Interview de M. Henri Emmanuelli, membre du Conseil national du PS, à Europe 1 le 29 janvier 2003, sur la situation en Côte d'Ivoire, les résultats des élections en Israël, la position française face au risque de guerre en Irak, la situation sociale et le projet gouvernemental de réforme du mode de scrutin pour les élections régionales.

Prononcé le

Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P.Elkabbach -. 20.000 Français sont en danger en Côte d'Ivoire. Ce qui est imminent apparemment là-bas, c'est région contre région, haine contre haine, ethnie contre ethnie...
- "Et religion contre religion..."
Encore que certains responsables du Nord musulman soient catholiques...
- "Cette nuit, j'ai entendu qu'il y avait eu des problèmes entre les églises et les mosquées."
Justement, faut-il faire évacuer les Français qui veulent partir ?
- "Il faut les protéger. Surtout, il faudrait que l'on sache quels sont les principes sur lesquels on travaille. Dans cette affaire qui est compliquée, à propos de laquelle les informations ne sont pas toujours exactes non plus, de part et d'autre, est-ce qu'on a des principes, oui ou non ? Est-ce qu'on favorise la légitimité, l'élection au suffrage universel ? Ou bien, est-ce qu'on donne une prime aux fusils, c'est-à-dire à la rébellion, dont on ne connaît pas très bien les origines, dont on peut quand même subodorer qu'elles ont été fortement encouragées par l'étranger ? Bref, on aimerait comprendre ce qui se passe. Et je pense que la France est en mesure dire ce qui se passe, et de fixer des principes clairs."
On répond : premièrement, la France, apparemment - on entend D. de Villepin, le président de la République en parler -, ne va pas revenir sur l'élection présidentielle de L. Gbagbo, avec un suffrage même pas universel, un corps électoral réduit... On ne va pas revenir là-dessus.
- "Attendez ! Ce n'est pas L. Gbagbo qui avait fixé les règles ! Ne laissez pas croire cela ! C'était le général Gueï, qui était un dictateur que la France a toléré, alors que monsieur Bédié était réfugié en France. Ce n'est pas L. Gbagbo qui a choisi cela..."
Mais L. Gbagbo a maintenu, vous le savez très bien, les règles de l'ivoirité, qui écartaient... Bon, c'est le passé !
- "Je m'excuse ! Ce n'est pas monsieur Gbagbo qui a inventé l'ivoirité, ce n'est pas monsieur Gbagbo qui la défend, mais c'est monsieur Bédié."
Qui a été éliminé, qui est parti...
- "Par un général, Gueï, usurpateur, qu'on a toléré, et dont encore aujourd'hui, certains éléments semblent jouer un rôle..."
Mais pourquoi n'avez-vous pas protester quand Gueï et 19 membres de sa famille ont été exécutés ?
- "Mais j'ai protesté aussi quand le ministre de l'Intérieur a été exécuté avec toute sa famille deux heures avant, chose que vous avez oublié de mentionner."
Pas du tout... Autrement dit, vous êtes toujours l'ami de L. Gbagbo et son fidèle soutien ?
- "Je suis l'ami de la légitimité et du suffrage universel. Je dis à propos de la Côte d'Ivoire ce que j'avais dit à propos de la Corse : il faut que la France sache si elle privilégie le suffrage universel, la légitimité, ou bien si elle donne une prime aux armes et aux rebelles..."
C'est bien d'être fidèle à ses amis. Mais simplement, L. Gbagbo...
- " ... Je vous ai aussi parlé de la Corse. Laissez-moi dire moi-même ce que sont ou ne sont pas mes amis. Là, je parlais de principes."
L. Gbagbo est venu à Paris, il a signé, reconnu l'accord de Marcoussis, devant messieurs Chirac, Bongo, K. Annan. Il les traite de "chiffon de papier" et dit que c'est nul et non avenu... Pour vous aussi, ces accords sont nuls et non avenus ?
- "Je n'ai pas entendu cela. Mais ce que je peux dire, cela a été un peu la stupeur de tout le monde d'apprendre qu'on proposait le ministère des Armées et le ministère de l'Intérieur aux rebelles. C'est sans précédent et cela se passe de commentaires. J'arrêterai là pour ce matin..."
Mais pourquoi continuez-vous à dire "rebelles", puisqu'ils ont eu une légitimité, qu'ils sont venus négocier ?
- "C'est bien comme cela que monsieur de Villepin les a appelés jusqu'à la semaine dernière..."
Non, on les appelle les "forces nouvelles", vous le savez...
- "Arrêtons là, parce que je pense que l'on n'est plus dans un débat journalistique, mais dans une sorte de tête-à-tête qui me paraît [inaud.]..."
Laissez-moi penser ce que je veux, faire ce que je veux, puisque j'ai la chance de vous avoir, d'avoir un ami de Gbagbo et d'essayer de comprendre...
- "Et vous êtes l'ami de qui, vous, monsieur Elkabbach ?"
