Interview de M. Hervé Gaymard, ministre de l'agriculture, de l'alimentation, de la pêche et des affaires rurales, à RFI, le 25 février 2003, sur la proposition française de moratoire sur les subventions à l'exportation des produits agricoles, sur l'aide à l'agriculture des pays du Sud et la garantie des prix des matières premières et sur la PAC.

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Média : Radio France Internationale

Texte intégral

P. Ganz-. Nous allons parler du Salon de l'Agriculture et notamment des implications internationales et européennes de la politique agricole française après les propos que le président de la République a tenus concernant l'agriculture des pays du sud lors du sommet franco-africain, la semaine dernière. Mais auparavant, peut-être votre réaction de ministre de l'Agriculture et de l'Alimentation sur le décès, très vraisemblablement un suicide, du grand cuisinier B. Loiseau ?
- "Je ne connaissais pas B. Loiseau, mais évidemment, [j'éprouve] une très grande tristesse et je pense à tous les siens aujourd'hui qui sont dans la douleur. Il se trouve que je suis un ami d'enfance d'un grand chef que je connais bien, qui s'est fait un peu tout seul, et je sais que c'est un métier extrêmement difficile, parce qu'on est sans cesse sous le regard des médias, des guides, qu'on ne vous loupe pas. Mais je voudrais dire toute ma reconnaissance à cette profession qui fait beaucoup pour la France, pour la qualité de la cuisine française, et qui font partie de notre culture. J'aurais préféré le faire dans une autre circonstance, mais je voudrais leur donner vraiment un coup de chapeau à tous, au-delà de B. Loiseau."
Le petit jeu des étoiles et des notes qui montent et qui descendent, est-ce néfaste ?
- "J'imagine que cela doit être très stressant pour ces grands chefs."
Venons-en à l'actualité immédiate, ce Salon de l'Agriculture. Hier, c'est une première, en tant que ministre de l'Agriculture, vous avez reçu les ministres de l'Agriculture des pays d'Afrique qui étaient venus à Paris à l'occasion de ce sommet, au cours duquel le président de la République a annoncé un certain nombre de mesures. On va essayer de comprendre la portée de chacune d'entre elles. Premièrement, le Président propose la fin - plus exactement un moratoire - sur les subventions à l'exportation des produits agricoles ou d'agriculture vivrière. C'est une belle idée ; pensez-vous que vous allez convaincre les Européens de la mettre en place ?
- "C'est vrai que la question des subventions à l'exportation se pose depuis un certain nombre d'années. C'est un sujet qui fait partie d'ailleurs de la négociation devant l'Organisation mondiale du commerce. L'Union européenne a présenté un document au secrétariat de l'OMC, que la France a approuvé, comme les quatorze pays membres, qui propose d'avancer, à la condition évidemment que tout le monde avance du même pas. Là, je vise très nommément les Etats-Unis, puisque vous savez que les Etats-Unis ont uns système très sophistiqué, avec leur marketing loans, avec leur fausse aide alimentaire, si j'ose dire, qui distord les problèmes commerciaux agricoles. Nous, ce que nous disons, c'est qu'il faut aller plus loin et immédiatement mettre en place un moratoire sur les subventions à l'exportations qui peuvent avoir des effets néfastes."
A Bruxelles, on dit que c'est plus compliqué que cela, les subventions à l'exportation et qu'un moratoire sera difficile de mettre en place.
- "Je crois que sur ce sujet, nous avons une négociation avec l'OMC. Il faut savoir si on a la volonté politique de bouger ou non."
Est-ce qu'un moratoire sur les subventions aux exportations, par exemple de volailles, de lait, de céréales, ne gênerait pas les agriculteurs français et notamment des producteurs qui exportent ?
- "Bien sûr que cela peut les gêner. Mais je voudrais dire quand même que, contrairement à une idée reçue, l'Europe, ces dernières années, a déjà énormément baissé ses subventions à l'exportation, puisqu'il y a quelques années, elle représentait 30 % des dépenses de la Politique agricole commune. Aujourd'hui, elle n'en représente plus que 6 %. Et donc, nos industriels, nos paysans ..."
Alors pourquoi ne pas les supprimer ?
- "On est dans le cadre d'une négociation de l'OMC, il faut que tout le monde fasse pareil. Par exemple, un certain nombre de pays qui nous donnent toujours des leçons, ont en réalité des niveaux de subventions à l'exportation beaucoup plus élevés que les nôtres, alors que c'est toujours l'Europe qui est mise en accusation."
A terme, est-ce que ces subventions à l'exportation devraient disparaître ?
- "Je crois qu'il faut poursuivre la négociation, mettre en place le moratoire, et éviter effectivement les effets qui peuvent être néfastes pour l'agriculture des pays du Sud."
C'est-à-dire ne pas les rétablir à la fin de la période de moratoire ?
- "Non, je ne pense pas, puisque nous sommes dans une logique d'élimination progressive."
