Texte intégral
Monsieur le Président,
Monsieur le Premier ministre,
Mesdames et Messieurs,
Dès le 16 Septembre, les députés socialistes avaient demandé l'organisation d'un débat sur la menace de guerre en Irak. Je me félicite qu'il ait lieu aujourd'hui. Il est normal que le Parlement puisse délibérer d'une question aussi importante pour la sécurité du monde comme l'ont fait la plupart des Parlements des grandes démocraties.
Il y a un an, presque jour pour jour, le gouvernement de Lionel Jospin nous avait réunis, dans des conditions analogues, pour définir la riposte au sanglant défi des attentats du 11 septembre. Nous avions alors exprimé une solidarité sans faille avec le peuple américain et ses dirigeants pour vaincre le terrorisme. Cette cause demeure juste. L'intervention en Afghanistan a permis de briser le sanctuaire d'Al Qaïda et de renverser le régime théocratique qui lui prêtait la main. Mais c'est une victoire inachevée. Ben Laden a pu échapper aux mailles du filet et Al Qaïda n'est pas détruit. Ils continuent de disposer de réseaux souterrains et de complicités actives dans certains états. Ils possèdent des moyens financiers importants que la lutte, notoirement insuffisante, contre les paradis fiscaux et le blanchiment d'argent n'a pas permis d'assécher. N'oublions pas, enfin, qu'ils peuvent s'approvisionner en armements de toutes sortes sur les marchés parallèles qui prospèrent en toute impunité en divers points de la planète.
Avant de parler de Saddam Hussein, gardons cette vérité à l'esprit. Le terrorisme demeure l'ennemi public numéro un. Notre priorité doit être le démantèlement de toutes les organisations qui recourent à la terreur de masse.
Ce rappel me paraît indispensable pour dissiper les confusions qu'a provoquées l'administration américaine en faisant le lien entre la lutte antiterroriste et son projet d'intervention en Irak.
Ce lien est loin d'être établi. On parle de contacts, de déplacements de lieutenants de Ben Laden à Bagdad. Mais, à ce jour, aucune preuve d'une complicité entre l'Irak et Al Qaïda n'a été apportée.
Plus sérieuse est la deuxième accusation concernant la production de stocks d'armes de destruction massive. Depuis quatre ans, Saddam Hussein s'expose à ce soupçon en violant les résolutions de l'ONU qui soumettent l'Irak au contrôle des inspecteurs internationaux. Une telle attitude laisse à penser qu'il poursuit son programme d'armement bactériologique et atomique. Mais là encore, les divers rapports publiés, et particulièrement celui qu'a présenté le Premier ministre britannique Tony Blair devant les Communes, n'apportent pas de preuves déterminantes.
Rapporter ces constats n'est pas faire preuve d'une quelconque complaisance. Saddam Hussein est un dictateur malfaisant et retors. Il opprime son peuple, il persécute ses minorités, il menace la stabilité de la région. L'empêcher de se doter d'armes de destruction massive est une nécessité.
La pression internationale a permis d'obtenir un premier résultat en contraignant les autorités irakiennes à se soumettre, sans condition, à un retour des inspecteurs de l'ONU. L'accord de Vienne doit être appliqué sans subterfuge et avec la plus grande vigilance : les inspecteurs doivent contrôler tous les sites suspects, sans entrave d'aucune sorte. Personne, en dehors de quelques voyageurs imprudents, ne sera assez naïf pour croire Saddam Hussein sur parole.
Mais dès lors qu'il accepte de se plier à la loi internationale, rien n'autorise l'Amérique à dicter la guerre. Or c'est ce qui est en train de se produire.
