Interview de M. Dominique Galouzeau de Villepin, ministre des affaires étrangères, de la coopération et de la francophonie, avec France 3 et France info le 26 janvier 2003, sur la situation en Côte d'Ivoire, en Irak et au Proche-Orient.

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Média : France 3 - France Info - Télévision

Texte intégral

Q - Bonsoir, en écoutant ces personnes dans la rue, vous voyez qu'il y a une forte attente, et pas seulement chez les dames pour mieux vous connaître. Nous sommes d'autant plus heureux que vous ayez répondu à notre invitation qu'il s'agit, je crois, de la première longue émission de télévision que vous faites.
Dieu sait si l'agenda est chargé et si votre besogne est rude avec la crise iraquienne, la Côte d'Ivoire, l'Europe.
Nous aurons amplement l'occasion d'en parler et c'est Jean-Pierre Chevènement, tout fraîchement nommé président d'honneur de son pôle républicain, transformé en Mouvement républicain et citoyen qui vous portera, en fin d'émission, la contradiction.
Commençons par la Côte d'Ivoire.
On sait qu'avec la diplomatie de mouvement que vous incarnez depuis que vous êtes arrivé au Quai d'Orsay, il y a eu des accords à Marcoussis pour aboutir à la fois à une sorte de trêve et à une solution politique. Pourtant, sur place, à Abidjan, au cours des dernières heures, il y a eu énormément d'incidents et le président de la République a indiqué que des mesures seraient prises pour protéger la communauté française. De quoi s'agit-il précisément ?
R - Nous sommes bien sûr mobilisés pour faire face à une situation difficile. Depuis plusieurs semaines, nous travaillons pour essayer d'avancer vers la paix et la réconciliation. C'est une grande ambition pour la Côte d'Ivoire, pour la région et pour l'Afrique. Ceci dans le contexte de tensions, avec de nombreux facteurs de déstabilisation, le risque d'une catastrophe, car c'est bien à cela que nous pensons tous. Comment l'éviter ?
Il nous faut avancer pas à pas. C'est pour cela que nous avons engagé un processus, une table ronde à Marcoussis, scellé par une garantie donnée par la communauté internationale tous les chefs d'Etats de la région réunis. Bien sûr, vous exprimez la principale préoccupation, c'est la sécurité des Français. Nous avons, toute la nuit, suivi l'évolution des choses.
Q - Allez-vous renforcer le dispositif militaire à Abidjan même ?
R - Nous avons adapté notre dispositif à Abidjan, vous savez qu'il y a à peu près 2500 militaires, nous avons donc renforcé nos effectifs présents à Abidjan même, fait en sorte qu'ils puissent être déployés de façon à sécuriser les principaux établissements, les principaux sites où est présente la communauté française. Nous avons toute une série de dispositions d'urgence qui nous permet d'être en contact avec la communauté française. Mais, parallèlement, nous engageons un processus de dialogue avec l'ensemble des Ivoiriens, un accord a été conclu aujourd'hui à Paris, garanti par la communauté internationale et je dirai que c'est l'essentiel qui nous permet d'espérer que ce pays va avancer vers cette paix et cette réconciliation à laquelle nous aspirons.
Q - Allez-vous envoyer de nouvelles troupes ?
R - Non, le président de la République l'a dit clairement, nous disposons aujourd'hui de 2500 hommes en Côte d'Ivoire. Il y a par ailleurs un déploiement supplémentaire des forces de l'ECOMOG, c'est-à-dire des forces de la CEDEAO.
Q - Il faut que ce soient des forces africaines ?
R - Il y a déjà en effet des forces notamment sénégalaises qui sont présentes et nous réfléchissons à la possibilité d'avoir d'autres forces qui pourraient s'y adjoindre notamment dans le cadre des Nations unies.
Q - Cela veut-il dire qu'à moyen terme, il faut imaginer que les troupes seraient appelées à rester, ne serait-ce que pour garantir durablement à la fois l'application de ces accords et une trêve sur le terrain.
R - Nous sommes dans un processus extrêmement délicat. Nous le savons tous, il y a un risque qu'il faut assumer et nous l'assumons collectivement, c'est-à-dire avec tous les pays africains de la région. Nous avons le soutien de l'Union africaine, le président de l'Afrique du Sud M. Tabo Mbeki était là, avec la communauté internationale, le Secrétaire général des Nations unies était là pour garantir ce processus. C'est donc tous ensemble, collectivement, que nous appuyons ce processus. Pas à pas, nous serons amenés à prendre les dispositions qui permettront d'engager ce processus de réconciliation.
Un Premier ministre de réconciliation a été nommé, avec vocation à former un gouvernement dont les grandes lignes ont été dressées. Nous espérons que très rapidement, ils seront en mesure de prendre la situation en main, en liaison avec le président Gbagbo. Il faut le dire, tout ceci se fait dans le respect strict de la constitution, dans le respect de l'intégrité ivoirienne, c'est très important et dans le respect de la démocratie.
Q - En vous écoutant, on comprend bien qu'il y a des garanties diplomatiques, mais sur le terrain, comment cela se passera-t-il ? qui surveillera l'installation de ce nouveau gouvernement et suivant quel calendrier ?
Laisse-t-on les Ivoiriens faire seuls ?
R - Le Premier ministre, M. Diara a été nommé par le président Gbagbo. Maintenant, il doit donc former un gouvernement, c'est l'affaire des prochains jours.
Il y a des garanties qui sont données sur le plan de la sécurité, la présence française, nous sommes là-bas pour sécuriser un cessez-le-feu, faire en sorte que la transition puisse s'opérer dans de bonnes conditions. Bien sûr, les troupes françaises resteront là-bas le temps qu'il faudra pour permettre à ce processus de se dérouler dans de bonnes conditions et les forces africaines de l'ECOMOG ont vocation, le moment venu, à se substituer aux forces françaises.
Nous parlons de réconciliation, il y a une ambition, ce n'est pas une chose facile, ne croyez pas que la diplomatie française ne soit pas consciente de la difficulté !
