Interview de M. Hervé Gaymard, ministre de l'agriculture, de l'alimentation, de la pêche et des affaires rurales, à "Radio Classique" le 28 février 2003 sur les positions américaine et australienne face aux aides européennes à l'agriculture dans le cadre de la PAC, sur le découplage des aides proposé par le commissaire européen Fischler et sur les OGM.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Radio Classique

Texte intégral


H. Lauret-. Rarement - ou jamais d'ailleurs - un gouvernement n'aura été confronté, à la fois, à autant d'écueils que le vôtre. La guerre, à laquelle nous ne souhaitons pas participer ; l'Europe menacée par la crise entre les Européens, notamment sur cette affaire de l'Irak ; le chômage, qui chez nous repart un peu comme sous l'ère d'A . Juppé ; les déficits publics et donc l'endettement qui se creuse. Et puis j'ajoute, à l'intention du ministre de l'Agriculture que vous êtes, une réforme agricole européenne dont vous ne voulez pas entendre parler. Bon courage !
- "Eh bien, il en faut, mais je crois que c'est le mandat que les Français nous ont donné, il y a neuf mois."
Sur la guerre, manifestement, toutes les semaines, on dit que la semaine qui arrive sera cruciale et, finalement, l'une d'entre elles, le sera sans doute - parce que vous n'imaginez pas, un seul instant, que G. Bush va reculer...
- "J'imagine que non, mais ceci étant, je constate tout de même aux Etats-Unis et chez beaucoup d'Américains, une modification de leur perception des choses. Quand je vois, aussi, l'opinion publique britannique ou espagnole..."
Et les travaillistes de M. Blair ?
- "200 députés ont voté contre, je veux dire que ce n'est pas anecdotique."
Vous ne désespérez donc pas qu'il puisse y avoir une issue diplomatique à ce conflit programmé ?
- "Il faut une issue diplomatique, parce qu'on a le sentiment qu'on est en plein irrationnel. On ne comprend pas les motivations de cette guerre, le lien avec le 11 septembre n'existe pas, en réalité..."
N'est pas facile à établir, en tous les cas.
- "Même s'il existe affectivement pour les Américains - je le comprends bien, j'ai été aux Etats-Unis il y a trois semaines, j'ai rencontré beaucoup de nos amis américains et je comprends bien leur ressentiment, après le 11 septembre. Mais nous avons du mal à comprendre..."
Oui, ils se trompent de cible. Mais le président Bush, finalement, a peut-être donné les clés de cette affaire, en disant - c'est un peu la théorie des dominos, qui était chère à H. Kissinger - : "L'Irak est le début de quelque chose et c'est l'ensemble de la carte du Proche-Orient, que nous, Américains, nous souhaitons redessiner". Cela vous fait froid dans le dos ?
- "Oui, parce que faire le bonheur des gens malgré eux, je crois que cela marche rarement. Là, je vais enfoncer une porte dix mille fois ouvertes, mais le Moyen-Orient est tout de même très compliqué. Comme on le disait, "vous avez aimé Mogadiscio, vous aimerez Bagdad" !"
Le bras de fer risque donc de continuer. On a vu que au projet de résolution américain, il y a maintenant un projet de résolution présenté par Moscou - derrière lequel nous sommes d'ailleurs j'imagine. Est-ce que, comme le suggère d'ailleurs L. Jospin, dans une tribune ce matin au Figaro, le recours au droit de veto vous paraît fatal, du côté français ?
- "Ce sera le choix du Président de la République, sur lequel je n'ai pas à m'exprimer."
Est-il souhaitable, pour vous ?
- "Ce sera le choix du Président de la République !"
Puisque vous ne souhaitez pas, et je le comprends, répondre à cette question, je voudrais vous poser une question sur un domaine, qui vous est beaucoup plus proche, puisque c'est celui de l'agriculture. Vous avez passé une semaine à serrer les mains, à décorer, à récompenser...
- "Merveilleuse, chaleureuse ! Bruyante !"
Je vous sens beaucoup plus enthousiaste ?
- "C'est plus sympa de parler de ça, que de parler de la guerre."
On va tout de même rester un tout petit peu dans l'esprit de ce conflit, parce que vous en avez profité pour dire, grosso modo ceci : il faut savoir que nos amis américains, la CIA pour ne pas la nommer, passe son temps à torpiller la politique agricole commune... Franchement, là, est-ce que vous n'en faites pas un peu trop ?
- "Ecoutez, il faut parfois des raccourcis ..."
Cela en est un beau, celui-ci !
- " ... pour exprimer une vérité vraie. Il est clair que, quand l'Europe a mis en place la Politique agricole commune, dans les années 60, les Américains ont été furieux et ont toujours essayé continuellement de la torpiller par tous les moyens..."
Il y a quarante ans de ça !
- "Non, mais continuellement depuis quarante ans, puisque cela continue, si j'ose dire."
Mais vous avez des preuves de ce que vous avancez ?