Tous les discours du Président Georges Bush préparent une intervention militaire contre l'Irak, à commencer par l'ultimatum inacceptable adressé, le 13 Septembre, à l'Assemblée générale des Nations Unies. Sa volonté d'imposer coûte que coûte le recours à la force, sa comparaison indécente entre l'action de l'ONU et l'impuissance de la SDN, sa menace de s'affranchir des décisions du Conseil de sécurité et de mener " une guerre préventive " sans fondement légal, tout va dans le sens d'une intimidation de la communauté internationale.
Que le ministre des Affaires étrangères ait pu, sur le moment, juger " positif " un discours aussi arrogant et unilatéral était pour le moins troublant. La position a été heureusement corrigée depuis.
Car un pas de plus a été franchi dans l'escalade avec l'avant projet de résolution présenté par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne au Conseil de sécurité. Ce texte est la mise à feu d'une intervention. " Tout manquement de l'Irak, à n'importe quel moment -est-il écrit- représentera une nouvelle violation flagrante des obligations de l'Irak. Elle autorisera les Etats membres du Conseil de sécurité à employer tous les moyens nécessaires pour rétablir la paix internationale et la sécurité dans le monde ". Ainsi, l'Amérique se réserve le droit de lancer ses troupes en Irak sous n'importe quel prétexte, à n'importe quel moment. L'ONU ne serait plus alors qu'une chambre d'enregistrement et une couverture légale.
Laisser commettre un tel coup de force juridique et diplomatique serait contredire tous les principes de légalité et de justice internationales que nous défendons depuis cinquante ans. Ce serait ruiner la prédominance et la crédibilité de l'ONU dans le règlement des conflits.
Ne nous y trompons pas. La doctrine de " la guerre préventive " n'est rien d'autre qu'un hyper droit d'ingérence pour une hyperpuissance. M.Bush l'a écrit textuellement dans un article du 13 septembre, précurseur du livre blanc sur la nouvelle stratégie américaine. "Parce que c'est une question de bon sens et d'autodéfense
- souligne-t-il - l'Amérique interviendra avant même que la menace ne se concrétise. Nous ne pouvons pas, pour défendre l'Amérique et ses amis, nous contenter de voeux pieux ". - Et le texte de poursuivre - " Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour apporter l'espoir de la démocratie, du développement, du marché libre et du libre échange, aux quatre coins du monde. "
On peut s'étonner que le marché et le libre échange soient érigés en valeurs universelles, mais l'essentiel est ailleurs. De l'autodéfense légitime contre le terrorisme, l'administration américaine est en train de dériver vers une croisade aux accents téléévangélistes contre ce qu'elle appelle " l'axe du mal ". Elle s'arroge le droit exorbitant de faire la police contre les Etats dits " voyous " qui ne répondent pas à ses critères politiques ou économiques. De cette manière, M.Bush efface cinquante ans de construction d'une sécurité collective pour renouer avec une conception impériale de l'ordre international.
Cette thérapie de choc peut séduire ceux qui voient planer, dans chaque conflit, le " syndrome munichois ". Il en existe sur les bancs de votre majorité, Monsieur le Premier ministre. Mais son application a toutes les chances d'être pire que le mal.
Pour l'Irak d'abord. L'administration américaine brouille savamment ses buts de guerre. Du désarmement de l'Irak, on est passé au renversement de Saddam Hussein. Du renversement de Saddam Hussein au contrôle des puits de pétrole. Des puits de pétrole à la pacification de la région. Avec quels hommes, avec quelles nouvelles équipes dirigeantes ? Mystère ! Certains membres de l'entourage de M.Bush, tellement peu sûrs de pouvoir trouver ces hommes providentiels, sont allés jusqu'à prédire " une occupation américaine de cinquante ans ". C'est là une politique qui fait bon marché de la fierté nationale du peuple irakien soumis depuis onze ans aux privations de l'embargo et aux bombardements. C'est faire fi de la mosaïque complexe de minorités qui composent l'Asie mineure. Jouer au puzzle dans une région aussi compliquée, comme la qualifiait de Gaulle, c'est jouer avec les allumettes dans un baril de poudre.