Si nous sommes là-bas, c'est bien parce qu'il y a une situation de crise en Côte d'Ivoire, une situation qui menace de s'étendre à l'ensemble de la région et qui est très importante pour l'ensemble des Africains. C'est donc à la demande de l'ensemble des parties que nous sommes là-bas, engagés au soutien d'un processus avec le soutien unanime de la communauté internationale. La réconciliation, cela veut dire quoi ? Cela veut dire que les deux parties qui se faisaient la guerre, voilà un pays qui est divisé, se retrouvent pour travailler ensemble. Le gouvernement va associer l'ensemble des forces politiques, y compris les rebelles d'hier qui ont décidé de déposer les armes, qui s'engagent à un processus de démilitarisation et c'est très important. Il faut que le territoire ivoirien retrouve sa totale intégrité, que le pays puisse fonctionner à nouveau et nous avons une troisième garantie, au-delà de la garantie de sécurité de la garantie politique que nous apportons, c'est la garantie économique de reconstruction.
Nous avons sollicité l'appui de la communauté internationale, l'Union européenne a annoncé aujourd'hui qu'elle allait participer à hauteur de 400 millions d'Euros, c'est un engagement extrêmement fort de la communauté européenne, de la communauté internationale, le Japon était là, les Etats-Unis étaient là, le Canada, le Fonds monétaire et la Banque mondiale, c'est une grande affaire. Elle s'organise à l'initiative de la France, avec le soutien de toute la communauté internationale.
Q - Encore une fois, le pilier reste la présence militaire française durable on peut l'imaginer.
R - Absolument, mais une fois de plus, en liaison avec les forces de la CEDEAO et avec les forces des Nations unies, nous souhaitons que très rapidement, les Nations unies puissent apporter leur propre soutien, de façon à ce que les forces indispensables sur le terrain, et l'évaluation sera faite au cours des prochaines semaines, puissent conduire à de nouveaux déploiements si c'est nécessaire.
Q - Estimez-vous que c'est bien à Laurent Gbagbo, de retour ce soir dans son pays, à ramener le calme, est-ce à lui qu'appartient cette tâche ?
R - C'est l'affaire de tous les Ivoiriens et nous avons vu aujourd'hui que certains extrémistes étaient prompts à utiliser la situation.
Q - Ce sont des partisans de Laurent Gbagbo.
R - Des extrémistes proches du pouvoir, mais ce mouvement doit être le fait de toutes les parties. Tant que ce que l'on appelait les rebelles hier qui sont les forces nouvelles, les parties politiques classiques, le président, tout le monde doit relever le défi porté et soutenu par la communauté internationale.
Q - Dans cette affaire, la France a-t-elle été suffisamment vigilante ? Il rappelle que le concept d'ivoirité ne date pas d'hier, il date d'il y a 10 ans, avec le président Konan Bédié et de la même façon, la France n'a rien fait pendant 10 ans, au Togo par exemple, alors que le président Eyadema s'était engagé à ne pas se représenter aux prochaines élections présidentielles. Il a "bidouillé" la constitution - disent certains - pour pouvoir se représenter alors qu'il avait pris un engagement contraire vis-à-vis du président Chirac. N'y a-t-il pas deux poids et deux mesures en Afrique ? la France a-t-elle encore une influence ?
R - Je crois que les faits parlent pour nous. Evidemment, la France a une influence et bien sûr, il y a une attente très grande vis-à-vis de la France. L'ensemble des chefs d'Etat présents à Paris en ont témoigné à travers les remerciements qu'ils ont adressés au président Chirac pour les initiatives qu'il n'a cessé de prendre.
La mobilisation, la vigilance, la volonté de la France d'assumer toutes ses responsabilités en Afrique, c'est l'une des grandes caractéristiques, l'un des éléments très fort de la diplomatie française. Que cet engagement se soit accru au cours des derniers mois, dans le cadre du nouveau gouvernement français de Jean-Pierre Raffarin, sous l'impulsion du président de la République, je crois que c'est une évidence. Il y a une volonté de reprendre toute notre place. Nous ne pouvons pas le dissocier de la situation du monde. Ce monde connaît aujourd'hui de très grands désordres, une très grande incertitude et nous constatons à la fois l'urgence de certaines situations de crises et en même temps, l'interdépendance. Ce qui fait qu'elles sont toutes reliées entre elles. Nous voulons donc tenter d'être présents partout à la fois, essayer de répondre aux crises et aux difficultés, et il n'y a pas, c'est un souci de la France, deux poids, deux mesures. Notre vigilance s'exerce, croyez-le bien au Togo, comme en Côte d'Ivoire, comme sur l'ensemble des crises avec le souci d'apporter des réponses. Ne l'oublions pas, il faut être en situation d'initiatives et de propositions, c'est l'ambition de la France.
Q - Là encore, les Américains ne cherchent-ils pas à prendre l'influence laissée par la France ?
R - J'aimerais bien que vous puissiez me donner un exemple, pas deux, un seul ! L'Amérique a accompagné le processus qui s'est déroulé en Côte d'Ivoire, elle a soutenu l'action de la France, honnêtement, à aucun moment, il n'y a de concurrence entre les diplomaties française et américaine sur le continent africain.
Q - Une question africaine encore qui irritent beaucoup nos amis britanniques. Il y a une conférence franco-africaine qui doit se réunir à Paris en février. Persistez-vous à inviter le président du Zimbabwe, M. Mugabe, mis au banc de l'Union européenne en particulier et de la communauté internationale en général, pour les agissements qu'il favorise dans son pays ?
R - Une invitation a effectivement été adressée au président Mugabe. Des sanctions ont été décidées il y a un an environ, elles arrivent à expiration dans quelques jours. Nous sommes en train de nous concerter, nous allons nous réunir demain pour évoquer cette question à Bruxelles, avec nos amis européens dans le souci d'aboutir. Je crois qu'il faut insister sur le choix qui est aujourd'hui le nôtre, dans cette situation comme dans beaucoup d'autres. Prenons l'exemple de l'élection de la Libye à la présidence de la Commission des Droits de l'Homme. Cela a surpris, voire choqué.
Q - Avec abstention française.
R - Abstention européenne, Monsieur, il faut être précis sur ces questions.
Q - Non, l'Europe ne vote pas, en l'occurrence, c'était la France.
R - Nous sommes élus évidemment, mais quel est le problème, c'est un choix : soit le choix de la rupture et nous disons que la situation est inacceptable au Zimbabwe, nous refusons définitivement d'avancer devant ce dossier et nous gelons les choses. Nous sanctionnons. Nous avons vu dans l'Histoire du monde que les sanctions ne donnaient pas toujours le résultat que nous pouvions espérer.
Soit au contraire, responsabilité, nous cherchons à trouver une solution. Parallèlement à un certain nombre de mesures énergiques fortes, nous tentons de trouver les moyens d'un dialogue. Par exemple, faire venir M. Mugabe à Paris pour lui parler, pour lui adresser quelques messages très clairs et très explicites, pour que la diplomatie joue son rôle en recherchant des solutions.
