Interview de M. Dominique Galouzeau de Villepin, ministre des affaires étrangères, de la coopération et de la francophonie, au "Parisien" le 9 décembre 2002, sur le document remis par l'Irak sur l'inventaire de son armement, la situation en Côte d'Ivoire, l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne.

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Média : Le Parisien

Texte intégral

Q - L'Iraq a remis samedi un document de 12 000 pages censé faire un point exhaustif sur ses armements et programmes militaires. En l'état, diriez-vous que la menace de guerre se rapproche ou s'éloigne ?
R - Il n'y a aucune fatalité de la guerre. Au mois de septembre déjà, pour beaucoup d'observateurs, la guerre était inéluctable. Mais nous avons su donner une chance à la paix grâce à la résolution 1441 de l'ONU qui constitue un message très clair adressé à Saddam Hussein, votée à l'unanimité (y compris par la Russie, la Chine, la Syrie). Eh bien, continuons. Nous n'avons pas cessé et ne cessons pas de rappeler avec beaucoup de fermeté à l'Iraq la nécessité de désarmer. Le statu quo est inacceptable. Les armes de destruction massive de l'Iraq doivent disparaître.
Q - Quel jugement portez-vous sur le début du travail des inspecteurs de l'ONU ?
R - Leur travail, jusqu'ici, se déroule dans de bonnes conditions. L'Iraq porte, cela dit, une lourde responsabilité qu'elle ne doit pas fuir. Dans ce monde où les dangers se multiplient et où la prolifération des armes de destruction massive ne se limite pas à l'Iraq, il est très important d'administrer la preuve que nous pouvons tous ensemble, dans un cadre collectif, trouver des solutions politiques. Si l'Iraq ne se pliait pas à la résolution 1441, il faudrait alors revenir au Conseil de sécurité pour examiner toutes les options, y compris le recours à la force.
Q - Quand la France fera-t-elle connaître sa réaction au document de Bagdad ?
R - Attendons l'évaluation des experts. Ensuite, nous nous concerterons avec nos partenaires du Conseil de sécurité. Il faut parallèlement intensifier nos efforts en vue d'une solution politique au Proche-Orient pour éviter de créer un fossé, d'aggraver le sentiment d'injustice, d'engendrer des suspicions. Nos objectifs sont simples : la paix et la stabilité. Nous n'avons pas d'agenda caché.
Q - Le langage guerrier des Américains n'est-il pas gênant ?
R - Dès septembre, le président Bush a fait le choix de passer par les Nations unies, et nous avons montré que nous pouvions travailler en confiance avec les Américains. C'est dans cet esprit que nous voulons continuer. Personne n'a intérêt à une fuite en avant militaire. La résolution 1441 exclut toute automaticité dans l'emploi de la force : nous nous en tenons à cette règle.

Q - La situation en Côte d'lvoire semble échapper à tous...
R - La crise est réelle et dangereuse. Nous ne ménageons pas nos efforts. Notre position est fondée sur trois principes.
1. Un appui aux autorités démocratiques et légitimement élues.
2. La volonté de préserver l'intégrité et la souveraineté de la Côte d'lvoire.
3. Un soutien à tous les efforts de médiation régionale.
Q - Est-il encore possible d'être optimiste ?
R - Je ne sous-estime ni les difficultés ni les risques. L'enjeu est essentiel pour la région comme pour l'Afrique. Je crois que cette prise de conscience commence à se faire. Les chefs d'Etat de la région sont désormais fortement mobilisés : c'est un atout important qui nous permet d'espérer une solution politique.
Q - Les militaires français ne pourraient-ils pas faire plus ?
R - Depuis le début de la crise, la France n'a cessé d'être en initiative, sur le plan diplomatique, comme sur le terrain. En Côte d'Ivoire, nous avons plus que doublé nos effectifs militaires, avec deux objectifs : sécuriser la communauté française et étrangère ; faire respecter le cessez-le-feu, en attendant que la force interafricaine de la CEDEAO puisse se substituer à cette présence française. Cet engagement de la France n'a d'autre but que la paix. L'expérience montre qu'il n'y a pas de solution militaire durable à ce type de conflit. La force ne doit constituer qu'un dernier recours. Nous condamnons, par ailleurs, le recours à la violence et les exactions. A propos des charniers récemment découverts, nous exigeons que la lumière soit faite.
Q - Il n'y a pas de malentendu entre Paris et Abidjan ?
R - J'étais à Abidjan il y a une semaine, et le président Gbagbo a rappelé publiquement la force du lien qui unit nos deux pays. Face aux défis ethnique, religieux, géographique, économique, démographique, que doit affronter la Côte d'lvoire, la France ne ménage pas ses efforts. Les responsables ivoiriens doivent de leur côté, rassembler toutes les composantes de la nation ivoirienne en prenant les initiatives politiques qui s'imposent. La crise exige la réconciliation de tous dans un esprit de tolérance. Chacun doit prendre ses responsabilités, en Côte d'lvoire comme dans la région. Nous ne cesserons pas, pour notre part, d'oeuvrer au retour à la stabilité dans ce pays auquel nous sommes profondément attachés.
Q - Pourquoi prenez-vous tant à coeur l'idée d'une adhésion de la Turquie à l'Europe ?
R - Une grande affaire se joue aujourd'hui en Turquie : montrer qu'entre la culture musulmane, la démocratie et la modernité, il y a une voie possible. C'est important pour l'équilibre du monde. Notre conviction, c'est que la Turquie a toute sa place en Europe. Sommes-nous désireux d'encourager et d'accompagner la Turquie dans la voie des réformes profondes où elle s'est engagée ? Oui. A Copenhague, la France et l'Allemagne vont proposer à la Turquie un rendez-vous à la fin de 2004, qui ouvrirait la voie au début des négociations d'adhésion à la fin du premier semestre 2005 si les conditions posées sont remplies par la Turquie. Comme l'a très bien dit le Premier ministre, nous jugerons la Turquie sur ses actes.
Q - Giscard, lui, dit non à la Turquie par principe...
R - Le président Giscard d'Estaing a lancé un débat. Et tout débat est fécond car il éclaire les enjeux et permet de prendre les décisions en toute lucidité. L'objectif de l'Europe, ce n'est pas d'ériger des murs. Mais elle n'a pour autant vocation à s'élargir indéfiniment. Il faut accélérer la réflexion sur l'identité européenne et les nouvelles frontières de l'Europe. L'Europe doit être un trait d'union, se bâtir à partir des valeurs universelles dont elle est porteuse.
Q - Faut-il un président à l'Europe ?
R - Oui. Nous souhaitons, pour donner un visage à l'Europe, qu'il y ait un président du Conseil européen élu pour une durée suffisamment longue. Le président de la République propose aussi la création d'un ministre des Affaires étrangères de l'Europe. L'Europe, qui est notre avenir, doit être soucieuse de plus de transparence, de démocratie et d'efficacité. Elle doit donc mieux fonctionner et mieux s'affirmer pour jouer pleinement son rôle au service des grands idéaux qui sont les nôtres : la paix, la justice, la solidarité. Parce qu'une Europe forte a besoin d'une France forte, il faut, avec ambition et énergie, nous placer aux avant-postes de ce mouvement.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 décembre 2002)