Texte intégral
C'est en votre honneur, en l'honneur de votre profession, que je vous accueille aujourd'hui. La chose est suffisamment exceptionnelle pour que j'insiste et vous dise le plaisir que j'en éprouve.
Peut-être certains d'entre vous seront-ils surpris, mais j'ai pensé que ceux dont le métier même est d'être dans l'ombre et voués au silence pouvaient souhaiter être dans la lumière et avaient quelque chose à dire.
J'ai eu le sentiment aussi que, entre les hommes politiques, les journalistes de l'écrit, de l'audiovisuel, et vous-mêmes, il y avait une nécessaire connivence, presque une fraternité d'armes qui s'inscrit au coeur de la vie des démocraties modernes. Or, si l'on voit les politiques, si les journalistes signent leurs papiers ou paraissent à la télévision, vous n'apparaissez jamais et tout votre art repose dans la capacité d'évocation, si forte et pourtant muette de vos photos. Le public ignore d'ailleurs le plus souvent le bruit et la fureur que suppose la prise d'une photo : bousculade, éclat de voix, éclairs et même danger (j'y reviendrai). Bref, vous n'avez pas la meilleur part et ce n'est que justice de vous rendre hommage avant qu'ensemble nous continuions notre chemin.
Certains d'entre vous ne seront pas dépaysés par ces lieux pour y venir souvent travailler, d'autres ont des théâtres d'activité tout différents, mais à tous, qui exercez un métier qui est aussi une passion, je voudrais dire combien le rôle de témoin que vous remplissez est irremplaçable, décisif et nécessaire. Vous êtes acteurs et défenseurs de la liberté d'une presse indépendante, dont la qualité exprime mieux que toute autre chose l'état d'une démocratie.
En tant que témoins vous entretenez avec l'actualité une complicité singulière. Il vous faut en effet, d'un cliché, traduire une situation, illustrer une position, saisir un événement, d'une photo montrer, quand d'autres rendent compte, expliquent ou font voir. La plus petite photo vaut mieux qu'un long discours et le pouvoir de l'image est tel, dans notre société médiatique, que votre pouvoir, si discret en apparence, est puissant.
Je n'ignore pas pour autant l'empire qu'à l'inverse, les pouvoirs ont sur l'image. Nous avons appris à vous utiliser. Même dans les démocraties - on l'a vu avec la guerre du Golfe - presque sans images, la photographie de reportage n'a plus la place d'autrefois. On prend moins sur le vif : on met en scène. On raconte moins le monde : on illustre. En France, la domination des magazines au détriment des quotidiens change d'ailleurs la nature de votre métier, comme la transforme totalement l'hégémonie de la télévision, spécialiste de l'immédiat - un immédiat éphémère - à la différence de la photo. Vous avez en quelque sorte à redéfinir votre profession, pour mieux comprendre notre société, par l'investigation, et mieux fixer l'actualité dans l'histoire.
C'est pourquoi, je pense que votre métier est un métier de passion et de responsabilité, qui ne vaut pas sans exigence. Une exigence professionnelle, une responsabilité morale. Cela demande du talent et du travail mais aussi, quelquefois, de la chance : il faut avoir la main heureuse et trop souvent, hélas, du courage. Bref, il vous faut, pourrait-on dire, avoir "l'oeil intelligent".
Qui d'entre nous n'a en mémoire un de ces clichés qui font les unes d'un jour mais qui appartiennent déjà à l'Histoire de demain. Ces quelques fractions de secondes qui vous permettent de fixer l'éphémère échappent à l'usure du temps. Le photographe devient alors mémorialiste.
Il suffit d'évoquer la guerre d'Espagne et l'on voit paraître le cliché du soldat républicain foudroyé de Robert Capa, le ghetto de Varsovie et le petit garçon à casquette qui lève ses bras, la guerre du Vietnam et la fillette, nue, sur une route ! Plus près de nous, je pense au jeune homme face aux chars de la place Tien an Men. Photos dont les acteurs sont anonymes pour le grand public, mais qui sont puissamment évocatrices.
Parfois, les sujets sont connus. Les trois hommes de Yalta figent pour plus de quarante ans une situation historique. Qu'on pense au Traité de l'Elysée et aussitôt surgit dans notre mémoire la photo de la rencontre du général de Gaulle et du chancelier Adenauer, devenue le symbole d'un des moments-clé de la réconciliation franco-allemande. Willy Brandt agenouillé à Varsovie. Helmut Kohl et François Mitterrand se donnant la main à Verdun. Plus près de nous encore, la photo de la signature des accords de Paix en ex-Yougoslavie à Paris ou celle du président Mandela sur les Champs Elysées le 14 juillet dernier sont autant de moments de notre histoire, que vous contribuez à écrire.
Rassurez-vous, je ne pense pas qu'une récente embrassade entre deux ministres des Affaires étrangères soit destinée à entrer dans l'Histoire !
Présents au coeur de l'actualité, vous en êtes aussi quelquefois les témoins à charge, quand vous révélez ce qu'elle a d'insoutenable. La photo d'une mère pleurant son fils assassiné, le cliché d'une exécution sommaire, les images de la famine ou celles de la détresse des réfugiés, ces photos, par la charge d'émotion qu'elles contiennent, changent le regard de l'opinion et jusqu'à la vision que nous pouvons avoir de ces drames.
Ces photos obligent à réagir et font plus qu'un bon article ou une forte manière elles participent aux efforts nécessaires pour mettre un terme aux tragédies et aux violences dans le monde, elles participent au débat démocratique.
Votre métier a des exigences déontologiques incontournables. La première d'entre elles est la vérité.
L'histoire donne des exemples nombreux de trucages célèbres. L'évolution technologique les rendent plus faciles encore : un traitement informatique, un cadrage particulier, ou même une légende mensongère... Mais je sais que vous refusez ces tromperies et que vous choisissez le risque et le courage contre la facilité de la manipulation et du montage. C'est votre honneur et celui de votre profession.
La règle pour un photographe est d'être derrière l'objectif. Je disais que vous étiez dans l'ombre. Mais quand l'événement survient, vous êtes les premiers, vous êtes devant. C'est une obligation difficile et douloureuse. Chacun se souvient de Gilles Caron, disparu au Vietnam, de son confrère Michel Laurent, tué au Vietnam, tous les deux de Gamma, de Georges Bendrihem, de l'AFP, décédé accidentellement lors de la visite présidentielle en Tunisie, de Patrick Chauvel, de Sygma, grièvement blessé à Panama, qui est reparti plus tard en Bosnie et en Tchétchénie où a été blessé Alfred Yagobzadé, de Manoscher Degati, blessé à Gaza en septembre dernier (ces deux derniers sont présents).
Pour finir je voudrais vous dire ma disposition, ma détermination à faciliter l'exercice de votre métier pour ce qui dépend de moi. Je sais que vous devez parfois ferrailler avec le protocole et que tout n'est pas aisé. Nous ne sommes naturellement pas en position de rivalité, mais bien au contraire c'est une collaboration de fait qui existe et doit exister entre nous. Ici, à Paris, en particulier à l'occasion des grands événements internationaux, mais aussi à l'étranger où je sais que vous trouverez toujours auprès de nos ambassades des interlocuteurs attentifs.
Je m'y engage et je vous répète ma conviction que la photographie de reportage est indispensable à la liberté, à notre mémoire collective, à l'Histoire qui se fait devant nos yeux et devant vos appareils.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 16 octobre 2001)