Q - Mais il n'était peut-être pas utile de nommer la Libye à la tête d'une commission sur les Droits de l'Homme quand même ?
R - Mais je n'évite pas la question puisque c'est moi qui l'ai abordée. Dans le cas de la Libye, voilà une commission des Droits de l'Homme qui est importante dans le cadre des Nations unies, créée au lendemain de la guerre, qui permet d'étudier des questions délicates sur les Droits de l'Homme, d'autant plus délicate qu'il n'y a pas unanimité sur la scène internationale concernant la conception à défendre les Droits de l'Homme. S'agit-il de donner à manger à tout le monde ? De donner la possibilité à chacun de s'exprimer ? Il y a des pays qui ont une autre vision que la nôtre. Nous défendons l'universalité de cette conception, c'est l'un des combats que mène la diplomatie française sur l'ensemble des dossiers et dans toutes circonstances.
A partir de là, le choix qui était le nôtre, à partir du moment où nous sommes dans une présidence tournante, chaque année il y a un nouveau président de la Commission. Cette année, c'est à l'Afrique à désigner son président, elle a désigné la Libye. En principe, cette élection se fait par acclamation, il n'y a pas de vote, nous avons demandé qu'il y en ait un. La Libye a été élue par 33 voix contre 17 abstentions et 3 votes négatifs.
Nous avons décidé, dans le cadre de l'Union européenne qu'il y avait là une situation où nous avions soit le choix de la rupture avec la Libye, soit prendre acte du chemin effectué par ce pays au cours des années et en particulier depuis le 11 septembre où la Libye a condamné fortement les attentats et le terrorisme et d'encadrer, d'encourager le chemin parcouru par la Libye pour, à la fois, exercer notre vigilance et notre capacité d'incitation pour amener la Libye à jouer un rôle plus actif sur les Droits de l'Homme.
Q - Comprenez-vous que cela puisse choquer ou émouvoir un certain nombre de personnes ?
R - Je l'ai dit et y compris moi-même, je suis tout à fait franc avec vous. Mais il y a un choix.
Q - D'autant que ce vote a été acheté.
R - Il y a un choix une fois de plus, nous devons être responsables, notre souci est de faire avancer le dossier des Droits de l'Homme. La diplomatie française aujourd'hui a renoué, nous sommes en voie de normalisation dans nos relations avec la Libye, nous avons une commission mixte avec ce pays et nous voulons croire que, par le biais de cette action positive, la diplomatie pourra obtenir des résultats. Nous restons vigilants.
Q - Venons-en à la crise qui tient en haleine une bonne partie de la planète, je veux parler de la crise iraquienne avec à partir de demain, une semaine très lourde.
Aujourd'hui, à Davos, Colin Powell, ministre américain des Affaires étrangères a affirmé, à la suite de Mme Rice, la conseillère spéciale du président Bush, que, bien évidemment, le danger que représente Saddam Hussein est plus important que jamais et que demain, on verra les liens éventuels qu'il y aurait avec le terrorisme d'Al Qaïda.
Vous disiez il y a deux jours que rien ne justifiait la guerre. Aujourd'hui avez-vous dit, mais demain, quelles seraient les conditions minimales, si j'ose employer cet adjectif peu approprié, pour que vous acceptiez l'idée d'un déclenchement des hostilités contre l'Iraq ?
R - Ne perdons jamais de vue l'objectif car il y a beaucoup de confusion autour de cette question et il est important pour les Françaises et les Français de bien comprendre quel est l'enjeu.
Pour la communauté internationale, l'enjeu est d'obtenir le désarmement de l'Iraq. Pour cela, nous avons adopté la résolution 1441 dans le cadre des Nations unies au Conseil de sécurité. Cette résolution a fait l'objet d'une unanimité. Tout le monde a voté, y compris les représentants du monde arabe, en l'occurrence la Syrie. L'ensemble des pays ont accepté le cadre posé par cette résolution qui répond en grande partie à une aspiration française, celle du président de la République. Elle fixe deux temps, le premier qui est celui des inspections, celui de la coopération. Nous essayons pacifiquement mais activement d'obtenir ce désarmement de l'Iraq avec un déploiement d'inspecteurs sur le terrain.
Q - A vos yeux, l'Iraq a-t-il joué le jeu des inspections ?
R - A nos yeux, le processus des inspections se déroule conformément à l'esprit de la résolution. Plus de 300 sites inspectés par mois, ce qui veut dire que l'information dont dispose aujourd'hui la communauté internationale est plus grande qu'il y a deux mois.
Q - Est-elle suffisante ?
R - Nous voulons qu'elle soit plus grande.
Q - Donc il faut plus de temps ? Un délai supplémentaire d'un mois par exemple ?
R - Nous voulons aller plus loin. Nous sommes dans un processus prévu par la résolution 1441 où le seul objectif est le désarmement. La notion du temps est évidemment importante car nous souhaitons une coopération active. Nous voulons un processus qui ne cesse de s'améliorer et nous constatons d'ores et déjà que les inspections permettent en quelque sorte de geler la capacité iraquienne d'armements sur le terrain. Les programmes d'armements de l'Iraq, vraisemblablement pour l'essentiel ne peuvent se poursuivre aujourd'hui.
Q - Vous voudriez quelques semaines ou quelques mois ?
R - Nous voudrions plus, nous voulons obtenir que les éventuels programmes d'armements qui ont conduit l'Iraq, peut-être, à créer un certain nombre d'armements puissent être détruits. C'est cela le désarmement de l'Iraq. Il faut donc que le processus d'inspection, tel qu'il a été prévu, puisse continuer de se dérouler. Plus il se déroule, plus nous avons la capacité d'améliorer notre connaissance.
Q - Et plus vous donnez du temps, d'après Washington, du répit au régime iraquien. Et l'idée du délai ?
R - Le problème du délai est très important. Nous avons dit, depuis le départ, qu'il appartenait aux inspecteurs de se prononcer. Ils sont sur le terrain, ils sont la main et l'oeil du Conseil de sécurité. Eux peuvent nous dire s'ils manquent de moyens. S'ils ne sont pas en mesure de faire telle ou telle opération, il faut nous permettre d'obtenir plus. Ils sont capables donc de nous dire, dans tel délai, nous serons en mesure d'aller jusqu'au bout de notre programme de désarmement. Nous attendons donc que les inspecteurs viennent devant le Conseil de sécurité et nous disent quel est l'état de la situation sur place. A partir de là, qu'ils nous disent ce qui leur manque, ce qui n'est pas satisfaisant dans l'attitude de l'Iraq. Nous serons alors amenés à faire des propositions pour permettre aux inspecteurs de travailler mieux.
