Interview de M. Nicolas Sarkozy, ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales, à RTL le 24 février 2003, sur l'organisation de l'Islam de France et la création du Conseil français du culte musulman (CFCM).

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Circonstance : Réunion de la Commission Organisation de la consultation des musulmans de France (COMOR), à Paris les 22 et 23 février 2003

Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

Texte intégral

R. Elkrief-. Vous avez travaillé tout le week-end avec les musulmans de France, pour mettre en marche ce Conseil du culte musulman. Deux dates ont été choisies pour les élections. Cela veut dire qu'un Islam de France est désormais en bonne voie...
- "La question est assez simple. Nous avons quatre à cinq millions de nos compatriotes qui sont musulmans, dont la religion est l'Islam, et la question qui était posée c'est : pourquoi est-ce la seule religion de France qui n'a pas un organisme qui la représente ? Je suis pour ma part convaincu, mais mes prédécesseurs - monsieur Chevènement, monsieur Vaillant, et beaucoup d'autres, Monsieur Pasqua - étaient, toutes tendances confondues, convaincus d'une réalité qu'il faut bien comprendre : l'extrémisme se nourrit de la clandestinité. C'est un Islam des caves, des garages, ce qui est dangereux. C'est un Islam dissimulé. Et tout ce que nous essayons de faire, c'est un Islam, non pas "en France", mais un Islam "de France", et pour cela, nous avons besoin qu'il puisse s'exprimer, débattre, organiser sa diversité, de façon transparente et publique, dans un organisme, comme il en existe pour les juifs, pour les protestants ou pour les catholiques."
Evidemment, il y a cet Islam des garages et des parkings et des intégristes, et des inquiétudes étaient nourries à ce propos...
- "Permettez-moi de vous dire sur ce point que je le combats avec la dernière énergie : j'ai refusé des visas d'entrée pour un certain nombre de prêcheurs, qui ne parlent pas un mot de français, et qui défendraient des idées qui sont contraires aux valeurs républicaines. Mais dans le même temps, il faut reconnaître à nos compatriotes musulmans, le droit de croire. La loi de 1905 est très claire : la République ne privilégie aucune religion, mais elle garantit à chacun de nos compatriotes de pouvoir vivre sa religion, comme les autres. Il n'y a pas des citoyens de seconde zone, il n'y a pas une religion de seconde zone. Chacun doit pouvoir la vivre."
Que répondez-vous à cette femme, qui était dans ce conseil représentatif, et qui a démissionné à grand fracas, en s'inquiétant de la trop grande importance qu'avait peut-être une des organisations présentes, l'Union des organisations islamistes de France, qu'on dit proche des frères musulmans ? Vous dites : maintenant, tout cela est réglé, et tous ensemble, nous allons respecter ces valeurs républicaines, il n'y a plus de danger d'intégrisme...
- "Non, d'ailleurs, je regrette qu'elle ait démissionné."
C'était Mme Bétoul Fekar Lambiotte...
- "Oui, Mme Lambiotte, j'ai tout fait pour qu'elle reste. Elle a d'ailleurs participé pendant trois ans et demi et la présence de l'UOIF n'était pas une nouveauté. Quelles sont les garanties qu'on peut apporter ? D'abord, le risque, c'est un Islam unique. Et avec le Conseil français du culte musulman, nous organisons un Islam dans sa diversité. C'est la diversité qui permet la tolérance. Il ne s'agit pas d'élire une instance politique. Il s'agit d'élire une instance cultuelle, et de garantir la diversité. Et chacun de mes interlocuteurs, près de 45 interlocuteurs, pendant tout le week-end, et une grande partie de la nuit, nous avons décidé que tout le monde devait y être. Pourquoi tout le monde devait y être ? Parce qu'il n'y a pas une vision unique de l'Islam. Et c'est dans la confrontation, et dans l'institutionnalisation de cette diversité, qu'on permettra d'éviter le risque d'extrémisme. J'ajoute que la présidence reviendra au recteur de la mosquée de Paris, le recteur Boubakeur, dont chacun connaît l'engagement très mesuré en faveur d'un Islam à la fois compatible avec les valeurs de la République, et tolérant et ouvert."
Vous avez dit qu'il y avait encore des difficultés, qu'il y aurait encore des hauts et des bas. A quel genre de difficultés vous attendez-vous ?
- "D'abord, tout cela est extrêmement difficile, je voudrais que nos auditeurs le sachent. Il n'y a pas une démocratie en Europe qui a réussi cela. Cela n'existe nulle part. Parce que la pratique du débat, du dialogue, l'acceptation de l'autre, tout cela ne va pas de soi. Parce que chacun doit accepter de comprendre qu'il est fort parce que l'autre est là, et qu'il ne s'agit d'exclure personne. Et qu'il s'agit de faire un Islam de France. C'est donc la dernière religion arrivée - disons les choses comme elles sont - au milieu du XXème siècle et donc il faut trouver ses repères, organiser les choses, de façon à ce que chaque musulman puisse vivre sa foi. La situation est doublement mauvaise aujourd'hui : une partie de la communauté nationale a peur, parce qu'elle ne connaît pas la réalité de l'Islam, il faut le dire. Et une partie de nos compatriotes musulmans se sentent victimes de l'amalgame, et du racisme. Et c'est pour cela qu'il fallait agir."
