Texte intégral
Q - Vous avez participé à de nombreuses réunions et je dois dire que depuis le début, on ne sait plus très bien ce qui se passe dans les heures qui viennent de s'écouler puisqu'il y a encore quelque temps, les Américains disaient que ce serait cette semaine, nous voterons et il n'y aura rien d'autre. Maintenant, voilà qu'ils laissent un espace ouvert pour la semaine suivante, vous nous direz ce que vous en pensez.
Auparavant, je voudrais que l'on revienne sur ce que nous avons évoqué à propos d'Huntington puisque c'est l'un des actes du président de la République. Est-ce que vraiment, la position française repose, intellectuellement, culturellement, sur ce refus absolu du "choc des civilisations", oui ou non ?
R - La position française repose sur un constat, c'est le très grand désordre du monde et dans ce désordre, il y a, parmi les facteurs importants, ce risque de confrontation entre les cultures, entre les sociétés, entre les religions, entre les civilisations. C'est un des facteurs parmi d'autres qui sont des éléments constitutifs du désordre mondial. Nous avons aujourd'hui beaucoup de problèmes anciens, la misère, la pauvreté, l'injustice, les épidémies, les problèmes d'environnement, et nous avons des problèmes nouveaux, le terrorisme, les crises de prolifération. Et il faut rappeler que l'Iraq n'est que l'une des crises auxquelles nous avons à faire face. La Corée du Nord nous le rappelle tous les jours bien qu'il y ait d'autres Etats proliférants à travers la planète.
Nous avons également les crises régionales dont la plus grave est, sans aucun doute, la crise du Proche-Orient.
Dans ce tableau, l'une de nos inquiétudes, c'est qu'une gestion qui ne prendrait pas en compte cette vulnérabilité du monde, cette sensibilité des esprits, ce risque de frustration, ce risque de division du monde et des sociétés, ne fasse qu'accroître les choses, que nous soyons dans un monde où ce choc des cultures, ce choc frontal entre les sociétés, voire les confessions, créerait une situation encore plus explosive. Dans la région qui nous intéresse aujourd'hui - au premier chef, le Moyen-Orient où il y a de très nombreuses fractures - il faut une vigilance particulière. C'est pour cela que nous le disons depuis le début, le recours à la force ne peut être qu'un dernier recours et il nous faut essayer de bâtir ensemble un outil dans le cadre des Nations unies, dans le cadre de la communauté mondiale qui nous permette de régler cette crise iraquienne et au-delà, d'autres crises qui ne manqueront pas de se présenter.
Q - Les Américains disaient que ce serait cette semaine pour le vote et pas après. Aujourd'hui, ils parlent de repousser à la semaine prochaine. Tout à l'heure, Marc Ferro disait, pardonnez-moi de simplifier, qu'ils étaient peut-être en train d'acheter le vote des six indécis, le Pakistan, l'Angola, le Cameroun, le Chili et le Mexique. Est-ce l'analyse de la France ? Y a-t-il un gain de temps qui consisterait à retourner les indécis d'une manière impérialiste colonialiste ?
R - Aujourd'hui, il n'y a pas de changement autour de la table du Conseil de sécurité c'est-à-dire que les positions qui se sont exprimées lors de la dernière réunion du 7 mars pour écouter le rapport de MM. Blix et El Baradeï, cette position telle qu'elle s'est exprimée à l'époque n'a pas changé.
Q - Les Américains sont donc actuellement minoritaires d'après vous ?
R - C'est-à-dire qu'il y a une majorité des membres du Conseil de sécurité qui souhaitent explorer toutes les possibilités pour éviter le recours à la force et qui souhaitent mettre les Nations unies au cur de la recherche de toutes solutions.
Q - Cela veut-il dire que s'ils gagnent du temps, c'est pour essayer de mieux les retourner, est-ce l'analyse que vous faites ce soir, soyons francs ?
R - Soyons-le, mettre aujourd'hui aux voix le texte américano-britannique et espagnol ne permettra pas de réunir cette majorité. Il n'y a pas 9 voix pour voter ce texte.