- "Quand je vois les attaques contre la Politique agricole commune, notamment sur le thème qu'elle affame le Tiers-Monde, plus c'est gros, plus ça passe ! D'autant que vous savez que ce sont les Américains qui ont inventé les politiques agricoles contemporaines, après la grande crise des années 30, avec Roosevelt et le "vieux deal" et qu'aujourd'hui, aux Etats-Unis, le soutien par exploitation agricole, est un tiers supérieur au soutien européen."
Quand vous parlez de soutien, c'est l'aide publique à chaque agriculteur qui est supérieure ?
- "D'un tiers, aux Etats-Unis, par rapport à l'Europe."
Vous avez des chiffres précis là-dessus ?
- "Je n'ai plus les chiffres précis en tête, mais c'est indubitable, c'est avéré, ce n'est pas contestable. J'ajoute, par ailleurs, que ce qu'on appelle les "subventions à l'exportation", sont beaucoup plus élevées aux Etats-Unis qu'en Europe. Puisqu'aux Etats-Unis, ils ont des systèmes très subtils, qu'on appelle les marketing laws et, d'autre part, un système d'aide alimentaire qui est assez curieux, parce qu'en fait, il n'y a d'aide alimentaire que les années où les Etats-Unis sont excédentaires en céréales. Donc, cela veut dire que ce n'est pas de l'aide alimentaire, c'est un moyen de dégager des stocks, pour éviter que les cours ne baissent. J'ajoute enfin qu'on attaque toujours l'Europe sur la question du Tiers-Monde, en matière agricole, mais est-ce que vous savez que l'Europe importe six fois plus de produits agricoles en provenance des pays du Sud, que tous les pays dits du groupe de Cairns - c'est-à-dire Etats-Unis, Canada, Brésil, Australie, Nouvelle-Zélande - réunis ? Et après, on nous dit partout, que l'Europe est contre le Tiers-Monde ? Donc, c'est de la désinformation. Vous savez, je ne suis pas parano..."
Que ne l'avez-vous dit plus tôt !
- "Eh bien je passe, mon temps à le dire, mais on lutte contre une pensée unique, qui déferle depuis des années et même des décennies, et je trouve que le moment est venu de dire les choses telles qu'elles sont. Excusez-moi je m'anime un peu, je conçois que l'on puisse, ne pas être d'accord, c'est le jeu démocratique, mais je ne supporte pas les mensonges. Quand je vois dans Le Monde, il y a deux mois, une tribune libre publiée du ministre australien de l'agriculture, qui vient publier dans la presse européenne et chez nous, en France, un papier en disant que la PAC affame les pays les plus pauvres - je sais bien que plus c'est gros, plus ça passe, mais je veux dire, il faut quand même répondre, non ?!"
C'est précisément pourquoi, ce matin, nous vous avons invité. Néanmoins, il y a que la Politique agricole commune, il faudra bien la faire évoluer, à défaut de la réformer. Le commissaire européen, F. Fischler, voudrait la réforme, le président de la République et vous-même, vous ne souhaitez pas la réformer... Alors, qui a raison et quel est le calendrier possible ? Nous avions invité P. Lamy, en début de semaine, ici à cette antenne, et il nous a répété qu'il fallait, impérativement, avancer dans le domaine agricole...
- "Eh bien, je ne suis d'accord ni avec P. Lamy ni avec F. Fischler. Je crois qu'il y a deux choses..."
Pourquoi ? Parce que vous voulez préserver vos agriculteurs, vos 800.000 exploitants agricoles ?
- "Bien sûr, et je n'ai aucune honte à les défendre, parce qu'ils doivent être défendus, bien évidemment... Mais ce n'est pas la seule raison. Il y a la forme et le fond. La forme, c'est le calendrier. On a réformé de fond en comble, la PAC il y a trois ans, pour sept ans. Et, on disait en 2002-2003, qu'on fait une revue, à mi parcours pour adapter ce qui ne va pas. Donc nous, nous sommes prêts, pour une revue à mi parcours, nous avons fait des propositions, mais nous sommes tout à fait contre un chamboulement de la PAC. Vous ne pouvez pas demander, aux paysans, qu'on change les règles à tout bout de champ ! Allez vous étonner, après, qu'il n'y ait plus d'installation de jeunes agriculteurs, parce qu'ils ne savent pas de quoi l'avenir est fait. Donc, il nous semble qu'il faut donner et tracer des perspectives. Et notamment - et j'en viens sur le fond des choses -, je pense que le "paquet Fischler" comme on dit, ne correspond pas, dans ses propositions, aux besoins de réformes que nous avons sur la PAC."
Alors, quels sont les points sur lesquels vous n'êtes pas d'accord ?
- "Par exemple, on a déjà un prix du lait et des céréales, qui est très bas, avec des paysans qui ont beaucoup de mal à joindre les deux bouts. Et la Commission veut encore les baisser, une fois de plus : c'est le premier point. Deuxième point, je suis désolé d'utiliser un terme barbare, mais l'agriculture, vous savez, c'est à la fois très technique..."
Du moment que nous le comprenons !
