Déclaration de M. Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale, sur la préparation et les enjeux de la conférence de l'Organisation mondiale du commerce, à l'Assemblée nationale le 9 novembre 1999.

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Circonstance : Ouverture du forum "Enjeux et défis du nouveau cycle de négociations de l'Organisation Mondiale du Commerce" à l'Assemblée nationale le 9 novembre 1999

Texte intégral

Monsieur le Président, chers collègues et amis, Mesdames, Messieurs,
1) Je me réjouis que cette réunion soit organisée aujourd'hui à l'Assemblée, à l'initiative de la délégation pour l'Union européenne. C'est une nouvelle preuve que le cycle de négociations multilatérales au sein de l'OMC ne doit pas être, ne sera pas un débat entre seuls techniciens. C'est d'ailleurs sa première différence avec les cycles précédents, Kennedy round et Uruguay round. Ceux-ci avaient consisté en négociations commerciales "classiques", les discussions ayant été pour l'essentiel confinées dans le cercle des experts. Les polémiques qui avaient pu surgir entre la Communauté européenne et les Etats-Unis ou le groupe de Cairns sur l'agriculture avaient un côté attendu, centrées uniquement sur les conditions économiques de production, subventions, taxes, quotas, organisation des marchés. Seule la reconnaissance de l'exception culturelle à Marrakech introduisit un thème nouveau et majeur dans des discussions placées jusque là sous les auspices théoriques et austères de Ricardo. Encore cet élément avait-il été perçu surtout comme la traduction d'un litige entre Européens et Américains
Cette fois-ci, changement non seulement de climat, mais presque de décor. Ces négociations, dès leur phase préparatoire, font l'objet d'une attention vive, bien au-delà du cercle des spécialistes, et les discussions sont lancées avant même que leur agenda soit fixé. On sait que 800 ONG seront présentes à Seattle, ainsi que beaucoup d'associations et de syndicalistes. Ces négociations font naître un vrai forum, une sorte de société civile internationale, et tant mieux car il s'agit de sujets majeurs pour les populations.
Il est dès lors indispensable que les Parlements prennent part au débat sur le cycle du millénaire et, pour cela, qu'ils soient associés par les exécutifs à son déroulement. Le Parlement européen a l'intention de les suivre de près. En France, notre Assemblée en a déjà débattu et elle continuera de le faire, avec vigilance. Il conviendra en outre que des députés français soient présents à Seattle même.
2) L'importance du sujet exige qu'on ne se trompe pas sur son enjeu. Pour moi, le premier enjeu est l'approche même que l'on retient de la mondialisation. Il serait simpliste de réduire le débat à l'opposition entre d'un côté des tenants de la mondialisation, implicitement assimilée à l'ouverture et à la modernité, et de l'autre des nostalgiques du protectionnisme, partisans prétendus d'une sorte de franchouillardise attardée.
La mondialisation est aujourd'hui un fait. Toute réflexion utile doit se situer dans cette perspective. Mais l'antagonisme véritable entre deux conceptions de la mondialisation est devenue patente. D'un côté, il y a la " mondialisation-domination ". Pour ses tenants, la logique impose l'uniformité, la diffusion des mêmes produits, des mêmes films, des mêmes ersatz alimentaires, sur toute la planète. Si la mondialisation suivait ce chemin, l'exacerbation de la compétition au profit des plus forts ou des plus gros aboutirait, paradoxalement, à la disparition de la concurrence. Les disparités en seraient renforcées, alors même que déjà 80% des échanges mondiaux se font entre les pays les plus riches, et que tous les rapports récents des organismes de l'ONU démontrent l'aggravation des inégalités sur la planète. Les inégalités s'accroîtraient également au sein de chaque société nationale.