Q - Une hypothèse expliquée tout à l'heure par Nicole Bacharan et par Daniel Sibony qui disent au fond, le problème de la position de la France est que c'est une position humaniste pacifiste mais qui n'est pas dans l'action. Ce qu'ils ont exprimé, c'est que, quoique l'on puisse penser de l'attitude américaine, ce sera une attitude d'action tandis que la France a une attitude morale.
R - Quel fatalisme ! Quel fatalisme ! Est-ce qu'être au plus près de ses convictions n'est pas être dans l'action ? Vous parlez de pacifisme de la France. Mais enfin, au lendemain du 11 septembre, quel a été le premier pays à affirmer sa solidarité vis-à-vis des Américains ? C'est la France. Le premier chef d'Etat à se rendre à New York, c'est Jacques Chirac. Quel est l'un des principaux pays qui a envoyé ses troupes en Afghanistan et qui en a encore aujourd'hui ? Quel est le premier pays contributeur de troupes de l'OTAN ? La France. Au Kosovo, en Bosnie, 70 soldats tués en Bosnie, alors ne parlons pas de la France comme d'un pays pacifiste. La France est un pays qui assume ses responsabilités. Nous le voyons tous les jours en Côte d'Ivoire, mais nous disons, parce que c'est notre expérience, que la guerre ne peut être qu'un dernier recours. L'idée d'employer la force et qu'à partir de là, on va enclencher un cercle vertueux sur la planète qui permettra de changer le régime iraquien, de remodeler le Moyen-Orient, et peut-être de recomposer un ordre mondial, nous paraît très loin de la réalité.
Q - Lorsque vous parlez de changer l'ordre mondial, aujourd'hui, dans cette région, c'est très loin de la réalité. Nicole Bacharan disait tout à l'heure - mais pourquoi pas ! - elle disait que ce qui est dramatique dans la position française, elle le suggérait, c'est qu'elle n'évoque pas le rôle de Saddam Hussein, le Kurdistan, les massacres, les Chiites qui représentent 60 % de la population. Qu'est-ce qui concerne Saddam Hussein dans la position française ? Si on vous suit, va-t-il quitter le pouvoir, non ?
R - Avant d'introduire un paramètre comme celui du changement de régime sur la scène mondiale, il faut en évaluer les conséquences, il faut être cohérents. Si la communauté internationale - ce qu'elle ne fait pas - veut un changement de régime auquel elle aspire bien sûr, mais le décide, le décrète et fixe comme objectif aux Nations unies d'obtenir un changement de régime en Iraq, que ferons-nous vis-à-vis de la Corée du Nord ? Ferons-nous alors la guerre là-bas ? Que ferons-nous vis-à-vis de toutes les dictatures qui sont très nombreuses ? Prenez la liste, à travers la planète.
Ce principe va-t-il devenir le principe qui va gouverner le jeu mondial ? Et qui va décider ? Qui va s'arroger le droit de considérer que tel régime est acceptable, que tel autre ne l'est pas ? Nous entrons dans une ère qui sera en profonde instabilité et c'est pour cela que nous disons bien sûr qu'il ne faut aucune complaisance vis-à-vis du régime de Saddam Hussein, le président de la République l'a dit très fortement dès le début, aucune complaisance et le monde serait certainement beaucoup plus sûr sans Saddam Hussein. La question est : quel objectif pour la communauté internationale aujourd'hui ? Le désarmement de l'Iraq, par les moyens pacifiques tant que c'est possible. C'est pour cela que dans la résolution des Nations unies, il y a deux temps. Le premier qui est celui des inspecteurs. Dans la mesure où cela marche, où il n'a pas de blocage, travaillons, c'est le cas aujourd'hui. Les inspecteurs nous disent qu'il y a une coopération active, alors continuons. Le jour où il y aura un blocage, la communauté internationale réunira et exercera son principe de responsabilité. Car au-dessus de tout, pour nous, il y a l'unité de la communauté internationale. Après le 11 septembre, nous avons constaté que nous étions tous ensemble.