Q - Connaissez-vous le contenu du rapport ?
R - Nous avons eu des échanges avec MM. Blix et El Baradeï lorsqu'ils sont passés à Paris. Notre sentiment est que pour l'heure, les inspections se déroulent conformément à ce qui a été prévu. Ce qui ne veut pas dire que nous sommes satisfaits. Nous voulons que les choses puissent s'améliorer, c'est pour cela que nous voulons une coopération active, c'est pour cela que j'ai écrit, à la demande du président de la République, il y a quelques jours, à l'ensemble des membres du Conseil de sécurité pour que tous ceux qui disposent d'informations complémentaires, les Américains, les Anglais, tous ceux qui ont une capacité particulière dans ce domaine puissent donner leurs informations aux inspecteurs.
Q - Quel délai supplémentaire ?
R - Le délai peut être, vraisemblablement, de plusieurs semaines voire de quelques mois. Une fois de plus, je vous le redis, c'est à MM. Blix et El Baradeï de dire à la communauté internationale quelles sont les informations qu'ils détiennent, les éléments qui leur manquent, combien de temps il leur faut pour obtenir les choses.
Q - Mais, Monsieur le Ministre, si on dit un mois, c'est parce que les experts militaires disent qu'après le mois de mars, on ne peut plus faire la guerre dans de bonnes conditions en Iraq. Je suppose que la question du délai a un sens très précis quand même en termes militaires aussi.
R - La guerre est une chose sérieuse.
Q - Oui, et c'est pour cela qu'il ne faut pas la laisser aux militaires, bien qu'ils aient parfois un point de vue très important.
R - C'est une chose sérieuse et le président de la République l'a dit fortement. La force ne peut être qu'un dernier recours, le Moyen-Orient n'a pas besoin d'une nouvelle guerre. C'est donc dans un esprit de responsabilité. Il n'y a pas, d'un côté, les impatients et, de l'autre, les complaisants. Nous sommes agissants, nous ne cessons de faire en sorte que les inspecteurs puissent rapidement avoir tous les moyens de faire leur travail. Et s'ils nous disent qu'ils ne sont pas en mesure d'avancer davantage, qu'ils sont dans une impasse, alors nous sommes dans le deuxième temps prévu par la résolution 1441, c'est-à-dire qu'il appartient au Conseil de sécurité de se réunir, d'examiner l'ensemble des options et de prendre une décision.
Mais nous le voyons bien, tant que les inspections peuvent se dérouler, tant que la coopération permet d'obtenir de nouvelles informations, il n'y a pas lieu de faire la guerre.
Q - Pourrait-on imaginer une seconde résolution ?
R - La position de la France est constante, c'est un processus de responsabilité. Sur une affaire aussi grave, il faut que la communauté internationale puisse décider par elle-même, en fonction des informations dont nous disposons à un moment donné.
Il faut d'abord faire une évaluation permanente de la menace. A une menace grave correspond la possibilité d'une intervention militaire. En fonction de la menace, tirons les conséquences, ajustons la riposte. Parallèlement, il faut en permanence évaluer le degré de coopération de l'Iraq, et en fonction de la menace et du degré de coopération de l'Iraq, tirons-en des conclusions. Mais, nous sommes des gens responsables, il nous faut nous poser des questions. La diplomatie française n'a eu de cesse que de rechercher la concertation. A la demande de la France, nous avons obtenu une réunion au niveau ministériel du Conseil de sécurité sur le terrorisme. Nous avons évidemment abordé, en marge de cette réunion, avec l'ensemble des membres, les questions de prolifération, l'Iraq, la Corée du Nord et nous devons aboutir à des positions que nous souhaitons communes car lorsque la communauté internationale est unie, elle est efficace. Ne perdons jamais de vue l'objectif de la France. Nous l'avons dit dès le début, il faut une très grande fermeté vis-à-vis de l'Iraq. Nous refusons le statu quo, il est inacceptable que l'Iraq ne se conforme pas à ses obligations internationales. Parallèlement, nous soutenons le choix de la coopération parce que, dans un cas, une coopération active et volontaire nous fait entrevoir les chances d'obtenir ce que nous souhaitons, le désarmement. Ne sous-estimons pas les conséquences de l'intervention militaire ! Il est certes possible d'imaginer de gagner une guerre contre Saddam Hussein, voire de changer le régime, mais quelle garantie avons-nous que les conséquences de cette guerre pour l'unité de l'Iraq, pour la stabilité de la région, pour l'équilibre du monde, dans un monde en grand désordre, je l'ai déjà dit, alors même qu'il y a en jeu également la capacité de la communauté internationale à inventer de nouveaux moyens de répondre aux crises. Faudra-t-il alors en Corée du Nord, intervenir militairement ? Faudra-t-il, chaque fois que la communauté internationale est confrontée à une crise, choisir l'intervention militaire ? C'est là où la communauté internationale doit être capable.
Q - La théorie positive, la théorie des dominos positive qui est celle que développe un certain nombre de théoriciens à Washington, c'est, si le régime de Saddam s'écroule, la démocratie gagne partout au Moyen-Orient, et c'est bon pour Israël dans les circonstances tragiques pour les Palestiniens comme pour les Israéliens. Vous n'y croyez pas ?
R - Pour la France et le président de la République l'a dit à maintes reprises, la guerre, c'est toujours la pire des solutions. Il y a, chez un certain nombre d'analystes américains, cette idée effectivement d'un cercle vertueux. On interviendrait militairement en Iraq et par magie, les problèmes de la région s'en trouveraient largement apaisés.
Ce n'est pas l'idée que nous avons et même une guerre gagnée en Iraq poserait le problème des conséquences de cette guerre, la division du monde, l'incompréhension, les frustrations. Il faut construire la paix.
Q - Gagner la guerre et perdre la paix.
R - Il faut construire la paix, il faut donc faire preuve de fermeté, il faut être crédible et c'est pour cela que nous disons, le droit sans la force n'est rien, mais la force sans le droit, c'est extrêmement dangereux.
Q - Concernant le délai supplémentaire, avez-vous l'impression que les Américains vous écoutent ?
R - L'un des éléments forts de ma visite à New York le 20 janvier, c'est la rencontre que j'ai pu avoir avec Colin Powell.
Q - Lui avez-vous parlé ces dernières heures ?
