Interview de M. Dominique Strauss-Kahn, membre du Conseil national du PS, à France Inter le 27 septembre 2002, commentant les déclarations du Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, lors de l'émission "100 minutes pour convaincre" du 26 septembre à France 2, et critiquant notamment les perpectives budgétaires et la politique fiscale du gouvernement.

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Média : France 2 - Télévision

Texte intégral

A. Ardisson.- Une précision pour nous mettre dans l'ambiance, puisque cela fait longtemps que vous ne vous êtes pas exprimé : à qui avons-nous affaire ce matin ? A un opposant "pur sucre" ou à un ancien ministre des Finances, compréhensif devant la difficulté de l'exercice budgétaire ?
- "Non, à un ancien ministre des Finances qui, par activité précédente connaît la difficulté et qui du coup est un opposant qui n'est pas compréhensif."
J.-P. Raffarin, sur la forme déjà, comment l'avez-vous trouvé ?
- "D'abord, je voudrais saluer les journalistes et France 2, parce que le retour d'un grand débat politique ou d'une grande émission de débat est quelque chose qui manquait dans notre paysage et c'est bien d'avoir mis ça en place. Ceci dit, 100 minutes, c'est long et cela a quand même été 100 minutes pour pas grand chose. Je sais bien que le Gouvernement n'est là que depuis quatre mois et donc, il faut lui laisser le temps de travailler, de débloquer sa politique, ça ne serait pas honnête de critiquer tout de suite en disant "mais ils ont rien fait, comment ça se fait" etc. Il faut le temps, je le sais, et donc je veux leur donner cette latitude. Il reste que quand on entend le Premier ministre pendant 100 minutes, au moment où il présente son budget, on s'attend à ce qu'il y ait une ligne, à ce qu'il y ait une définition d'une politique. Or, là, il n'y avait pas de ligne, il y avait un positionnement, un Premier ministre qui répète plusieurs fois qu'il est déterminé, tenace, comme s'il avait peur qu'on ne le voit pas, qu'on ne le croit pas, qu'il ait besoin de le dire beaucoup de fois, sorte de conquête un peu artificielle d'autorité. Tout cela vient de ce que en fait cette majorité n'a pas été élue sur un mandat clair - on sait comment s'est passée l'élection présidentielle, le problème Le Pen, etc. - et donc, il n'y a pas vraiment une politique claire : il y a une agrégation de promesses de J. Chirac qu'il faut essayer de satisfaire, le Gouvernement n'arrive pas à tout faire, mais cette agrégation ne fait pas vraiment une politique. Je voudrais terminer d'un mot là dessus, c'est que dans le domaine sur lequel vous m'interrogiez, c'est-à-dire l'économie, je ne vois pas de stratégie économique... Voyez-vous, en 97, quand L. Jospin est arrivé, il y avait une stratégie. Elle aurait pu être mauvaise, elle a été bonne : soutenir la consommation et ça a eu comme résultat qu'on ait eu la croissance la plus forte de tous les pays européens. Aujourd'hui, il n'y a pas de stratégie et même si le Premier ministre parle de la consommation, ce qu'il fait n'est pas cela. Quand on baisse les impôts sur le revenu de la partie la plus riche de la population, on ne soutient pas la consommation, car c'est les autres dont on aurait besoin, auxquels on aurait besoin de donner du pouvoir d'achat pour qu'ils consomment..."
Vous parlez de croissance, vous avez quand même eu de la chance, il en a moins.
- "Ecoutez, la chance il ne faut jamais la laisser de côté. Napoléon disait que si on n'a pas de chance, il vaut mieux pas gouverner. Mais ce que je constate, c'est quà l'époque, nous avons fait mieux que nos voisins ; et ça nos voisins avaient la même chance, la même conjoncture internationale. Donc, ce qui compte c'est regarder par rapport à nos voisins. A l'époque, on faisait mieux que nos voisins ; aujourd'hui, on risque de faire moins bien que nos voisins. "
Regardons ce budget de plus près. La principale critique qui vient de votre camp est de dire que 2,5 % de croissance, ce n'est pas réaliste. Mais autant que je sache, le dernier budget que vous avez fait, vous aussi, pêchait un tout petit par optimisme ?
