Déclaration de Mme Claudie Haigneré, ministre déléguée à la recherche et aux nouvelles technologies, sur la contribution de la recherche à la mise en oeuvre du développement durable, à Paris le 16 janvier 2003.

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  • Claudie Haigneré - Ministre déléguée à la recherche et aux nouvelles technologies

Circonstance : Installation du groupe de travail sur la recherche au service du développement durable, à Paris le 16 janvier 2003

Texte intégral

C'est une grande joie pour moi de vous accueillir ici aujourd'hui avec ma collègue et amie Tokia Saïfi, secrétaire d'Etat au développement durable. C'est une grande fierté de voir rassembler un aréopage de scientifiques aussi expérimentés, compétents et reconnus. Je vous remercie d'avoir accepté de consacrer de votre temps et de votre intelligence à une réflexion collective sur la recherche et le développement durable.
Une grande tâche vous attend. Le chantier est complexe, les questions innombrables, les attentes fortes. Mais c'est aussi une chance puisqu'un nouveau champ s'ouvre à vous. Les conclusions ne sont pas écrites. Il vous appartient de les élaborer.
Le développement durable suscite encore beaucoup d'interrogations, en particulier dans la communauté scientifique. Le concept serait flou, disent certains, en tout cas d'une grande plasticité.
Beaucoup restent sceptiques et tendent à laisser cette affaire aux militants ou aux opportunistes. Et pour certains chercheurs, l'appropriation par la société d'un thème que la communauté scientifique considère comme majeur lui ferait perdre de sa valeur à ses propres yeux. Pourtant, les chercheurs ont joué un rôle de premier plan pour faire comprendre les enjeux et construire les fondements qui ont fait naître le concept de développement durable. Ils ont assuré de façon exemplaire leur mission d'anticipation. La communauté scientifique française a su le montrer en se mobilisant de nouveau pour préparer le Sommet de développement durable de Johannesburg. C'est d'ailleurs la qualité du dossier et l'ampleur des enjeux mis en lumière par la synthèse des organismes de recherche qui m'a conduite dès le mois d'août à envisager la mise en place de ce groupe de travail.
Ce que vient de nous dire Tokia Saïfi montre à quel point le concept de développement durable est devenu central dans l'action publique, en particulier dans l'action du gouvernement français.
En fait pour nous scientifiques, le concept est essentiel : il réhabilite, dans la décision, la prise en considération de la temporalité et des processus à long terme ; il redonne sa place à la responsabilité des individus et à l'évaluation des relations systémiques entre les actions humaines, la biosphère et la géosphère ; il place l'expertise scientifique sous l'éclairage du principe d'anticipation ; il exige de repenser la continuité entre les différentes étapes d'élaboration des connaissances et les mutations technologiques ; il offre une nouvelle obligation et donc une nouvelle chance au dialogue entre la communauté scientifique et la société.
Ce que nous rappelle aussi le développement durable, c'est la solidarité des territoires et des sociétés. En effet, aucune société ne sécurisera son avenir écologique sans amélioration du bien-être des plus pauvres partout dans le monde. La planète est une et notre sort est commun. Selon la formule d'Ignacy Sachs : " l'écologie devient une vaste histoire naturelle entrelacée avec l'histoire humaine pour produire une co-évolution de notre espèce avec la planète ".
Le développement durable a créé des objets d'action : des objets de gouvernement, des objets de marché, des objets de mobilisation sociale.
Ainsi, le changement climatique, les gaz à effet de serre, la couche d'ozone, la biodiversité, la gestion de l'eau, la désertification, les forêts sont devenus des sujets des négociations internationales. Les pollutions, les risques naturels ou industriels sont des sujets de législation et de réglementation. Le traitement des déchets est une des premières préoccupations des collectivités locales comme la conception écologique des transports ou de l'organisation des villes.
Les entreprises ont compris que les marchés du futur seraient ceux des technologies à faible impact environnemental et de l'éco-efficacité. Et bien sûr, le développement durable est un des grands thèmes de mobilisation de la vie associative.
Dans ce contexte, quelle est votre tâche et quelles sont les questions qui vous sont posées ?
Vous avez sous les yeux les termes de référence qui définissent le mandat de votre groupe de travail. Au fond que disent-ils ? Ils vous demandent d'identifier les objets de recherche que nous étudions en miroir des objets de gouvernement et de société. Comment les caractériser ? Comment les compétences de la science doivent-elles être mobilisées pour les traiter ? Quelles compétences nouvelles doivent être élaborées ? Comment la communauté scientifique va-t-elle formaliser ses résultats et ses produits ? Comment va-t-elle créer les cadres délibératifs pour refonder le dialogue avec la société ?
Je souhaite insister sur quelques considérations qui soulignent l'importance de ce que nous attendons de vous.
Nous avons besoin d'une vision d'ensemble et d'une stratégie globale qui affirme l'engagement de la communauté scientifique française vis-à-vis de la société civile comme de nos responsables politiques, des entreprises comme des consommateurs, de nos concitoyens comme des habitants d'autres régions du monde moins favorisées. Cet engagement doit être ambitieux. Il doit avoir une portée internationale. Il doit être fondé sur une approche conceptuelle solide et convaincante. En fait, c'est un travail d'architecte. En tant que plan d'architecte, il doit aider nos collègues chercheurs à trouver leurs repères et à comprendre la fonction de chacune de leurs contributions à l'oeuvre commune. A ces conditions, il sera mobilisateur pour la communauté scientifique.