R - En effet, et nous avons eu l'occasion de dire très clairement quelles étaient nos positions, nos préoccupations et la façon dont nous pensions que la communauté internationale devait se saisir d'une affaire aussi grave. Il est important, en permanence de se concerter et d'agir. Si une réunion ministérielle est nécessaire au Conseil de sécurité - vous savez que c'est l'Allemagne qui va présider pour le mois de février -, réunissons-nous, parlons-nous. Il faut éviter que la communauté internationale se retrouve engagée dans des actions unilatérales et préventives qui créeraient évidemment des divisions, des dissensions et des incompréhensions très lourdes de conséquences. Retenons la leçon de la résolution 1441.
Q - Votre discours est-il écouté par Washington ?
R - Il est d'autant plus écouté, vous l'avez vu dans les réactions parfois fortes des derniers jours, que dans certains cas, il irrite.
Q - Le roi Abdallah est-il au courant ? Il a déclaré à Davos que l'heure n'était vraiment pas à une solution diplomatique.
R - Face à des questions aussi graves, la communauté internationale s'interroge. Le président de la République a longuement parlé hier avec le président russe, ce matin, il a parlé avec le président chinois, et je peux dire que sur la scène internationale, une large partie de la communauté internationale est désireuse de n'utiliser la force qu'en dernier recours. Par définition, l'intervention militaire comporte d'extrêmement graves conséquences. L'esprit de responsabilité, c'est bien cette communauté internationale qui se retrouve, travaille, propose, avance et nous le faisons en liaison avec nos amis américains. On a souvent tendance à confondre deux choses : le problème de l'Iraq, une fois de plus, en matière de prolifération, - n'oublions jamais que l'Iraq correspond à une crise de prolifération - mais il y en a d'autres. La Corée du Nord et d'autres Etats qui sont aussi au cur de la préoccupation internationale en matière de prolifération.
La solution que nous devons trouver sur l'Iraq devra peut-être valoir pour d'autres crises de prolifération, d'où la nécessité d'aller jusqu'au bout de nos capacités en matière de sécurité collective qui, une fois de plus, n'est pas une impuissance collective mais une responsabilité collective. Il s'agit bien d'agir.
Q - La France serait-elle prête, le cas échéant, à faire valoir son droit de veto au Conseil de sécurité ?
R - Nous avons eu l'occasion de répondre à cette question à maintes reprises. Je crois qu'il faut rappeler deux choses. La première est que la France a des responsabilités mondiales. Elle est membre permanent du Conseil de sécurité. Cela crée, pour la France, des devoirs et parmi eux, la responsabilité d'avoir à exercer cette prérogative qu'est le droit de veto. Vous comprendrez qu'il est important pour la France de garder sa liberté en fonction des circonstances, pour apprécier chaque situation.
Q - Donc, ne rien annoncer de ce genre ce soir.
R - Mais de dire très clairement, et c'est le second point sur lequel je veux insister, c'est que la France a pris une position forte sur l'Iraq : une volonté active, une volonté de fermeté envers Saddam Hussein pour qu'il s'engage dans une coopération active, mais être fidèles à des principes. Ces principes, ce sont le droit et la morale. Donc, nous avons déjà eu l'occasion de le dire, nous ne pouvons nous associer à une action unilatérale qui serait menée en dehors du Conseil de sécurité. Nous resterons fidèles à ces principes jusqu'au bout.
Q - Deux questions qui se rejoignent, celle de Paul Quilès qui vous interroge sur les outils de défense communs éventuels au niveau de l'Europe et celle d'Hervé Morin qui vous demande comment harmoniser davantage les positions de l'Union européenne.
R - C'est un enjeu très important, faire en sorte que l'Europe puisse véritablement s'affirmer comme un pôle fort, à la mesure de ses capacités économiques et de son poids sur la scène internationale.
Q - C'est ce que l'on dit à chaque fois, mais à chaque crise, il se trouve que...
R - Il se trouve que nous faisons des progrès dans ce domaine et ce couple franco-allemand qui est le moteur de l'Europe et qui a eu l'occasion de le démontrer au cours des derniers mois, a pris des initiatives, a fait des propositions pour créer une union de sécurité et de défense de l'Europe, c'est-à-dire véritablement donner la capacité à cette Europe de s'organiser.
Q - Mais précisément sur l'Iraq, il semble que Paris se soit davantage rapprochée de la position de Berlin qui, pour des raisons électorales et aussi des raisons historiques profondes de l'Allemagne, a une tradition pacifiste très vivace depuis 30 ans. Cela veut-il dire que cette identité européenne à laquelle vous souhaitez donner un nouveau souffle se rallie à une vision pacifiste et neutraliste de ce que devrait être l'identité européenne demain ?
R - En aucun cas. Il y a, et on ne le souligne pas assez, une assez large convergence de vues entre tous les Européens au moins sur des questions de principe essentielles et en particulier sur le fait qu'il faut agir à travers le Conseil de sécurité et qu'il faut donner la priorité à la coopération, la force ne pouvant être qu'un dernier recours.
Nos amis britanniques sont sur cette ligne. Il y a parfois une confusion parce que l'on mêle l'attitude à avoir sur le dossier iraquien et l'attitude à avoir vis-à-vis des Etats-Unis. Evidemment, la politique britannique envers les Etats-Unis, marquée par l'Histoire est d'une très grande proximité.
Concernant la France en dépits de toutes les difficultés, des agacements que l'on a pu évoquer au cours des dernières semaines, il y a une chose claire c'est qu'il y a une amitié entre la France et les Etats-Unis. C'est vrai aujourd'hui, ce sera vrai demain parce que c'est notre volonté.
Q - Même si l'on nous traite de vieux Européens par la bouche de M. Rumsfeld ?
R - Ne prêtons pas attention à ces vaines polémiques.
Q - C'est un hommage rendu à la politique européenne commune ?
R - L'Europe, c'est vrai, a une longue histoire, et nous sommes pétris de sagesse, du moins nous l'espérons, et nous tentons tous les jours de progresser dans ce domaine.
Q - C'est un hommage par défaut. Y a-t-il vraiment une troisième voie entre ce pacifisme "allemand" disons de l'Europe du Nord et des pays comme la Grande-Bretagne qui ont l'air de s'aligner sur les Etats-Unis peut être suivie par exemple par l'Espagne et l'Italie, et une troisième voie, la vôtre par exemple, qui se situe un peu entre les deux. N'est-ce pas difficile à comprendre pour les opinions publiques ?
