Interview de M. Jean-Pierre Chevènement, président du Mouvement républicain et citoyen, sur le site internet " lemonde.fr" le 21 avril 2003, sur le bilan de la vie politique un an après l'élection présidentielle de 2002, sur son projet pour la France, notamment ses priorités en matière de politique étrangère, sur les relations PS-MRC, sur les initiatives de Nicolas Sarkozy concernant la sécurité et sur le projet de décentralisation.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : www.lemonde.fr

Texte intégral

Delphine : Quelle est selon vous la cause de l'échec du 21 avril ?
Jean-Pierre Chevènement : C'est une crise profonde de la France comme projet de citoyenneté, une crise de la démocratie qu'illustre la mer des abstentions (11 millions, 1 million de votes nuls et 8 millions de votes aux extrêmes). Plus de la moitié du corps électoral a refusé de se prononcer pour un candidat représentatif de la démocratie parlementaire. Bref, nos concitoyens n'ont pas aperçu le projet et la vision qui leur permettraient de s'inscrire dans l'avenir.
Tom : Chevènement : coupable ou bouc émissaire de la défaite de Lionel Jospin ?
Jean-Pierre Chevènement : Il suffit de rapprocher les 195 000 voix qui ont manqué à Lionel Jospin des 20 millions de voix hors système pour établir la perversité de la campagne tendant à me désigner comme bouc émissaire de l'échec du candidat socialiste. Si celui-ci n'avait pas été éliminé au premier tour, il l'eût été au second, comme trois sondages "sortie des urnes" l'ont montré (Cevipof, Ipsos, CSA). Lionel Jospin aurait obtenu entre 45 et 47 % des voix seulement. Il lui a manqué une dynamique pour des raisons qui, sans doute, le dépassaient : la gauche plurielle n'a pas su transformer sa victoire accidentelle de mai 1997 en un projet stratégique mobilisateur.
Gregor : Etes-vous disposé à rallier une éventuelle gauche unifiée à l'image de l'UMP ?
Jean-Pierre Chevènement : Je crois à la nécessité d'une refondation républicaine de la gauche sur la base des valeurs de citoyenneté, de laïcité, d'égalité que j'ai développées pendant ma campagne. Mais cette refondation républicaine ne peut s'opérer que si la gauche se remet en question sur deux plans : celui des valeurs et par conséquent des règles sans lesquelles aucune société civilisée ne peut vivre et, par ailleurs, celui d'une politique économique et sociale qui ne peut être le simple accompagnement de la mondialisation libérale et la fuite en avant dans un projet monétaire européen qui asphyxie la croissance. Bref, la gauche doit accepter qu'il y ait dans la politique de sécurité une dimension répressive : toute sanction est rappel à la règle, et par conséquent pédagogique. Par ailleurs, la gauche doit remettre en cause le statut de la Banque centrale européenne indépendante. Ce sont deux points clés qui sont loin d'épuiser le sujet. La question posée à la gauche est de savoir si elle veut faire de la France le point d'appui d'une stratégie de reconquête sociale et républicaine, naturellement inscrite dans la vision d'une Europe européenne et non inféodée.
Philip44 : La réponse à la crise de la démocratie que vous évoquez passe-t-elle par la Convention pour la VIe République et la transformation de nos institutions ?
Jean-Pierre Chevènement : J'ai beaucoup de sympathie pour Arnaud de Montebourg, qui incarne, à coup sûr, avec Vincent Peillon une nécessaire relève de générations. Mais je ne pense pas que la crise de la gauche trouve sa réponse dans un changement des institutions. Nous avons besoin d'un changement d'idées, bref, d'un projet structuré, ambitieux, correspondant aux données actuelles du monde. C'est seulement si elle est armée d'un tel projet que la gauche pourra partir à la reconquête de l'électorat populaire qui lui a fait défaut.
Axel : Pensez-vous que le 21 avril ait changé quelque chose au sein de l'électorat et de la gauche française ? Par cela je veux dire : ne pensez-vous pas que si le premier tour de l'élection présidentielle avait lieu aujourd'hui nous n'aurions pas le même malheureux résultat ?
Jean-Pierre Chevènement : Le 21 avril, en tant que premier tour, a un côté accidentel. Cet accident détermine un formidable carambolage de la vie politique française. Jacques Chirac est élu à 82 %, mais il sait que sa victoire est fragile. Il me semble qu'il a tenu compte de cette situation en prenant la position courageuse qui a été la sienne au Conseil de sécurité de l'ONU pour refuser la guerre en Irak. Je ne suis pas sûr que cette ligne eût été tenue dans une autre hypothèse. Quant à refaire l'élection au premier tour, je ne pense pas que cela ait beaucoup d'intérêt. La vérité est que le fond de la campagne a été occulté. Le projet que, pour ma part, j'ai proposé aux Français et duquel je n'ai rien à retirer, est passé à la trappe à partir du moment où les deux candidats institutionnels sont entrés en lice au milieu du mois de février 2002.