- "Oui, je ne ferai pas cette critique de ne pas être réaliste, parce qu'il faut avoir la volonté et essayer de tendre vers des objectifs. Là où c'est peut-être plus critiquable aujourd'hui de la part de M. Raffarin, c'est que ce n'est pas une erreur de prévision qu'il fait, c'est un choix délibérément faux : on sait très bien qu'on ne peut pas faire 2,5. Quand on peut hésiter, alors il faut viser le haut de la fourchette, il faut y aller, il faut avoir la volonté politique d'avancer..."
C'est ce qu'il dit !
- "C'est ce qu'il dit, mais nous savons tous que le consensus économique, les économistes sur la place de Paris pensent que l'on fera au mieux 2 %. On sait déjà que l'on ne fera pas 2,5. Alors, à une époque, où il y a un déficit de politique, c'est-à-dire où les gens n'ont pas confiance, où ils ont besoin de plus de transparence, où ils demandent qu'on leur dise la vérité, je crois que ça aurait été un exercice plus salutaire de dire la vérité et de ne pas s'embarquer là-dessus."
L'autre critique venant de la gauche, c'est la baisse des impôts. Quand J.-P. Raffarin dit : c'est du pouvoir d'achat supplémentaire, donc de la consommation, donc de la croissance en puissance. Que lui répondez-vous ?
- "Sauf que c'est du pouvoir d'achat supplémentaire, donc de la consommation, si ça allait vers ceux qui, quand ils ont du pouvoir d'achat en plus, consomment, c'est-à-dire la partie de la population qui a le moins de revenus. Or, justement, la baisse des impôts en question est concentrée sur les plus riches. Pour ceux là, moins d'impôts, ce n'est pas plus de consommation, c'est plus d'épargne, on le sait bien. Voyez-vous, avec ce budget, ce sont des équilibres en trompe-l'il. On l'a vu hier soir en écoutant M. Raffarin. Il dit par exemple : prévention et répression. Cela semble bien équilibré, sauf que je ne vois pas la prévention, je vois la répression dans ce qu'il dit - plus de police -, mais pas la prévention - c'est moins d'éducateurs, ce n'est pas de la prévention, c'est le contraire. Victor Hugo disait : "Si vous voulez fermer les prisons, il faut ouvrir des écoles". Le problème est que M. Raffarin ouvre des prisons et ferme des écoles. Et sur les autres sujets, c'est pareil. Il dit : emploi et sécurité. Ça paraît bien balancé, un programme raisonnable, il dit "ce sont mes deux priorités". Sauf que je vois la sécurité, mais je ne vois pas l'emploi, car les mesures du budget, c'est au contraire de diminuer les moyens des instruments qui servent la politique de l'emploi. Il a critiqué les emplois-jeunes - je les soutiens et je pense que ça a été un des éléments du redémarrage de l'emploi -, mais ce qui est sûr, c'est qu'il ne leur donne pas de suite. Il diminue les contrats d'emploi solidarité, ceci va aussi avoir un effet négatif sur l'emploi. Ce qu'il y a dans le budget qui va aider à la croissance, vient d'autre chose que de M. Raffarin. Il y a une sorte de "stratégie du coucou" de la part de M. Raffarin - vous savez les coucous qui viennent dans le nid du voisin -, parce que les seules choses dans son budget qui vont soutenir la croissance, c'est la baisse de la taxe professionnelle - et c'est moi qui l'ai engagée, le gouvernement de L. Jospin, quand j'étais ministre des Finances, la dernière tranche va venir et cela va soutenir la croissance - et c'est la prime pour l'emploi, dont il se vante aujourd'hui, dont il dit que c'est bien - il a raison, sauf que ce n'est pas lui non plus qui l'a mise en place..."
Mais il vous l'attribue, il ne dit pas le contraire...
- "Vous avez raison, il nous l'attribue, sauf que ce qui avait été prévu, c'est qu'elle serait triplée - elle a été doublée l'année dernière, elle serait triplée cette année, si L. Jospin avait été élu. Cela aurait soutenu la consommation."