Il vous faudra insister sur les points suivants :
D'abord, les bases théoriques permettant d'élaborer les concepts pour penser le développement durable. Et ceci, dans une perspective planétaire prenant en compte les nouvelles approches du développement économique et social et intégrant les paramètres environnementaux.
La communauté scientifique et universitaire française possède une connaissance très riche de la planète du point de vue physique, biologique et économique, social et culturel. Notre pays assure des responsabilités planétaires et nous sommes de ceux qui pensent que la diversité culturelle est le quatrième pilier du développement durable à côté des piliers environnemental, économique et social. Le développement durable est aussi une chance pour repenser la dialectique entre l'universel et les spécificités culturelles.
Quels seront les apports conceptuels et théoriques de la pensée française dans les années qui viennent ? Comment aider les équipes engagées dans cette grande aventure ?
Le prix Nobel attribué en 1998 à Amartya Sen est une bonne incitation. Amartya Sen a profondément marqué la théorie et la pratique économique par la place qu'il a donnée à la dimension éthique, à l'expansion des libertés réelles et à la compréhension de la pauvreté comme privation d'accès à des biens fondamentaux. Il reste beaucoup à faire, par exemple étudier l'élaboration de la valeur et les conflits de valeur des biens et des cycles environnementaux dans les sociétés.
Deuxième aspect, les méthodes, les modèles et les outils scientifiques de l'intégration des connaissances. L'analyse structurelle et les approches systémiques nécessaires au traitement des questions de durabilité demandent des compétences et des méthodes permettant d'analyser les interactions et de traiter des données de nature différente, techniques, économiques, sociales. Les progrès considérables des outils de mesures, du spatial aux nanotechnologies, permettent de réunir des quantités, inconnues jusqu'alors, de données allant de l'univers aux plus petits composants connus de la matière ou du vivant. Quelles compétences nouvelles faut-il mobiliser pour cela et comment les renforcer ?
Outre les approches intégratrices, les questions environnementales ont fait émerger le besoin de champs disciplinaires nouveaux, à l'interface des disciplines classiques. Il ne faudra pas hésiter, en outre à mettre en évidence ces champs disciplinaires nouveaux lorsque vos débats les repéreront.
A cet égard, j'aimerais évoquer les perspectives ouvertes par la création de l'INSUE (Institut des Sciences de l'Univers et de l'Environnement), outil de coordination de l'action au service de l'ensemble des acteurs de la recherche dans un des domaines de la recherche au service du développement durable.
Pour les principales questions technologiques, nous avons besoin de stratégie de recherche par grandes filières. Déjà, l'Institut Français de la Biodiversité a été chargé de proposer une stratégie française de recherche dans son domaine. Par ailleurs, avec les Ministères de l'Ecologie et du Développement Durable, de l'Industrie et de l'Equipement, nous lançons une réflexion prospective et stratégique sur la recherche sur le changement climatique et l'énergie. D'autres secteurs seront abordés comme ceux de l'eau, des transports, de la production agricole, des territoires.
Votre groupe n'est pas chargé d'élaborer ces stratégies de filière qui demandent la réunion de groupes d'experts des domaines concernés. Mais, votre assemblée doit tenir compte de l'état de l'art et des conceptions dans ces secteurs. Nous avons veillé, dans la composition, à ce que l'articulation avec ces ensembles soit assurée par la présence parmi vous d'au moins un spécialiste issu de ces communautés.
Encore deux remarques qui portent sur les principes de management de la recherche.
La première concerne le principe de précaution qui a, pour les scientifiques, des conséquences en termes à la fois d'anticipation et de responsabilité.
Ce principe prend de plus en plus de place dans l'action publique, la législation et le droit. Cette montée en puissance influe sur l'expertise scientifique, son statut, sa pratique. Les réflexions sont nombreuses et la matière abondante. Néanmoins, les débats continuent, il faut éviter les amalgames et dépasser l'opposition stérile des demandes de certitudes d'un côté et des doutes et controverses légitimes de l'autre. Le principe d'anticipation fait partie intégrante du développement durable et vous devez proposer la façon de clarifier cette question pour les chercheurs.