Avec la résolution 1441, sous l'égide de la France et avec l'ensemble de nos partenaires, et notamment américains évidemment, nous avons décidé à l'unanimité d'agir contre la prolifération. Face aux crises régionales, nous plaidons pour être en initiative partout mais la clef de l'efficacité, la clef de la légitimité, c'est d'être unis. Or, nous allons prendre le risque de diviser la communauté internationale.
Q - Elle l'est déjà !
R - Oui, nous allons prendre le risque de la diviser gravement.
Q - L'Europe l'est terriblement !
R - Nous le voyons sur l'Europe, nous le voyons sur l'OTAN, nous le voyons au Conseil de sécurité. C'est pour cela que la France dit : au coeur de la diplomatie française, il y a la volonté de rester en initiative et de bâtir, de préserver cette unité quoiqu'il arrive. Mais, pour garder l'unité de la communauté internationale aujourd'hui, faut-il faire la guerre ?
Quel étonnant raisonnement ! Il faudrait faire la guerre pour maintenir l'unité de la communauté internationale. C'est une fuite en avant qui nous paraît dangereuse.
Q - Otez-moi d'un doute, concernant Saddam Hussein justement, les relations que la France a toujours eues avec l'Iraq, que Jacques Chirac a eues avec l'Iraq, que des entreprises françaises comme TotalFinaElf ont aujourd'hui dans ce pays, souvent il y a ce discours qui revient qui dit que les Français défendent, dans une région du monde, un personnage qu'ils ont toujours défendu. Lui comme d'autres d'ailleurs.
R - Soyons sérieux.
Q - J'essaie.
R - L'Iraq est le 53ème partenaire commercial de la France, il représente 0,3 % de notre commerce extérieur. Il faut être sérieux ! Les exportations iraquiennes de pétrole en France sont de 8 %, les Américains en achètent 40 % selon les statistiques de 2001. Revenons sur terre, je crois que l'on peut faire beaucoup de procès. J'admets toutes les critiques, elles sont stimulantes, mais pas celle-là.
Q - Et le droit de veto ?
R - Le président de la République l'a dit. Il faut toujours se rappeler qui l'on est. Moi je suis ministre des Affaires étrangères, je sers la politique définie par le gouvernement et par le président de la République. Le président a dit que la France s'opposera à toute résolution qui nous entraînerait dans une logique de guerre et de force alors même qu'il y a encore d'autres options. La position de la France est très claire, elle prend ses responsabilités notamment vis-à-vis des autres Etats du Conseil de sécurité, ceux que vous qualifiez d'indécis et que d'autres qualifient de non-alignés.
Nous ne voulons pas leur laisser la lourde tâche de faire ce que j'appellerais le "sale travail". Nous prenons nos responsabilités, nous disons quels sont les principes que nous défendons et nous l'assumons.
Q - Je ne veux pas anticiper sur ce que pourrait être le vote du Conseil de sécurité et ce qui peut se passer dans les jours qui viennent car je n'en sais rien et d'autres évidemment beaucoup plus qualifiés, pas que vous, mais que nous ce soir et ceux qui nous regardent. Par hypothèse, imaginons qu'ils y arrivent, en une ou deux semaines, ils renversent Saddam Hussein, ils mettent un régime, non pas démocratique, mais un régime plus présentable. Finalement les Kurdes applaudissent, les Chiites sont ravis, à quoi ressemblerons-nous dans ces cas-là ?
R - Un pays peut espérer gagner rapidement la guerre mais un pays seul ne peut pas reconstruire la paix dans cette région du monde.
Q - C'est leur hypothèse ? Leur hypothèse pour le Proche-Orient est de dire que finalement, M. Clinton, pendant 10 ans, qui fut le grand acteur de la période précédente, a tout essayé sur le plan diplomatique, il a failli y arriver. M. Rabin a été assassiné, M. Arafat a finalement refusé de signer, et l'idée de M. Bush est que la diplomatie ne fonctionne pas et donc que l'on va tenter de régler la paix par la guerre. C'est l'idée de base.
