Interview de M. Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT, à France 2 le 7 novembre 2002, sur la réforme des retraites, notamment la position de la CGT face à l'allongement de la durée de cotisation proposé par le MEDEF et évoqué par M. François Fillon, ministre des affaires sociales, du travail et de la solidarité.

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R. Sicard.-Avant l'été, beaucoup avaient évoqué l'idée d'une rentrée sociale chaude. On ne peut pas dire qu'elle ait vraiment eu lieu. On a l'impression que c'est maintenant que les syndicats se réveillent. Hier, par exemple, les chauffeurs-routiers ont rencontré leurs patrons et ils menacent de bloquer les routes d'ici à la fin du mois. C'est une menace sérieuse ?
- "Oui, je crois. Il y a dans le domaine des professionnels de la route, un mécontentement sur les conditions sociales, les salaires, les conditions de travail qui demeurent difficiles. Et comme dans beaucoup de secteurs, nous nous en apercevons. Personnellement, je n'ai pas l'impression d'être resté endormi depuis avant l'été ; j'avais pronostiqué, après le discours de politique générale du Premier ministre, une rentrée active et dans les différentes branches professionnelles."
Cela n'a pas été vraiment le cas, il faut bien le reconnaître.
- "Je pense qu'on n'a pas assez porté le projecteur sur ce qui se passe réellement dans les entreprises - dans la métallurgie, dans l'agro-alimentaire, dans la chimie, dans les transports : une dégradation et des mobilisations syndicales. Je sais que très souvent on attend que tout cela prenne une forme très spectaculaire. On a eu une grande manifestation le 3 octobre des salariés d'EDF-GDF, qui vont de nouveau se mobiliser le 14 novembre, les cheminots, le 26 novembre, à leur tour, grande manifestation à Paris. On a eu un mouvement dans l'Education nationale et dans le secteur privé. Les annonces qui se multiplient de suppressions d'emplois, de restrictions en tous domaines provoquent un mécontentement qui s'étend. Et je pense que nous allons vers des mobilisations croissantes. En tout cas, je le souhaite, si nous voulons, par le patronat et le Gouvernement, être entendus sur des réformes plus importantes qui répondent aux besoins sociaux d'aujourd'hui."
Il y a un dossier qui vous préoccupe, c'est celui des retraites. F. Fillon, le ministre des Affaires sociales, disait l'autre jour qu'il faudrait sans doute réfléchir à un allongement des cotisations. Cela vous a fait bondir.
- "Oui, car c'est une très mauvaise manière de préparer la négociation, dont le Premier ministre a programmé sa convocation pour la fin du mois de janvier, début du mois de février. Si le Gouvernement a d'ores et déjà retenu la demande qui est formulée par le Medef de réformer le système des retraites en allongeant la durée de cotisation pour l'ensemble des salariés, je dis très clairement que cela ne correspond absolument pas à l'état de l'opinion publique française. Et de ce point de vue, c'est ce qui nous fait dire qu'il va falloir, au niveau des syndicats, que nous passions à une phase plus active sur ce sujet. Et je propose que nous nous réunissions assez rapidement pour envisager une mobilisation nationale, dès le début de l'année, pour que les négociations sur l'avenir des retraites prennent bien en compte l'opinion et les attentes des salariés sur ce sujet."
C'est nouveau, cela veut dire que vous pourriez rencontrer les autres syndicats et décider d'un grand front syndical ?
- "Nous nous rencontrons. Le problème que nous avons - trop systématiquement à mon goût - dans le syndicalisme français, c'est notre dispersion. Je pense que sur des sujets aussi essentiels que ceux de la retraite, il faut que nous réussissions à nous mettre autour d'une table et que nous regardions comment créer - pourquoi pas ? -, sur un objectif aussi important que l'avenir des retraites, qui fait partie des préoccupations, des inquiétudes majeures chez beaucoup de salariés et à juste titre. Ils ont conscience que, du fait des positions du patronat qui nous dit d'entrée : "pas un sou de plus pour l'avenir des retraites" - ce qui est intenable, le nombre de retraités va augmenter de 50 % dans les 40 prochaines années..."
Justement, c'est pour ça que F. Fillon dit qu'il faut faire quelque chose, car si on fait rien, tout le monde sait que c'est explosif.
- "Il faut faire quelque chose. Il faut améliorer le niveau des retraites versées, il faut confirmer le droit à la retraite à 60 ans. 75 % des Français souhaitent le maintien de la retraite à 60 ans."
Mais qui va payer ? Il va bien falloir payer ?
- "C'est l'objet de la négociation. Il y a plusieurs pistes à examiner. Et les propositions syndicales doivent être des propositions examinées comme toutes les autres propositions. Le patronat, lui, raisonne en allongement de la durée de cotisations pour ceux qui sont au travail. Si on prenait au pied de la lettre la proposition du Medef, les jeunes commençant à travailler en moyenne aujourd'hui à 24 ans, durée de cotisations de 42, 43, - on dit même parfois 44 ans -, cela veut dire qu'on approche d'un âge de départ en retraite de 70 ans ! Cela n'est pas tenable. Alors qu'une partie importante des jeunes salariés restent au chômage. Il faut donc examiner toutes les propositions. Nous en avons..."