De personne et je ne soutiens personne...
- "Eh bien alors moi non plus..."
Mais est-ce que la France a tort d'avoir soutenu l'accord de Marcoussis ?
- "Si je comprends bien, je suis venu parler de la Côte d'Ivoire ? Je vous ai donné mes réactions, je vous ai dit que je demandais au Gouvernement français de dire quels sont les principes qu'il défend en Côte d'Ivoire, de façon claire. En fonction de cela, je me déterminerai."
En Israël, les travaillistes sont K.O. ce matin. A. Sharon sort vainqueur des urnes. Est-ce que cette victoire de Sharon est une bonne nouvelle ?
- "Elle était attendue. Ce que je pense profondément, c'est que les travaillistes israéliens ont fait le bon choix, en annonçant qu'ils ne participeraient pas au gouvernement, et je pense qu'ils vont s'y tenir et ne pas écouter les sirènes de ceux qui leur proposent de revenir au gouvernement avec monsieur Sharon. Pourquoi ? Parce que je crois qu'il n'y a pas de solution qui ne passe pas par un règlement politique et qu'il est nécessaire, pour qu'Israël ait un avenir, que le Parti travailliste reste dans l'opposition, de façon être la lucarne qui deviendra une porte-fenêtre dans très peu de temps..."
C'est-à-dire que vous pensez que cela ne durera pas quatre ans ?
- "Je ne le pense pas, parce que la politique de monsieur Sharon est sans issue."
Les Israéliens l'auront élu démocratiquement, même s'ils se sont peut-être trompés...
- "Ils ont voté à 68 %, ce qui est très peu. C'est la plus basse participation de l'histoire. Et tout le monde sait qu'aujourd'hui, les Israéliens vivent dans la peur."
Qui peut faire bouger le Proche-Orient, aujourd'hui, en dehors de l'Amérique et peut-être de l'Europe ?
- "Ce n'est pas monsieur Bush, en attaquant l'Irak, qui va faire évoluer dans un sens favorable le Moyen-Orient. Il va malheureusement compliquer la situation. Et j'espère d'ailleurs que sur ce dossier, la France utilisera son droit de veto."
On verra le moment venu. Mais justement, vous avez entendu le discours de G. Bush : il promet de publier le 5 février les preuves, qu'il n'a pas encore montré, que l'Irak a déplacé des armes interdites, surtout chimiques et biologiques, que S. Hussein ne désarme pas.
- "Cela fait des années qu'il promet de publier les preuves. Je me suis renseigné, en 1991, quand ils avaient soi-disant des preuves ; j'ai demandé au ministre des Affaires étrangères de l'époque s'il avait jamais vu ces preuves, il m'a dit "non, je ne les ai jamais vues"."
En quoi vous distingueriez-vous de la politique actuelle du président de la République sur l'Irak ?
- "En ceci qu'on a un petit peu anticipé, quand au mois de septembre, on disait qu'il fallait ne pas se mêler de cette affaire à aucun prix et même utiliser le droit de veto ; ce n'était pas à l'époque la position du président de la République. Et je suis plutôt heureux qu'il ait rejoint la position du Parti socialiste et celle de l'Allemagne."
C'est-à-dire qu'aujourd'hui, il tient tête à l'administration Bush ?
- "Ils disent que la guerre n'est pas la bonne solution, qu'elle est la pire des solutions."
Pour vous, la France doit donc choisir, en toute hypothèse, de ne pas entrer en guerre ?
- ""En toute hypothèse", c'est un mot qu'on ne peut jamais employer ! Si on apprenait demain qu'on a découvert au centre de la Terre 200 ogives nucléaires... Non, ces adverbes - "toute", "jamais"... Aujourd'hui, compte tenu de ce que nous savons, déclencher un conflit contre l'Irak serait une catastrophe, qui va opposer le Nord au Sud et créer une fracture pour de nombreuses années. Cela nourrira le terrorisme et en aucun cas, cela ne favorisera la paix. Cela va en plus créer une crise économique grave."
Mais cela vous dire que vous bougerez aussi, que s'il y a des preuves, à ce moment-là, et avec les Nations unies, dans la légalité internationale, vous ne dites pas non ?
- "S'il y avait des preuves, cela ferait un moment qu'on les aurait sorties. La rhétorique de l'axe du Bien et du Mal, deux siècles après la révolution française, cela me paraît quand même un peu dépassé !"
Et quand vous entendez que l'on dit que vous choisissez le pacifisme et le neutralisme, que répondez-vous ?
- "Ce sont des mots qui me paraissent relever de la rhétorique pure. Je ne suis pas pacifiste, je ne suis pas Munichois. Mais là, en Irak, le concept de guerre préventive, c'est de la folie. J'avais déjà mis en garde, au moment du droit d'ingérence, en disant que le droit d'ingérence, cela allait mener à des catastrophes. Nous y sommes. Parce que, moralement, à partir du moment où on accepte le droit d'ingérence, il est évident que cela mène tout droit à la guerre préventive. Si vous dites que vous devez intervenir quand quelqu'un fait quelque chose de mal, ensuite, on vous dit que si vous savez qu'il va faire quelque chose, il faut intervenir préventivement. On en voit le résultat."