Une telle politique ne peut que conduire à l'éclatement de l'indispensable coalition contre le terrorisme. On en voit de multiples prémices avec le refus de la plupart des pays voisins de l'Irak, pourtant instruits de ses prétentions dominatrices, de s'associer à une seconde guerre du Golfe. La Turquie, membre de l'OTAN et peu suspecte d'antiaméricanisme, vient d'avertir du danger de déstabilisation pour toute la région que provoquerait l'entreprise américaine.
Mais la conséquence la plus grave sera d'approfondir le schisme avec des opinions arabes de plus en plus convaincues que l'ordre occidental est aussi dur à leur endroit qu'il est complaisant avec ses alliés. On somme l'Irak de respecter les résolutions de l'ONU mais on ferme les yeux sur leur violation systématique au Proche-Orient. On montre du doigt l'absence de démocratie dans les Etats arabo-musulmans, mais on oublie que c'est l'Occident qui les a souvent installés, soutenus et équipés. On condamne la répression des minorités religieuses mais on détourne le regard sur le sort des Tchétchènes. On vante les bienfaits du libre-échange mais on reste sourd aux demandes du Tiers monde à l'OMC.
Toutes ces injustices nourrissent autant l'intégrisme que les milliers de prêches des mollahs. Défions-nous du messianisme : on part semer la civilisation et les lumières, on finit en récoltant le terrorisme et l'obscurantisme.
Enfin, comment passer sous silence le risque d'une crise économique mondiale alors que la récession frappe à nos portes. Nos économies, et particulièrement celles des pays les plus pauvres, ne résisteront pas à un nouveau choc pétrolier.
Oui ! " la guerre préventive " impose le droit de la force plus que la force du droit. Après Bagdad, jusqu'où ira cette doctrine. Jusqu'à Téhéran ? Jusqu'à Ryad ? Jusqu'à Pyong Yang ? Et que fera-t-on quand les Chinois ou les Russes s'aviseront de faire la même chose à Taïwan ou en Géorgie ?
Monsieur le Premier ministre, il est encore temps d'arrêter l'entreprise de Monsieur Bush en refusant de lui prêter la main directement ou par passivité.
La mise en garde qu'ont lancée conjointement le président de la République et le Chancelier Schroeder est salutaire. Elle exprime la voix de la raison, celle d'une écrasante majorité de pays en Europe, en Asie, en Afrique, dans le monde arabe. " Tout tenter avant la guerre " avez-vous dit. Fort bien. Mais il faut maintenant aller plus loin pour empêcher l'irrémédiable. Que la France dise clairement " non " à cette guerre qui porte en germe " le choc des civilisations " que nous entendons prévenir. Qu'elle explique sans détour qu'elle refusera de prêter son concours politique et militaire à une intervention anglo-américaine. Je redoute qu'une trop grande prudence de votre part ne finisse dans un assentiment passif et dans une participation active.
C'est pourquoi, au nom de tous les socialistes, je demande que la France annonce qu'elle opposera son veto à l'actuel projet de résolution américain devant le conseil de sécurité de l'ONU. Le droit international ne peut couvrir cette iniquité guerrière du manteau de la légalité.
Pour que cette position ait toute sa force, elle doit être l'expression de la Nation tout entière. Que le chef de l'Etat et notre diplomatie sortent de leur tour d'ivoire. Qu'ils construisent cette entente nationale comme François Mitterrand l'a fait pendant la guerre du Golfe en informant toutes les forces parlementaires, en les associant dans une démarche commune pour expliquer notre position aux gouvernements et aux opinions étrangères. N'en doutez pas, ce veto est attendu en France et partout dans le monde. Même à Londres et Washington, nombreux sont ceux qui refusent les excès de leur gouvernement.