Malaka : Votre projet paraît parfois trop franco-francais. Que ce soit pour des questions de ressources, de migrations ou d'ingérence, toute proposition doit aussi être tournée vers l'extérieur. Quelles sont les priorités du MRC en politique étrangère ?
Jean-Pierre Chevènement : J'ai développé dix orientations fondamentales pour relever la République dans mon discours de Vincennes, le 9 septembre 2001. D'abord la France doit rester une grande puissance politique. Il me semble que cette démonstration a été faite dans l'affaire irakienne. Ensuite, la France doit oeuvrer pour construire une autre Europe, plus démocratique, plus riche de projets, davantage fondée sur les nations où se noue le débat démocratique. Nous voyons bien que l'Europe européenne reste à construire pour faire pièce à l'hégémonie des Etats-Unis. Une des leçons de l'affaire irakienne est que le couple franco-allemand doit s'affirmer solidement pour entraîner la Russie. Ensemble, l'Allemagne, la France, la Russie peuvent tempérer la démesure américaine qui s'exprime dans la volonté de remodeler le Moyen-Orient et d'asseoir à travers lui une domination mondiale à l'échelle du XXIe siècle tout entier. La troisième orientation que préconise le Mouvement républicain et citoyen est dans le codéveloppement avec les pays du Sud. Il faut pour cela inverser les flux d'épargne qui, à 80 % aujourd'hui, se placent aux Etats-Unis. J'ai proposé, en janvier 2002, à Porto Alegre, une profonde réforme des institutions financières et monétaires internationales. La priorité doit être d'assurer les besoins élémentaires des 5 milliards d'hommes qui vivent aujourd'hui dans la misère (agriculture, eau potable, santé, éducation, infrastructures). Là est la vraie solution du problème d'émigration. Quant au droit d'ingérence, je ne l'accepte que sous le contrôle vigilant de l'ONU, à condition encore que celle-ci ne soit pas instrumentée. L'ingérence est trop souvent, aujourd'hui, le nom moderne de l'impérialisme. Que je sache, on n'a jamais vu les faibles s'ingérer dans les affaires des forts...
Berny : Que le couple franco-allemand s'allie avec Poutine, le massacreur des Tchéchènes ne vous gène-t-il pas ? Re-légitimer Poutine ainsi, c'est un peu honteux non ?
Jean-Pierre Chevènement : L'Europe et le monde ont besoin de la Russie. Celle-ci, entre l'Asie centrale et extrême-orientale, et par ailleurs l'Europe occidentale est un élément essentiel à la stabilité et à l'équilibre du monde. Naturellement, il faut aider les Russes à trouver une solution humaine et démocratique au problème tchétchène, mais l'indépendance de la Tchétchénie serait un élément de désagrégation, non seulement au Caucase, mais pour toute la fédération russe. Beaucoup de Tchétchènes comprennent cela et nous n'avons pas à être plus tchétchènes que les Tchétchènes.
Totof : Pour en revenir à l'état de la gauche, à vous écouter, ou plutôt à vous lire, on a l'impression que vous ne vous sentez pas proche du PS ?
Jean-Pierre Chevènement : Je me sens proche des hommes et des femmes que le parti socialiste d'Epinay, que j'ai contribué à créer, entendait représenter. Mais il est certain que, depuis le tournant libéral de 1983, le Parti socialiste s'est écarté de son projet initial. J'ai de l'amitié pour beaucoup de socialistes, mais je leur demande d'exercer courageusement le droit d'inventaire qu'ils ont légitimement sur cette période de vingt années où, de toute évidence, ils ont laissé se créer un fossé entre eux et les couches populaires. Je le leur demande dans leur intérêt même et dans celui de la France.
Phyto : Vous utilisez souvent les termes républicain, laïcité, refondation, citoyenneté : finalement, qu'est-ce qui vous sépare d'Arnaud Montebourg ?
Jean-Pierre Chevènement : Arnaud Montebourg me fait souvent penser au jeune homme que j'ai été, à la tête du Ceres (Centre d'étude, de recherche et d'éducation socialistes). Mais je crois - je le lui ai d'ailleurs dit quelquefois - qu'il doit acquérir le sens de l'Etat pour devenir le grand homme politique qu'il peut être.
Patrick : Vous même, n'êtes vous pas justement trop éloigné de ces couches populaires avec un discours certes construit mais trop compliqué pour celui qui arrive tout juste à subsister ?