R - C'est extrêmement simple et je crois que le opinions publiques le comprennent parfaitement. Et puisque nous parlons de positions européennes, les peuples de l'Europe s'expriment très clairement. Il y a environ 80 % des peuples européens qui sont favorables au passage par le Conseil de sécurité et à un esprit de responsabilité dans cette crise qui fasse, véritablement, de la guerre un dernier recours.
Q - Est-ce la raison pour laquelle vous avez raidi votre position ?
R - Pas du tout. Il se trouve que la position que nous exprimons, c'est la position autour de laquelle se retrouvent la plupart des Européens. Demain, à l'initiative de la France, nous nous retrouverons à Bruxelles, avec les quatre pays européens membres du Conseil de sécurité, pour essayer, en liaison avec les représentants de la politique étrangère de l'Europe, avec l'Italie et la présidence grecque, de formuler une position commune.
Q - Est-ce possible ?
R - Je pense que nous pouvons nous retrouver sur les grands principes qui fondent notre action.
Q - Les grands principes certainement, mais là, nous sommes peut-être à la veille d'une guerre ?
R - Justement, c'est d'autant plus important.
Q - Si par exemple, les Etats-Unis attaquent unilatéralement l'Iraq demain sans passer par le Conseil de sécurité, que direz-vous ?
R - C'est très clair, nous ne pouvons nous associer à une telle action.
Q - La France condamnera donc ?
R - Nous sommes contre et nous nous opposerons clairement. Ce n'est pas l'idée que la France se fait de l'ordre international.
Q - Est-ce que cette façon de penser est majoritaire au Conseil de sécurité ?
R - Ne préjugeons pas des débats qui se tiendront au Conseil de sécurité. La France a dit qu'elle ne pourrait pas s'associer. Ce n'est pas l'idée que nous nous faisons de l'ordre international et nous craignons alors que la solution soit pire que le mal. Nous attirons donc l'attention et nous nous concertons avec nos amis américains pour que cette stratégie ne soit pas celle de la communauté internationale, ni celle des Américains.
Q - Je vais être un peu cru, Monsieur le Ministre. Cela sent le pétrole, disent un certain nombre d'internautes et notamment Gilles de Genève qui vous demande comment vous interprétez les menaces américaines de ne pas partager le pétrole iraquien si nous ne les soutenions pas. La question que posent beaucoup d'auditeurs ou de téléspectateurs est que derrière les menaces des armes iraquiennes, il n'y a pas au fond la question du pétrole, la volonté des Américains de s'emparer du pétrole iraquien. Je dirai que c'est valable dans les deux sens, la volonté de la France de préserver ses intérêts en Iraq.
R - Une fois de plus, il n'y a pour la France, qu'un objectif, c'est le désarmement de l'Iraq. Il ne faut pas confondre les choses. Qu'il y ait d'autres enjeux économiques, commerciaux, ce n'est pas dans la crise iraquienne qui est une crise de prolifération. Il s'agit de faire en sorte que des armes de destruction massive que pourrait posséder l'Iraq soient détruites. Nous sommes convaincus qu'il ne faut jamais s'écarter de cet objectif.
Si nous mêlons plusieurs objectifs et nous le voyons d'ailleurs avec l'ambiguïté qui existe lorsque certains évoquent un changement de régime, tout devient alors très compliqué, intenable. Il devient difficile de trouver des solutions.
Q - Thomas, de Paris, dit qu'il a bien compris que l'Europe veut faire pièce à l'hégémonisme américain à l'unilatéralisme américain. Il faut pourtant remarquer que les remarques américaines sur la vieille Europe ne sont pas si infondées que cela puisque les pays de l'ex-Europe de l'Est qui veulent aujourd'hui entrer dans l'Europe sont plus atlantistes qu'Européens, dit-il. N'est-ce pas un obstacle si l'Europe veut un jour parler d'une même voix de voir ces pays-là entrer dans l'Europe ? Et Emma, de Pierrefite, le dit très clairement, si l'Europe compte si peu pour eux, pourquoi les accueillir ?
R - Nous avons, tout au long des dernières années, travaillé pour que la grande famille européenne puisse se retrouver et se réconcilier. Une seule Europe qui efface les barrières de l'Histoire. C'est un enjeu extrêmement important. Vous avez raison de le souligner, cette nouvelle Europe a été confrontée à beaucoup de soucis au cours des dernières décennies dont des questions très graves de sécurité. Elles ont beaucoup aspiré à bénéficier de la garantie de sécurité de l'OTAN. Certains veulent opposer cette aspiration à l'entrée dans l'Union européenne.
Nous sommes soucieux qu'il n'y ait pas de concurrence entre ces différents objectifs, nous sommes convaincus qu'il est important que l'ensemble de l'Europe avance ensemble. Je voudrais préciser que c'est à l'initiative de l'Allemagne et de la France que le sommet de Copenhague a pu aboutir et ouvrir la voie à ces dix nouveaux Etats.
Q - Ce qui choque nos auditeurs ou nos téléspectateurs, c'est que lorsque la Pologne achète des avions de chasse, elle choisit le F16 américain. Et pas seulement la Pologne d'ailleurs.
R - Cela me choque aussi et je le regrette profondément et c'est ce que nous disons à nos amis polonais. L'Europe, cela a un prix, cela implique qu'effectivement, l'esprit européen existe. Et c'est le contenu que nous voulons donner à cette Europe de la Défense, indispensable, parce que nous sommes convaincus que le monde ne peut pas être stable s'il n'y a pas plusieurs jambes sur lesquelles on peut s'appuyer. Les Etats-Unis seuls ne peuvent pas assurer l'ordre mondial, l'Europe doit prendre sa part de responsabilités, créer le pôle de stabilité, d'excellence indispensable à l'équilibre mondial.
Q - On voit que, contrairement à certaines postures des diplomaties nationales, il y a une aspiration forte des Français à ce que l'Europe s'exprime en tant que telle.
R - C'est la préoccupation de la diplomatie française et depuis 8 mois où je suis à la tête de cette diplomatie, nous n'avons eu de cesse d'élargir notre capacité d'action avec l'Europe et la communauté internationale.
Q - Mais, tout le monde ne partage pas votre optimisme, votre entrain. Chris Patten qui est le commissaire européen en charge des Affaires extérieures disait au journal "Le Monde" hier que ce serait une catastrophe si les Quinze ne pouvaient aboutir à une position commune sur l'Iraq.