Si vous engagez la France militairement dans cette aventure irakienne, alors le Parlement devra se prononcer par un vote, comme le lui avait demandé François Mitterrand il y a douze ans lors de la guerre du Golfe. Il serait indigne que la Nation, par le truchement de ses représentants, soit exclue d'une décision aussi grave. Le veto ou le vote, alors s'exprimera une voix claire. Nous attendons vos engagements.
Cette exigence de clarté n'est nullement motivée par un pacifisme aveugle ou par un antiaméricanisme simpliste. Au Koweït, au Kosovo, en Afghanistan, nous avons approuvé et soutenu l'utilisation de la force. Parce qu'elle était l'arme du droit. Parce qu'elle venait protéger des peuples envahis et menacés dans leur existence. La guerre est parfois l'ultime sécurité. Elle n'en est jamais le commencement.
Les Américains sont nos alliés, nos amis. Nous sommes unis par les valeurs et par l'Histoire. Je récuse le dénigrement absurde et systématique de ce qu'ils sont, de ce qu'ils font, simplement parce qu'ils sont la première puissance de ce monde. Mais une communauté de destin n'est pas l'alignement en tout et partout. Elle n'interdit pas la critique légitime, non pas d'un pays, mais d'une politique. Les Américains, eux-mêmes, débattent avec vigueur des vues stratégiques de M.Bush.
Car il est temps de sortir du complexe de l'hyperpuissance qui nous fait osciller entre admiration et rejet, entre suivisme et cocardisme. L'Amérique a ses intérêts. L'Europe et la France ont les leurs. Ils convergent souvent. Ils divergent parfois. Mais comme le souligne Thierry de Montbrial, " ceux qui mettent en garde contre les risques d'une intervention politiquement mal préparée en Irak, ne sont pas antiaméricains, pas plus qu'ils ne sont 'munichois' ".
Monsieur le Premier ministre, mes chers collègues,
le terrorisme a ébranlé le monde, le 11 septembre 2001, il ne l'a pas fait changer. Vouloir redéfinir les principes qui fondent notre sécurité collective, sous l'empire de la crainte, serait une grave erreur. Le premier de ces principes est la prédominance des Nations-Unies dans le règlement des crises. C'est à l'ONU de dire le droit. C'est au Conseil de sécurité d'analyser les situations, d'évaluer les risques. C'est à lui seul de décider un éventuel recours à la force si la nécessité en était démontrée.
Le deuxième principe est de faire respecter partout le droit de la même manière. Avant de s'en prendre à l'Irak, que M.Bush sorte de sa torpeur au Proche-Orient. Tout le monde sait qu'il n'y a pas de solution militaire. Qu'attendons-nous, la France, les Etats-Unis, l'Europe, la Russie pour imposer à MM Sharon et Arafat une grande conférence de paix sous l'égide des Nations-Unies. L'accord de Taba, le plan Mitchell, le plan saoudien ont ouvert la voie à des solutions politiques. Pourquoi votre gouvernement et le président de la République n'ont-ils pris aucune initiative depuis des mois ?
Le troisième principe est le refus de tous les messianismes. La démocratie a fait beaucoup plus de progrès ces quinze dernières années par l'aide économique et politique que par les frappes plus ou moins chirurgicales. Si l'on veut que le monde arabe et musulman se joigne à ce mouvement, si l'on veut qu'il se détourne de l'intégrisme et de la théocratie, il faut lui proposer un pacte de même nature que le plan Marshall ou, à un autre niveau, celui que la France et l'Afrique ont conclu il y a dix ans à La Baule sous l'égide de François Mitterrand. Coopération économique contre démocratie.
Cette approche est certainement plus ardue, moins spectaculaire qu'un raid sur Bagdad. Mais elle offre de bien meilleures garanties pour ancrer une sécurité durable. Montaigne l'a dit avant nous. " L'une des plus grandes sagesses en l'art militaire, c'est de ne pas pousser son ennemi au désespoir ".
(Source http://www.parti-socialiste.fr, le 14 octobre 2002)