment réussir l'élargissement avec une Commission faible ? Si nous voulons réussir l'élargissement, il faut une Commission forte. Qu'est-ce qu'une commission forte quand il y a 25 Etats membres ? C'est une Commission qui a un président doté d'une autorité, qui soit vraiment collégiale et indépendante des gouvernements, avec des commissaires dont on sait ce que chacun fait, et qui soient vraiment responsables.

Q - Sur le renforcement des pouvoirs du Parlement européen.
R - Là où nous avons encore besoin de travailler, c'est sur le rôle du Parlement européen. Très franchement, nous étions plutôt pour un statu quo du pouvoir du Parlement européen.

L'Allemagne souhaite plutôt un renforcement de la co-décision et nous souhaitons, nous Français, - ce qui est nouveau - la consultation collective des parlements nationaux sur les sujets du troisième pilier et sur la subsidiarité. En un mot, au moment de l'élaboration des textes, nous souhaitons, sur ces sujets - questions subsidiaires ou pas -, que les parlements puissent dire quelque chose d'utile. Et de la même manière, nous savons que sur tous les sujets du troisième pilier qui touchent au citoyen - ce ne sont pas des machines-outils ou des tomates comme dans le premier pilier, nous parlons du troisième pilier, c'est-à-dire des citoyens, de leur liberté de circulation, de la justice, de la police, des Droits de l'Homme - sur tous ces sujets, les parlements nationaux doivent avoir des compétences institutionnelles. Donc, si l'on met plus d'actions en commun sur ce troisième pilier, ou même si l'on va vers une action communautaire, il faut que les parlements nationaux soient consultés. Voilà la demande très claire que nous faisons. Et cette idée progresse aussi. Mais il nous faut encore cinq mois.

Je suis convaincu aujourd'hui que nous pouvons atteindre un résultat à Amsterdam "au-dessus de la ligne" en ce qui concerne son ambition.

(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 24 octobre 2001)