R - C'est pour cela que nous y travaillons. Nous sommes conscients de cela et l'ensemble des responsables du ministère des Affaires étrangères, dans leurs domaines respectifs, qu'il s'agisse de Noëlle Lenoir, de Pierre-André Wiltzer ou de Renaud Muselier ont tous à coeur, en permanence, d'essayer de créer une position européenne commune. Nous voulons être en situation de proposition à chaque échelon. C'est pour cela que la concertation avec les Européens est si nécessaire et qu'il est essentiel de ne pas perdre le contact avec les Etats-Unis, parce que, dire qu'il faut aboutir à une position européenne, cela ne veut pas insinuer que nous aurions alors une position antagoniste. L'important sur la scène internationale, c'est de faire en sorte que, pour être efficaces, nous puissions rapprocher nos points de vue, affirmer une volonté, une capacité, une voix européennes. Et dans ce sens, les propositions que nous faisons sur le plan institutionnel, pour la création par exemple d'un président du Conseil européen, d'un ministre des Affaires étrangères de l'Europe vont créer les mécanismes qui permettront peu à peu à l'Europe de s'affirmer.
Q - Vous faites là allusion au projet franco-allemand qui a été rendu public il y a quelques jours et qui a fait sensation parmi les conventionnels qui travaillent sous la présidence de M. Giscard d'Estaing pour tenter de mettre sur pied des institutions capables de faire fonctionner une Europe à 25 ou plus.
Cette idée d'un président de la Commission qui serait élu par le Parlement européen, n'est-ce pas une politisation de la Commission européenne, conçue jusqu'ici, plutôt comme un groupe d'experts, je dirai, abandonnant en quelque sorte, leur étiquette partisane nationale.
R - Dans la proposition de l'Allemagne et de la France qui a été décidée par le chancelier Schröder et le président Chirac, il y a une vision de l'Europe qui est fidèle à son inspiration. Il faut trouver un équilibre entre les Etats européens et les nations, ce que l'on appelle une fédération d'Etats-nations. C'est une double inspiration dans le respect d'un triangle institutionnel. Trois grandes institutions que nous voulons chacune renforcer car nous voulons plus d'Europe. Un président de la Commission fort, un président du Conseil européen fort, permanent. Aujourd'hui il change tous les six mois, quelle capacité a-t-il à s'imposer sur la scène internationale ? C'est très difficile. Il y a des présidences très réussies, - le Danemark vient de montrer qu'il avait réussi à l'imposer très fortement - mais il y a des présidences qui sont moins brillantes. Nous avons donc besoin d'un président à plein temps qui soit choisi en dehors ou à l'intérieur du Conseil européen mais qui puisse s'affirmer. Parallèlement, un président du Parlement européen, un Parlement européen fort.
Q - Cela ressemble un peu à la cohabitation que vous avez bien connu. Cela ne risque pas de poser des problèmes ?
R - Absolument pas et pour une raison simple, c'est que chacun a des pouvoirs particulièrement bien définis, chacun dans son secteur a sa tâche précisée. Et ne l'oublions pas, tout cela s'accompagne du respect de la capacité de chacun des Etats.
Q - Ne peut-il pas y avoir de conflit de légitimité ?
R - Il n'y a aucun risque et d'ailleurs, citez-moi les risques, ces dernières années d'opposition entre la Commission et le Conseil. Pourquoi voulez-vous que cela arrive demain, alors même qu'il s'agit non pas de se partager les pouvoirs existants de l'Europe, mais il s'agit d'augmenter la capacité de l'Europe en prenant des pouvoirs qu'aujourd'hui elle n'exerce pas. Nous avons évoqué la défense, nous pouvons évoquer la politique étrangère. Regardez par exemple l'Europe au Proche-Orient. Chaque année, l'Europe dépense 1,4 md d'euros. Notre capacité à agir politiquement, dans un conflit essentiel, l'un des plus vieux conflits que nous connaissons, qui est justement, la marque de l'injustice sur la scène internationale, qui est à la fois source de profonde insécurité pour Israël et une source de profonde injustice pour le peuple palestinien, avons-nous une capacité à agir ? Eh bien, non. Il faut que nous soyons capables, nous Européens, de prendre nos responsabilités, d'être en initiative. C'est ce que nous voulons faire au cours des prochaines semaines, au lendemain des élections israéliennes, en assumant justement ensemble nos responsabilités.
Q - Pourquoi ne pas muscler le volet positif de la politique de la France sur ces deux sujets, paix et guerre en Iraq, et contenu de la construction européenne ?
R - Sur le premier sujet, d'ores et déjà, le cadre de la résolution 1441 nous permet bien évidemment de continuer à travailler. Il y a une ambiguïté, le débat tout à l'heure l'a montré, il n'y a pas de date butoir, à partir de laquelle il faudrait alors agir. Rien ne dit qu'à partir de telle date, c'est la guerre ou la nécessité de voter une nouvelle résolution. La résolution continue de s'appliquer. Le rapport déposé devant le Conseil de sécurité par les inspecteurs demain est un rapport d'étape. La question est de savoir si l'Iraq coopère avec les inspecteurs et si, par cette voie de la coopération, avec les inspecteurs, nous pouvons continuer d'avancer. La conviction de la France, c'est qu'il y a aujourd'hui par les inspections - et nous allons écouter attentivement demain les inspecteurs, sur le bilan qu'ils vont tracer et bien évidemment à partir de là, débattre avec l'ensemble de nos partenaires - la possibilité de continuer d'avancer dans le cadre de ces inspections. Le moment venu si, les choses ne sont plus possibles, si la coopération ne peut pas avancer, nous nous réunirons pour voter une deuxième résolution et pour examiner l'ensemble des options possibles.
Q - Si on veut empêcher M. Bush de déclencher cette guerre, comme on sait que la majorité de l'opinion publique américaine n'est pas favorable à cette guerre s'il n'y a pas l'aval de l'ONU, il me paraît assez important que l'ONU ne donne pas son aval et accorde en quelque sorte le sceau de la légalité internationale à cette entreprise.
R - Il n'est évidemment pas question que l'ONU, le Conseil de sécurité puissent être utilisés et détournés de leur mission. Il y a là un organe qui incarne la légitimité internationale et nous l'avons dit depuis le début. Le président de la République a été clair. Il y a des temps. Et à chaque étape, le Conseil de sécurité doit être informé et doit prendre ses responsabilités. La responsabilité, c'est quelque chose d'important et je n'ai eu de cesse de le dire à l'ensemble de mes partenaires. Nous sommes prêts à tout moment à nous concerter activement, pour améliorer le travail des inspecteurs et chacun, évidemment, est en devoir d'apporter sa contribution. Il n'est pas question d'être là, passifs, et d'attendre sagement que nous avancions vers la catastrophe. La coopération, c'est un principe actif, constructif et toute notre énergie est évidemment concentrée pour permettre à ces inspections, compte tenu de notre objectif, le désarmement, d'aboutir.