- "Très technique et très idéologique, c'est ce qu'on appelle le "découplage des aides". D'abord, très brièvement, la PAC c'était quoi ? C'était des prix qui permettent, aux paysans de vivre..."
C'était 50 % du budget européen, 50 % des ressources européennes.
- "Evidemment, puisque tous les politiques ne sont pas communautarisées. Mais, en pourcentage, c'est 1,5 % des dépenses budgétaires totales de l'Europe, c'est-à-dire du budget de l'Union européenne et du budget cumulé des quinze Etats membres. Donc, la Politique agricole commune ne coûte pas plus cher que la politique agricole américaine par exemple, et pas plus cher que beaucoup d'autres politiques..."
Il y a un mauvais procès qui vous est fait ?
- "Oui, parce qu'on dit que c'est cher, puisque cela fait 45% du budget de l'Europe. C'est normal ; il y a quelques années, c'était 80 %, parce que c'était la seule politique commune."
Il faut tout de même évoluer, réformer. Sur quoi êtes-vous d'accord ?
- "Il faut réformer, mais pas dans le sens de ce que propose la Commission, parce que, je reprends le fil de ma pensée, qui était la question du découplage des aides et j'en parle, parce que c'est le point central d'opposition. Et je voudrais dire, d'ailleurs, que sur ce sujet, la France n'est pas seule, puisque nous sommes 11 pays sur 15 à refuser ce découplage total des aides - puisque M. Fischler voudrait que, désormais, on n'accorde plus des aides en fonction de la production, mais en fonction de la superficie. Alors c'est vrai qu'on peut dire que c'est une bonne idée, que c'est pour l'environnement et c'est vrai que, l'exposé des motifs est extrêmement séduisant, et on ne peut que le suivre..."
Alors, où est-ce que cela ne va plus ?
- "Mais comme le disent nos amis allemands, "le diable se niche dans les détails". Alors, pourquoi est-ce une énorme bêtise ? D'abord, on n'aura plus d'argent, si on fait ça, pour réguler les crises et, une politique agricole c'est fait pour réguler les crises. Je prends un exemple très concret. Si, demain, nous avons une nouvelle crise de la vache folle, ou quelque chose qui lui ressemble, on n'aura plus d'argent pour réguler les marchés. C'est le premier point, et il est de taille. Deuxièmement, on met la zizanie chez les paysans, parce qu'on crée des distorsions de concurrence entre les productions. Je veux dire que quelqu'un qui faisait de la céréale, pourra faire des fruits et légumes, en étant de fait, subventionné. Alors que celui qui faisait des fruits et légumes avant, lui, ne sera pas subventionné. Et enfin, on gèle les aides à un niveau historique, on fige les choses, alors que l'agriculture, c'est de l'économie et cela bouge. Donc, nous pensons qu'il faut refuser ces propositions de la Commission européenne, mais nous sommes d'accord pour faire plus et mieux, sur un certain nombre de sujets"
Mais plus tard ?
- "Non, pas forcément plus tard. Il faut faire des choses, mais pas ce que nous dit la Commission. Et je le dis comme je le pense, il y a une certaine arrogance de la part de la Commission. Au mois de juillet l'année dernière, le 15 juillet, on a fait un tour de table sur les propositions de la Commission, au Conseil des ministres, à Bruxelles. Dix pays sur quinze ont refusé, en gros, avec des nuances diverses, ce qui était proposé. On se retrouve six mois après, au mois de janvier, toujours à Bruxelles..."
Le commissaire est mégalomaniaque ?
- "Mais non, ce n'est pas le sujet du commissaire, ni de sa personnalité ! Je ne personnalise pas les choses. Mais je constate que la Commission n'a pas bougé d'un iota. Alors je demande si c'est la Commission qui décide... La Commission propose, les Etats disposent."
J'aurais tout de même voulu dix secondes, que vous me disiez un mot sur les OGM, José Bové...
- "Dix secondes, c'est dur ! Sur les OGM je crois qu'il y a deux sujets. Le premier sujet, c'est le moratoire européen, c'est-à-dire depuis que 1999..."
Mais le gouvernement est-il pour contre les OGM ?
- "Ce n'est pas aussi simple que ça, justement, il ne faut pas caricaturer..."
C'est vrai qu'en vingt secondes, je reconnais que c'est difficile !
- "S'il faut que je l'explique en dix secondes, je préfère ne pas en parler, parce que c'est trop compliqué, il ne faut pas caricaturer. Donc, un premier sujet est le moratoire : bon, ce moratoire continuera à exister, tant que l'étiquetage, la traçabilité, la transparence et la liberté du choix du consommateur ne sera pas assurée. Nous avons donc abouti à un compromis, à Bruxelles, fin décembre. Maintenant, c'est en discussion devant le Parlement européen. Deuxièmement, la recherche : il ne faut pas être obscurantiste sur ce sujet, et il faut poursuivre la recherche publique, à la condition qu'elle soit contrôlée et, là encore, transparente."
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 28 février 2003)