Seconde idée que vous défendez avec le président de la République concernant l'aide à l'agriculture des pays du Sud : la fin de la préférence spécifique, c'est-à-dire le retour un petit peu à l'esprit de Lomé ?
- "C'est plutôt le retour à la préférence spécifique, parce qu'il y a une loi du commerce internationale qui est la clause de la nation la plus favorisée, et nous, nous pensons que la clause de la nation la plus favorisée favorise les plus favorisés, et qu'il faut mettre en place des préférences spécifiques. C'est ce que l'Europe a fait à partir de 1975, avec les accords de Lomé. Depuis, malgré des initiatives comme "Tout sauf les armes", ces préférences se sont érodées, compte tenu de la logique du GATT, puis de l'OMC. Et donc, nous, nous disons : aidons les pauvres ; le Mali plutôt que l'Australie."
Troisième volet : garantir les prix des matières premières. Là, on pense au coton, par exemple.
- "Au café, au cacao et à bien d'autres matières."
On se dit que vous vous attaquez au marché, à la puissance des multinationales. Vous allez mettre bien du temps à obtenir cette garantie.
- "Ce qu'on appelle "le prix mondial", aujourd'hui, est une supercherie, parce que ce n'est ni un prix d'équilibre économique, ni social ni environnemental. Il y a 3 milliards de paysans dans le monde, dont beaucoup souffrent de malnutrition. On parle souvent de commerce équitable, il faut des prix équitables ! On ne va pas me dire qu'alors que l'homme est allé sur la lune il y a déjà 34 ans, on n'est quand même pas capable de mettre en place des fonds de stabilisation pour le prix de ces matières de base qui s'échangent comme à la loterie, dans des Bourses de matières premières, à Chicago, à Londres ou à New York."
Dans cette position que prend la France sur les grandes questions internationales agricoles, vous attaquez de front les Etats-Unis. C'est quoi ? Un autre volet du contentieux franco-américain ?
- "Ce ne sont pas les Etats-Unis que nous attaquons, c'est l'hypocrisie qui règne autour des questions de développement. D'abord, nous disons que la solution n'est pas "trade, not aid", comme on dit."
Ce sont plutôt les Anglo-saxons qui disent cela.
- "C'est ce qu'on dit toujours : le commerce est le seul moyen d'aider les pays du Sud. Ce n'est pas vrai. Il faut maintenir et renforcer les politiques de coopération bilatérale et multilatérale. Et s'agissant du commerce, nous disons que nous sommes dans un cycle du développement avec Cancun, au mois de septembre, à l'OMC. Est-ce que l'on veut ou non régler les problèmes des pays du Sud ou est-ce que les grands coeurs se cachent derrière les grands sentiments pour masquer de sordides intérêts commerciaux ? Je crois que chacun sera au pied du mur et que nous devons agir pour les pays en voie de développement."
Dans cette négociation, on va avoir les Européens, peut-être, si la France les entraîne dans cette position, face au groupe de Kerns, c'est-à-dire un certain nombre de pays alliés des Etats-Unis.
- "Oui, mais c'est très bien, et on verra qui veut vraiment le bien des pays du Sud."
Et là-dessus, ce sont deux visions du monde à nouveau qui s'affrontent ?
- "Ce sont deux conceptions du monde différentes que nous assumons."
En rouvrant de tels dossiers, est-ce que vous ne fragilisez pas la Politique agricole commune des Quinze, dont vous et le président de la République répétez à l'envie, qu'il ne faut pas y toucher ?
- "Nous pensons exactement le contraire, c'est-à-dire que vous avez au sein de l'Organisation mondiale du commerce notamment, une sorte d'alliance contre nature entre les pays du groupe de Kerns, que vous avez cités, et un certain nombre de pays en voie de développement où la politique agricole européenne est diabolisée. Nous, nous pensons que la PAC n'est pas l'ennemi des pays du Sud, que pour régler les problèmes des pays du Sud, il faut trouver des solutions qui, aujourd'hui, ne sont pas explorées devant l'Organisation mondiale du Commerce : les préférences spécifiques et les prix plus élevés que le prix mondial. Pour le reste, nous sommes prêts et nous le prouvons, à faire des efforts très importants dans la réduction des subventions à l'exportation."
Mais alors justement, avec cela, vous touchez à l'équilibre de la PAC, donc vous ouvrez la boîte de Pandore ?
- "Non, pas du tout, puisque nous avons une politique européenne qui essaye encore de garantir des prix équitables pour les paysans européens, et de mettre en oeuvre des actions de développement rural et de mise en conformité environnementale qui, en rien, ne pénalisent les pays du Sud."
Juste en un mot : le calendrier de ces propositions ?
- "Le président de la République les a faites la semaine dernière. Donc, maintenant, je dirais que le ballon est lancé. Il y a un G8 en France, à Evian, début juin où ces questions seront débattues, et puis après, nous aurons la négociation devant l'OMC."

(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 25 février 2003)