Une seconde version de la mondialisation relève d'une conception plus qualitative et respectueuse des diversités. Elle est organisée de manière à favoriser réellement les échanges, à intégrer d'autres critères que ceux du profit financier à court terme. Elle doit prendre en compte les aspects sociaux, écologiques, culturels. L'idée est simple : la compétitivité ne doit pas résulter de l'exploitation, de la pollution, de la manipulation ; il faut préserver la terre, les hommes et les cerveaux. Cette seconde conception, que je qualifierais de " mondialisation-diversité " ou de "mondialisation éclairée", doit permettre de préserver la pluralité et donc la liberté. L'Europe comme la France, en s'en faisant les avocats, défendent non seulement leurs intérêts mais le droit de chaque Etat à la diversité. L'Union européenne, en demandant que tous les sujets soient abordés et traités ensemble, a choisi cette approche. Prenons garde à ne pas laisser réintroduire l'AMI par la fenêtre après l'avoir fait sortir par la porte. Je souhaite que nous maintenions fermement le cap, notamment pour ce qui concerne la dimension culturelle.
3) Pour que la mondialisation soit orientée dans le bon sens, il faut évidemment définir et faire appliquer des règles du jeu. C'est toute la question - là est un deuxième enjeu - de ce qu'on appelle la " régulation ". L'OMC peut constituer précisément un instrument d'arbitrage et de régulation, un élément de cette société internationale plus organisée et plus policée qui doit se consolider.
Mais attention ! Ne laissons pas croire qu'on aurait résolu tous les problèmes - qu'il s'agisse de l'agriculture, du commerce, de l'environnement, de l'Internet ou des services - parce qu'on aurait précisé qu'on allait les soumettre à " régulation ". Car la régulation - comme les organismes qui la mettent en application - n'est pas désincarnée. Toute régulation s'opère au nom de certaines règles et c'est à l'autorité politique de les fixer. Les politiques peuvent certes confier à des autorités de régulation le soin d'appliquer les règles ; ils ne doivent pas - sauf à récuser leur propre légitimité - s'en remettre à ces autorités pour leur détermination même, ni pour le contrôle de leur application par l'organisme régulateur. Il est donc nécessaire de passer à une démarche de "régulation de la régulation", autrement dit de bien définir les critères en fonction desquels les règles seront appliquées par l'OMC et de vérifier si elle seront correctement appliquées. La concurrence n'est en effet pas la seule règle à considérer. Les exigences en matière de protection de l'environnement, de respect des normes sociales et sanitaires, le soutien apporté à la création et à la diversité culturelles, sont aussi des règles que l'OMC devra respecter. De même, pour les exigences de qualité et de réduction des inégalités. Le démantèlement de toutes les règles ne peut pas constituer la règle suprême. Tel est aussi l'enjeu du cycle qui commence, enjeu de nature éminemment politique.
Mondialisation-diversité, règles de la régulation ne se limitant pas à la loi du marché, il s'agit de rendre possible ce que j'appelle un " nouveau développement ", centré sur la personne humaine, préoccupé de justice et de durabilité, qui n'échappe pas au contrôle du politique (national ou international) mais au contraire qui respecte la légitimité politique nécessaire au fonctionnement démocratique. Ce nouveau développement doit trouver sa stabilité sur trois pieds indissociables : la diversité, sans laquelle c'est l'ensemble de la société mondiale qui s'appauvrit sur le plan de la culture, de l'environnement ou des modes de production ; la solidarité, thème majeur car la réduction des inégalités excessives est la condition d'une croissance vraiment durable ; la créativité, source essentielle de formation de richesses, aujourd'hui et demain.
Le forum organisé aujourd'hui comme les débats qui ont déjà eu lieu sur l'OMC montrent l'intérêt que l'Assemblée nationale porte à ces thèmes, en liaison avec le gouvernement et les instances européennes. Je souhaite que vos discussions sur l'OMC enrichissent notre réflexion et contribuent à défendre les valeurs que ce cycle de négociations devra permettre de promouvoir.
(Source http://www.assemblee-nationale.fr, le 10 novembre 1999)