Autrement dit, vous êtes sur la ligne de J. Chirac, vous êtes en accord avec lui - peut-être pour la seule fois : pas de frappe préventive, c'est la position de la France.
- "C'est ma position depuis le mois de juin !"
Je vous parle des affaires sociales et politique intérieure.
- "Oui."
Metaleurop obtient un sursis de trois mois, à raison de 3 millions de francs par mois. Cela veut dire 10 millions. Que faut-il faire pour sauver Metaleurop, s'il y a encore une chance ?
- "D'abord, il ne fallait pas donner des signaux négatifs en suspendant la loi de modernisation sociale."
Vous pensez que la loi aurait empêché ?
- "Non, mais il ne faut pas donner des signaux, il ne faut pas donner à des "patrons voyous", comme l'a dit le président de la République, des signaux qui les encouragent à faire les voyous. Cela a été fait une fois avec la suspension de la loi de modernisation. Et je dirais que cela a été refait hier, très bizarrement, par J.-P. Raffarin qui, en faisant le discours qu'il a fait en réponse à une question écrite à l'Assemblée, [a fait] l'apologie de la politique de l'offre et de l'entreprise. C'était un tout petit peu le discours que tenait monsieur Madelin pendant la campagne présidentielle et qui a fait 3,5 % dans l'opinion publique. Ce n'est pas avec ce genre de discours que monsieur Raffarin va décourager les "patrons voyous", comme dit le président de la République."
Mais apparemment, il a l'air de dire que le Gouvernement et l'Etat ne sont pas impuissants, puisqu'ils mobilisent les procureurs, les juges et le Gouvernement pour créer des contrats de crise, etc.
- "Il me paraît évident que compte tenu de ce que sont les intérêts de ce groupe en France, le gouvernement français a tous les moyens de les contraindre - je dis bien de les contraindre - à être corrects dans cette affaire."
Si possible même à les sanctionner par la justice ?
- "Il existe, vous le savez bien, des tas d'administration qui peuvent regarder de près ce qui se passe dans un groupe et qui peuvent quand même créer des moyens de pression, qui font que je conseillerais aux actionnaires de ce groupe de se tenir un petit peu à distance par les temps qui courent."
J.-P. Raffarin et N. Sarkozy réforment le mode de scrutin pour les élections régionales de l'an prochain. On dit que cela a un double effet : par exemple d'écarter et de réduire le Front national.
- "Cela réduit le Front national et, surtout, cela réduit toutes les autres formations ça les fait quasiment disparaître. Je ne crois pas qu'une formule de bipartisme aussi brutale dans un pays latin comme la France, soit une bonne solution."
C'est-à-dire qu'on ne peut pas faire comme les Anglais, les Allemands et les Américains ?
- "Nous ne sommes pas anglo-saxons, mais ça, ce n'est pas une découverte. Et je pense que cela se traduirait par une augmentation très forte et des votes extrêmes, du rejet et de l'abstention."
Imaginez-vous qu'il faut encourager la création de deux grands partis en France, d'un côté la droite avec l'UMP, et de l'autre côté, la gauche, avec des alliés que vous le voulez ?
- "Non, je ne le pense pas et j'ai déjà eu l'occasion de le dire avant ce projet de loi. Je pense que la psychologie française et la tradition politique culturelle ne se prête pas à ce genre de schéma."
Alors, le Parti socialiste va protester, manifester ?
- "Il l'a fait par la voix de son président de groupe, par la voix de son premier secrétaire."
F. Bayrou prend la tête, en ce moment, de la croisade contre ce projet de loi qui est présenté aujourd'hui au Conseil des ministres. Est-ce qu'il y aura des manifestations ou des meetings à organiser en commun, vous et l'UDF de Bayrou ?
- "Monsieur Elkabbach, vous me confondez, là ! Vous me prenez pour quelqu'un d'autre !"
Pour qui ?
- "Il y a un ancien Premier ministre qui, il n'y a pas longtemps, souhaitait que le PS s'allie avec les centristes, mais ce n'était pas moi. Je crois que le mode de scrutin est un sujet qui ne passionne pas les Français. Ils sont plus intéressés, aujourd'hui, comme vous le disiez à l'instant, par les licenciements massifs et par la dégradation de la situation de l'emploi et de l'économie que par les modes de scrutin aux régionales. Donc, c'est pour cela qu'on ne va sûrement pas faire de manifestations là-dessus."
Merci. Comme il s'intéresse aux grandes choses, on ne parlera pas des motions et contributions du PS. On en parlera peut-être une autre fois ?
- "Et avec plaisir, parce que j'aurais aimé en dire un mot."
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 30 janvier 2003)