Est-ce que quand même vous dites par exemple aux directeurs d'établissements scolaires, ou dans d'autres situations - je pense à un Franprix à Evry, qui fait une boutique Halal, et strictement Halal - que toutes ces questions-là vont être réglées, qu'il y aura des règles strictes, qu'il n'y aura pas de voile à l'école...?
- "Toutes ces questions-là vont être débattues, c'est déjà pas mal... Vous savez, la religion... Je crois à l'importance du fait religieux. Dans l'Histoire de l'homme, le fait religieux "f-a-i-t", c'est une constance, ce n'est pas rien ! Mais en même temps, on sait très bien qu'avec la religion, il peut y avoir le meilleur, et il peut y avoir également le pire. Je ne prétends pas tout régler ; au moins tout cela sera débattu. Et au lieu d'en faire des positions idéologiques, on va essayer d'avancer pour trouver une solution. Et surtout dans le contexte international actuel, il m'a semblé que c'était vraiment le devoir du Gouvernement de se préoccuper de la façon dont allaient s'exprimer et réagir, cinq millions de Français musulmans. Ce n'est pas rien. J.-P. Raffarin est d'ailleurs venu."
On dira peut-être que vous avez fait une sorte de marchandage avec certaines organisations qui vous permettront ainsi de canaliser la violence d'extrémistes en cas de conflit en Irak...
- "Après dix mois comme ministre de l'Intérieur, tout arrive. Voilà qu'on m'invite à être plus ferme ! Voilà une belle chose. Ce que je fais depuis dix mois dans les banlieues, je pense que cela faisait beaucoup d'années qu'on aurait dû le faire. Mais j'essaie de faire les choses de façon juste. Je ne travaille pas pour la droite, pour la gauche, pour la fermeté, pour la mollesse, j'essaie de faire les choses justes. Il faut condamner et combattre tout ce qui est contraire aux valeurs de la République. Mais il faut cesser cette pratique française des amalgames, parce que cela conduit une partie des musulmans de France à se sentir humiliés, pas respectés dans leurs convictions et citoyens de seconde zone. Et cela prépare des lendemains bien difficiles."
Lorsque vous dites cela, vous pensez évidemment à des explosions de violence qui pourraient survenir s'il y a un conflit en Irak, à des banlieues qui pourraient s'enflammer, à des manifestations, peut-être d'antisémitisme ou d'autres conflits...
- "Dans les deux sens ! Il peut y avoir du racisme à l'endroit des synagogues. Aujourd'hui, nous assurons la surveillance quand même de 730 lieux de culte et écoles de la communauté juive. Ce n'est pas rien. Mais il peut y avoir aussi des faits de violence. Le racisme est un cancer qu'il n'est pas facile d'extirper. Et mon rôle, c'est justement de faire en sorte qu'il n'y ait pas de raison objective à cela, que les musulmans ne se sentent pas victimes d'amalgame. C'est leur droit, de la même façon que toutes autres communautés [...]. Regardez le dialogue inter-religieux, dans lequel je crois. Comment voulez-vous que les juifs, les catholiques ou les protestants français discutent avec les musulmans français, s'il n'y a pas un organisme ? Et comment voulez-vous que la tolérance progresse [...] ? Si on veut rendre l'Islam illégal en France, je me permets de dire que c'est un peu tard ! Parce qu'il y a cinq millions de Français qui sont musulmans."
Il est plus que légal puisqu'il est organisé aujourd'hui, et donc avec votre bénédiction et celle du gouvernement...
- "Bénédiction, c'est une formule."
Oui, c'est une formule religieuse, effectivement, mais ce n'est pas par hasard... La semaine qui s'annonce est décisive, les Américains annoncent une deuxième résolution. Vous iriez, vous, Nicolas Sarkozy, sans état d'âme, à un veto français contre les Américains ?
- "Ce sont des affaires compliquées. Je pense que la position de la France, y compris dans le monde, est juste. Elle consiste à dire qu'il ne peut pas y avoir une superpuissance qui régente les affaires du monde, qui fasse, elle, sans discuter avec l'organisation des Nations Unies, ce qu'il faut discuter."
Est-ce que vous iriez à un veto ?
- "Dans le même temps, monsieur Saddam Hussein doit donner des preuves tangibles, et concrètes, maintenant ! Et tout de suite ! Pour le reste, s'agissant du droit de veto : si on veut que cela garde une certaine force, il ne faut pas se laisser aller à dire ce qu'on fera avant même de connaître une résolution, et ce que sera la situation à ce moment-là. Pour l'instant, il me semble que la France a fait preuve en la matière, d'une très grande maîtrise, pour défendre des idées que l'ensemble de l'opinion publique mondiale considère comme justes. Et ce n'était pas si simple."
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 24 février 2003)