La deuxième remarque concerne l'aide à la décision. Les principes d'action qui découlent du développement durable doivent s'appuyer sur la rationalité scientifique. Les acteurs souhaitent de plus en plus voir leurs décisions motivées et confortées par des avis scientifiques. De leur côté, les chercheurs regrettent souvent que leur capital de connaissances ne soit pas mieux utilisé.
La façon d'intégrer les apports de la recherche aux processus d'élaboration des décisions doit être profondément repensée. Des avancées significatives existent déjà. Mais, il faut aller beaucoup plus loin en partant des besoins spécifiques de groupes d'utilisateurs : par exemple, les négociateurs à l'international, les consommateurs, les industriels, les responsables politiques, en France, mais aussi dans les pays en développement partenaires. Un travail sur les indicateurs d'impacts environnementaux pourrait aider à partager les besoins et les contraintes. Il faut aussi penser à la contribution de la recherche aux politiques d'alerte et de prévention des risques. La communauté scientifique doit considérer que cette tâche fait partie de sa mission. Elle doit y pousser l'effort méthodologique, renforcer les compétences et les moyens.
La dernière remarque porte sur la concertation avec les différents partenaires concernés par vos travaux, y compris nos partenaires étrangers.
Il est indispensable que cette démarche soit exemplaire sur le plan de la concertation. Vous allez dans un premier temps élaborer des propositions entre scientifiques. Cette phase est nécessaire. Au cours de cette période, je souhaite que nous réfléchissions ensemble à la façon d'organiser au mieux la concertation pour que votre rapport final corresponde réellement aux attentes de ceux pour lesquels nous voulons travailler.
Quelles seront les retombées de vos travaux ?
Ils s'inscrivent d'abord dans la démarche de la recherche exemplaire, c'est à dire d'un engagement de la communauté scientifique de respecter les principes de développement durable dans ses pratiques et ses expérimentations comme dans ses contenus.
Ensuite, ils doivent porter un message global de mobilisation et de clarification. A tous ceux qui veulent rationaliser leurs décisions ou leurs actes dans cette perspective, nous voulons dire que la recherche considère chacune de leurs demandes avec une égale importance et une scrupuleuse attention. Nous voulons dire que sans rationalité scientifique, il n'y a pas de développement durable et sans développement durable, il n'y a pas de mondialisation heureuse.
Aux chercheurs, nous voulons dire qu'engager sa vie de scientifique au service du développement durable est apprécié autant du point de vue de la qualité du travail que de son rôle social. Il y a des espaces sans limites à défricher et on peut, pourquoi pas, y gagner le prix Nobel, et sûrement la reconnaissance de ses concitoyens.
Ensuite, une contribution concrète à l'élaboration de la stratégie nationale de développement durable. Ce sera votre première contribution, résultat du programme des trois mois qui viennent.
Vos recommandations aideront les organismes, les groupements communs et les agences et le Ministère chargé de la Recherche lui-même à orienter leur stratégie scientifique, à définir les priorités et à programmer les moyens incitatifs. Dès cette année, le Ministère a renforcé les actions incitatives du Fonds national de la science comme du Fonds de recherche technologique.
Dans un deuxième temps, le groupe s'organisera pour approfondir certains points auxquels le calendrier serré des premières semaines n'aura pas permis d'accorder le temps nécessaire et de mettre en perspective les stratégies sectorielles pour garantir la cohérence d'ensemble.
J'ai voulu vous montrer l'importance qu'auront vos recommandations. Votre tâche est lourde mais votre chance est grande. Vous abordez un des grands thèmes de l'avenir des hommes à un moment où le paradigme définissant les relations de l'homme avec son environnement est en train de changer. Nous entrons dans une des grandes périodes de mutation de l'humanité. Nous attendons de vous une contribution historique pour un moment historique.

(Source http://www.recherche.gouv.fr, le 17 janvier 2003)