Si ne touche pas, d'une part, à la durée des cotisations, si on ne touche pas au montant des retraites, ça peut pas marcher.
- "Il faut revoir le mécanisme de financement des retraites. Nous suggérons en particulier que l'assiette des cotisations, ce qu'on appelle "la base de cotisations" ne soit pas uniquement calée sur la masse salariale, les revenus du travail - ils contribuent largement à financer les retraites - mais qu'on regarde comment solliciter aussi d'autres types de revenus : ceux du capital, les revenus immobiliers. Il n'est pas aberrant de parvenir à ce qu'ils contribuent aussi au financement des retraites. Modifier le mécanisme d'acquisition des droits. Nous suggérons que les droits à la retraite commencent dès l'âge de 18 ou 16 ans, que l'on tienne compte des périodes de formation ou d'études prolongées pour les jeunes. Sinon..."
Cela va encore charger la barque... Il va falloir donner encore plus.
- "Non, il faut négocier les conditions de droits qui puissent s'acquérir à un âge avancé. Si on reste sur une mécanique où les droits commencent au moment où on commence à travailler, pour les jeunes générations, mécaniquement, nous aurons un report de l'âge de la retraite. Et il faut aussi revoir les mécanismes d'acquisition du montant des retraites. Si on ne fait rien, nous aurons de plus en plus de retraités qui, d'ici 20 ou 30 ans, s'approcheront du seuil de pauvreté au niveau de leur pouvoir d'achat. Ce qui est impossible. Donc, nous sommes pour une négociation..."
Donc, ce grand mouvement que vous annoncez, ce sera une grande grève ?
- "Si je suis pour une concertation entre les différents syndicats, vous comprenez que je ne vais pas, moi, au niveau de la CGT, définir immédiatement le calendrier et la forme. Je suis pour une concertation et que nous examinions ensemble comment nous allons créer un certain rapport de force en préparant cette négociation. Sinon, les salariés risquent d'être les dindons de la farce dans ce rendez-vous."
Autre dossier qui vous inquiète, c'est l'assurance-maladie. Le déficit s'est beaucoup creusé, ce sera des milliards cette année, ce seront encore des milliards l'année prochaine. On avance plusieurs idées : par exemple de limiter les remboursements de la Sécurité sociale aux maladies graves. C'est une piste qui vous paraît intéressante ?
- "Oui, là aussi, "petite phrase", disent certains, "gaffe" disent d'autres. Je fais référence à ce qu'a pu déclarer J. Barrot, qui a livré, semble-t-il, une vision sur l'avenir de la Sécurité sociale qui n'est pas du tout la nôtre. Autrement dit, resserrer la mission de la Sécurité sociale sur la couverture des maladies graves. On aurait donc une rupture fondamentale avec l'objectif qui est celui de la Sécurité sociale. Là aussi, il faudrait pouvoir avoir une vraie négociation sur l'objectif qui doit être assigné à la Sécurité sociale ; nous l'avons demandée depuis des années, c'était une des bases de la contestation en 1995, puisqu'on a souhaité régler temporairement le problème que sur une base comptable. Or on voit bien aujourd'hui que, face à une dégradation de la situation en la matière, il y aurait besoin de refonder assez systématiquement, à la fois, les missions mais aussi les sources de financement pour parvenir à la couverture des besoins de santé qui sont croissants et qui ne sont pas moins légitimes que ceux qui existaient à l'Après-guerre."
Vous partez ce soir pour Florence, où se déroule le Sommet social européen. Est-ce que cette manifestation peut aboutir sur quelque chose de concret ?
- "C'est une rencontre, un forum très important qui va réunir beaucoup de militants syndicaux de différentes organisations des pays d'Europe, des militants de mouvements associatifs."
Pour faire quoi ?
- "Il va surtout réfléchir, dégager des axes, confronter des opinions et des suggestions pour infléchir, intervenir sur la nature de la construction européenne. Et notamment, en tant que syndicalistes, nous allons nous efforcer, avec d'autres, de montrer en quoi et comment il nous faut parvenir à imposer un contenu social plus affirmé dans la construction européenne. Certes, il y a une problématique politique car l'élargissement de l'Europe pose un certain nombre de questions en termes d'institutions, de fonctionnement démocratique. Mais la nature du projet social européen est pour l'instant trop absente des débats entre les gouvernements. Nous voulons donc créer une certaine prise de conscience sur la nature du projet européen, et faire en sorte que les droits sociaux des salariés en Europe soient beaucoup plus affirmés qu'ils ne le sont aujourd'hui."
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 7 novembre 2002)