Justement, vous dites "Si L. Jospin avait été élu". Est-ce que vous auriez fait mieux ? Je veux dire par-là que P. Solbes, le commissaire européen aux affaires économiques, a surpris hier par la vivacité de ses critiques sur l'équilibre du budget et notamment ce déficit budgétaire qui ne baisse pas, avec toujours 2,6 milliards. Dans la conjoncture actuelle, qu'est-ce que vous auriez pu faire de mieux ?
- "Je vous réponds en deux points très rapides. D'abord, on aurait fait d'autres choix. Mieux ? Je pense que ça aurait été mieux, je reconnais que c'est subjectif comme jugement, mais je pense que ça aurait été mieux. Par exemple, plutôt que de baisser l'impôt sur le revenu, il valait mieux tripler comme on l'avait prévu la prime pour l'emploi. La dame qu'on voit dans l'émission et qui dit : "ça, pour moi, ce sont des revenus en plus", ça c'est de la consommation, ça c'est du soutien à la croissance, mais il ne le fait pas justement, il détruit les instruments. Qu'est-ce qu'on aurait fait de mieux ? On aurait fait mieux dans d'autres domaines. Pourquoi est-ce qu'on va avoir tellement de déficits ? Parce qu'il y a eu de grands manques dans l'émission d'hier, par exemple la Sécu. Je suis très frappé de voir, que chaque fois que la gauche est au pouvoir, on ne parle plus du trou de la Sécu, la Sécu est en excédant ; chaque fois que la droite revient, la Sécu est en déficit. On n'a pas entendu parler pendant cinq ans du trou de la Sécu ! La droite revient, aussitôt..."
Oui, mais il y a quand même eu 26 plans d'économie !
- "Oui, il y a eu des plans d'économie, mais du coup, il y a eu des excédants à la Sécurité sociale, parce que la gauche tient à la Sécurité sociale, donc elle veut la sauver. Je ne suis pas sûr que la droite y tienne autant, donc elle la laisse dériver. On ne peut pas à la fois arriver et dire aux médecins : "D'accord, vous voulez 20 euros ? Vous les aurez", laisser passer par-là un message que l'on ne maîtrisera plus comme avant les dépenses de santé et être surpris à l'arrivée de ce que l'on ait du déficit à la Sécurité sociale. Ne pas avoir de déficit de la Sécurité sociale, c'est un combat de tous les jours, c'est mettre dans l'esprit de chacun, les patients, les médecins, les organisations, que l'on va se battre franc par franc ou euro par euro. Dès qu'on laisse passer l'idée que, ma foi, finalement, tout ça ce n'est pas bien grave, qu'on va s'en sortir et qu'on peut lâcher les vannes, alors on a du déficit. Eh bien voilà, on y est. Il ne faut pas être surpris après que les Européens nous disent : "Vous êtes les plus mauvais élèves de la classe et votre déficit, vous n'arriverez pas à le réduire, il faut que vous fassiez plus d'efforts"."
Un mot pour terminer sur le Parti socialiste. Vous avez toujours quelque chose de commun avec H. Emmanuelli ? Il se pose la question...
- "J'ai avec H. Emmanuelli deux choses en commun. D'abord une amitié, une amitié tenue de combats anciens, de combats contre les inégalités, que nous menons parfois par des moyens différents, mais que nous menons ensemble. Et ensuite, le sentiment très fort que ce qui nous sépare est beaucoup moins grand que ce qui peut nous séparer de la politique de la droite. Les inégalités sont dans ce budget. Ce budget, quand il fait de la défense et qu'il ne fait pas de l'emploi, lorsqu'il ne veut pas s'occuper de ce qui est les dépenses d'avenir, crée les inégalités pour demain, je suis aux côtés d'H. Emmanuelli - je n'oserais pas dire, ce serait prétention, qu'H. Emmanuelli est à mes côtés, mais peut-être est-ce que je le pense -, pour que nous combattions ensemble."
(Source :premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 27 sept 2002)