Vous me posez une question très importante sur le conflit israélo-palestinien qui est peut-être la vraie priorité. C'est une priorité centrale de la communauté internationale. Nous le voyons bien. Dans un monde marqué par l'incompréhension, marqué par l'inquiétude, il faut évidemment montrer que la communauté internationale est capable de régler les crises et nous sommes convaincus qu'une partie importante du malaise du monde, de l'inquiétude du monde est liée justement à la difficulté ou l'incapacité dans lequel les diplomaties du monde ont été d'avancer sur ce dossier. Nous avons au cours des dernières semaines, pu adopter une position commune. On appelle cela le Quartet qui s'est réuni à New York et qui a fixé une feuille de route qui doit conduire en 2005 à la création d'un Etat palestinien. Et il y a une communauté d'objectifs aujourd'hui sur la scène internationale pour dire que nous devons créer un Etat palestinien sur la base des frontières de 1967, capable de vivre en paix aux côtés d'Israël. Et il est important, évidemment, que la communauté internationale puisse travailler sur les garanties qu'il faut apporter, car il n'est pas question évidemment d'oublier ces indispensables garanties qui permettront à Israël de vivre en sécurité : garanties pour le peuple palestinien, pour l'Etat palestinien, garanties pour Israël lui permettant de vivre en paix et, de ce point de vue, il faut que la communauté internationale assume sa responsabilité. Et c'est pour cela que nous préconisons une conférence internationale qui aura pour but d'étudier, d'analyser ce qui est nécessaire pour que cette sécurité puisse exister dans l'avenir.
Q - Vous ne pensez pas que la France pourrait là aussi dire un certain nombre de choses simples, comme l'avait proposé M. Moubarak, que Jérusalem soit la capitale commune des deux Etats, que les colonies israéliennes soient rétrocédées, que le droit au retour des Palestiniens, ils y renoncent en tout cas dans les limites de l'Etat d'Israël, je dirais que la garantie de la pérennité de l'Etat d'Israël serait en jeu et me semble-t-il que si la garantie de toute la communauté internationale était apportée aux frontières de l'un des nouveaux Etats qui est la garantie de la sécurité à long terme d'Israël. Si tous ces éléments étaient clairement posés par la France, parce que si on attend que l'Europe se prononce en 2005, combien de morts encore ?
R - C'est dans cet esprit que nous travaillons, évidemment sur la base de la politique de la France mais nous éprouvons le besoin d'agir en concertation, comme nous l'avons fait sur la Côte d'Ivoire. Aujourd'hui, pour être fort ou pour avoir une chance d'aboutir...
Q - Mais vous ne l'avez pas fait sur l'Iraq ?
R - Mais nous l'avons fait dans le cadre du Conseil de sécurité. La France s'est fixé depuis le premier jour, comme objectif, d'unir la communauté internationale et nous sommes convaincus que pour être efficaces sur ces questions, terrorisme, prolifération, il faut être unis. Nous voulons faire des propositions, nous les ferons très rapidement, en liaison avec nos partenaires européens et en liaison avec nos amis américains qui ont évidemment une responsabilité très grande dans cette région et il est important, compte tenu des objectifs qui sont les nôtres et qui sont communs, que nous puissions essayer de dessiner ensemble un chemin.
Q - J'exprime un doute sur le fait que nous puissions avoir des objectifs réellement communs avec l'administration américaine mais...
R - Le président Bush s'est prononcé sur cette question. Il a dit clairement quel était l'objectif.
Q - Il faut un Etat palestinien viable ?
R - Il faut bien sûr un Etat palestinien viable, il faut le dire. L'Etat palestinien sur la base des frontières de 1967 a été affirmé par les uns et par les autres. Je crois qu'il faut rester fidèle aux engagements de la communauté internationale.
Q - Je suis très surpris de voir que dans le cadre de la relance du couple franco-allemand dont je me réjouis, on aborde beaucoup de sujets. L'Iraq c'est très bien. Le règlement budgétaire, parfait. Mais il y a quelque chose qui manque. L'Europe est en crise, elle est en récession. L'Allemagne rentre en récession. Et nous supportons cette architecture du Traité de Maastricht avec une banque centrale indépendante qui retarde à baisser les taux d'intérêt, qui laisse s'apprécier notre change. Le dollar a perdu 22 % depuis un an, ce qui veut dire que les produits américains sont beaucoup plus compétitifs et cela se traduit par des délocalisations. Ne faudrait-il pas soustraire, je dirais, du déficit budgétaire, des investissements importants dans des domaines comme, par exemple, la politique de la ville ou bien les grandes infrastructures, la ligne TGV, la défense, les grands programmes technologiques que nous avons en retard Pourquoi est-ce qu'il n'y a pas une initiative française forte sur ce sujet pour nous aider tous, l'Allemagne comme nous même, à sortir de cette crise qui pèse ?
R - Je suis très heureux de vous dire que l'initiative, nous l'avons prise. C'est une initiative entre l'Allemagne et la France pour accroître la coordination entre nos politiques économiques. Il se trouve qu'en Europe, il y a des situations très différentes, selon la situation des uns et des autres, plus de chômage, plus de problèmes de croissance selon les Etats. Il faut donc prendre en compte cette diversité. Mais nous insistons tous sur la nécessité d'une meilleure coordination entre nos politiques économiques et en même temps, faire en sorte effectivement que les critères, hier, très rigides du pacte de stabilité, puissent être assouplis. Nous avons été heureux des propositions qui ont été faites par la Commission pour assouplir ce pacte de stabilité. D'un côté, plus grande souplesse, mais en même temps, meilleure coordination des politiques économiques pour effectivement, à la fois prendre en compte le problème des déficits - et il faut donner des règles et les respecter, autant que faire se peut - mais aussi se préoccuper de la croissance. C'est pour cela que nous avons tellement insisté pour que l'on parle d'un pacte de stabilité et de croissance. Bien évidemment, dans une situation difficile sur le plan économique, il faut se mobiliser, donner plus d'influx à nos économies, leur donner des marges de manuvre plus grandes et c'est pour cela que nous travaillons si étroitement avec l'ensemble de nos partenaires et au premier chef, bien sûr, l'Allemagne.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 29 janvier 2003)