Jean-Pierre Chevènement : Je ne peux pas me substituer au travail d'un parti. J'ai fait l'expérience pendant la campagne présidentielle que si mon discours pouvait toucher les couches les plus instruites, il rencontrait plus difficilement l'audience de celles et de ceux qui n'ont d'autres sources d'information que le journal télévisé. Mon programme, bien que construit à partir d'une exigence républicaine, était sans aucun doute plus "à gauche" que celui du candidat socialiste sur de nombreux points. Revalorisation du travail, à commencer par le SMIC, défense du service public, refus des privatisations, desserrement des contraintes de Maastricht étouffant notre croissance, remise en cause de la mondialisation libérale, etc. Mais ce discours était trop exigeant, trop construit pour être vraiment entendu. J'ai péché, je le reconnais, par excès de rationalisme. J'ai cru qu'il suffisait d'un projet cohérent et mobilisateur pour déplacer les lignes, mais j'ai moi-même aussi été victime d'un accident. Si l'issue du premier tour avait été différente, j'aurais peut-être pu peser davantage dans l'orientation de la politique française.
Delphine : Qu'est-ce que cela rapporte à la gauche de revivre médiatiquement l'échec politique d'il y a un an ?
Jean-Pierre Chevènement : Rien.
Dabu : Que pensez-vous des initiatives de Sarkozy en matière de sécurité ?
Jean-Pierre Chevènement : Nicolas Sarkozy est un ministre de l'intérieur actif. J'approuve les moyens supplémentaires donnés à la police et à la gendarmerie, ainsi que l'heureuse conclusion de la consultation que j'avais moi-même lancée pour la constitution d'un islam de France représentatif. Mais peut-être Nicolas Sarkozy est-il un peu trop actif. Il ne sert à rien de publier mensuellement les statistiques de la délinquance et de la criminalité. Celles-ci reflètent autant l'activité des services que le niveau de l'insécurité. Je m'inquiète aussi de l'avenir de la police de proximité destinée à rapprocher la police de la population. C'est une bonne réforme. Elle demande bien sûr des effectifs. Je mets en garde contre une remise en cause plus ou moins subreptice. Enfin, puisque vous m'interrogez sur l'activité tous azimuts de Nicolas Sarkozy, je désapprouve complètement le projet gouvernemental en Corse, qui consiste à imposer à une majorité républicaine un statut de territoire d'outre-mer concocté avec des indépendantistes qui n'ont en rien renoncé, ni à leur objectif ni à leurs méthodes. Les nuits bleues succèdent aux nuits bleues et toutes les concessions faites par M. Sarkozy sur la corsisation des emplois dans la fonction publique ou le rapprochement des condamnés corses dans les prisons de l'île n'ont servi à rien. Mais ma critique serait plus générale, elle concerne le projet de décentralisation cher à M. Raffarin qui généralise à toutes les régions l'exception corse. Demain, comme sous l'Ancien Régime, on changera de lois en traversant la frontière des régions. C'est un mauvais coup porté au principe de l'égalité des citoyens devant la loi et à l'idée d'une citoyenneté, ensemble indissociable de droit et de devoir, commune à tous les Français sans distinction d'origine.
Cordelier : Quel regard portez-vous sur les tensions communautaires actuelles ?
Jean-Pierre Chevènement : Je pense qu'elles seraient beaucoup plus graves si le président de la République n'avait pas défendu courageusement la légalité internationale au Moyen-Orient. Il y a une corrélation étroite entre l'indépendance de notre diplomatie et l'affirmation des valeurs républicaines sur notre sol. La France ne peut pas accepter que des querelles étrangères soient importées sur le territoire national. Quant à la loi républicaine, elle doit rester la même pour tous conformément à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et elle doit être appliquée à tous avec la même fermeté.
Ola : Le MRC a-t-il un avenir après vous ?
Jean-Pierre Chevènement : Tout d'abord, je ne suis pas mort, et il y a au MRC une brillante relève de jeunes femmes et de jeunes hommes qui ont une conception exigeante de la politique et auxquels je peux fournir quelques repères. Je n'ai pas d'autre ambition que de rendre l'avenir de la gauche et de la France lisible à travers une lecture exigeante de notre histoire depuis une trentaine d'années.
Nico : Quel plan d'action pour les régionales ? Alliance ou repli ?
Jean-Pierre Chevènement : Le Mouvement républicain et citoyen entend bien sûr porter ses idées, mais il n'a pas vocation au repliement. Nous n'avons pas pris de décisions à l'heure actuelle. Mais je suppose que le MRC sera ouvert dans la perspective d'une refondation républicaine de la gauche à des listes d'union. Sans exclure pour autant, si cela ne s'avère pas possible, des listes séparées, au moins dans certaines régions. Comme vous le savez, la loi prévoit une prime majoritaire de 25 % pour les listes arrivées en tête, mais elle définit aussi un plafond très bas pour le remboursement des dépenses électorales. Ces affaires seront examinées en leur temps, ce qui est important pour le Mouvement républicain et citoyen, c'est de faire entendre clairement l'originalité de ses analyses sur la mondialisation, la refondation de l'Europe, la reconstruction de la société française à partir du socle solide des valeurs républicaines.
Jean-Pierre Chevènement est ancien ministre et président d'honneur du Mouvement républicain et citoyen.
(Source http://www.mrc-france.org, le 29 avril 2003)