R - Il est extrêmement difficile d'imaginer que vous puissiez rester longtemps en dehors du droit. Vous pouvez être acclamé les premiers jours mais très vite, il y a le risque du rejet, le risque d'être perçu comme une force d'occupation. Nous avons donc besoin de nous situer dans un cadre international et c'est pour cela que les Nations unies seront incontournables pour la reconstruction de la paix en Iraq.
Je vais prendre un exemple : aujourd'hui l'ensemble de la richesse pétrolière iraquienne est gérée par la communauté internationale, ce qui veut dire qu'il n'y a pas un contrat d'une entreprise française avec l'Iraq. Ce serait en contravention avec les règlements internationaux. Le pétrole qui est acheté, l'est par le biais d'une résolution "pétrole contre nourriture". Que fait-on au lendemain d'une éventuelle intervention américaine ? Le droit international continue de s'appliquer par définition, les Nations unies continuent d'exercer la responsabilité sur l'ensemble des populations réfugiées, sur les drames humanitaires qui ne manqueront pas, malheureusement et dramatiquement de se poser. Toutes ces urgences-là, aucun pays ne peut les résoudre seul et les Etats-Unis en sont d'ailleurs parfaitement conscients. Ils savent qu'ils auront besoin de tous les partenaires, de tous les amis de la communauté internationale pour résoudre ces grandes difficultés.
Q - J'ai l'impression que la fameuse politique arabe de la France qui était un guide jusqu'à présent n'est pas la raison la plus déterminante dans le choix du gouvernement et que c'est davantage pour prendre date, par rapport à l'Europe d'abord, dans ses relations avec les Etats-Unis et sur la scène mondiale et d'autre part, en ce qui concerne la sécurité collective, c'est-à-dire, faire prévaloir la légalité sur l'action d'un seul qui, si justifiée soit-elle, sera nécessairement toujours entachée d'arbitraire.
Qu'en est-il exactement de cette politique arabe car je sais que vous y êtes très attaché et c'est un peu aussi le reproche que l'on adresse à la politique gouvernementale en disant que c'est toujours le vieux tropisme, le vieux réflexe. Nous avons des alliés dans le monde arabe, on cultive ces alliés en cela, de préférence à tout autre.
R - C'est une vraie question. En l'occurrence, la diplomatie française, les autorités françaises ont une préoccupation, c'est l'aggravation des fractures dans cette région. Ce qui nous guide, c'est la recherche de la stabilité et la recherche du règlement des crises. Par exemple, dans le cas du Proche-Orient, nous sommes aussi soucieux de répondre à la sécurité qui est un immense problème aujourd'hui pour le peuple israélien qu'à l'injustice qui est le sentiment qui se développe et qui - ces deux sentiments sont conjugués -, nous entraîne dans une logique de violence qu'éprouvent les Palestiniens pour leur part. La vraie question, au-delà de l'Iraq, c'est comment voulons-nous que soit géré le monde ? Et notre conviction est qu'il faut être en initiative pour régler les crises et qu'il faut un monde multipolaire, c'est-à-dire plusieurs pôles de stabilité et notamment l'Europe, qui puisse prendre pleinement ses responsabilités. C'est l'intérêt des Etats-Unis, c'est l'intérêt de l'Europe, c'est l'intérêt du monde. Il faut que la tolérance, que le respect, que le dialogue soient au coeur de notre communauté mondiale.
Q- Pour vous, ce soir, l'Histoire est-elle écrite ou non ? Tout peut-il encore arriver ?
R - L'Histoire n'est jamais écrite avant l'heure. Les Américains cherchent encore à explorer un chemin ; les Britanniques font des propositions ; nous sommes en contact avec l'ensemble de nos partenaires du Conseil de sécurité qui veulent trouver une possibilité de conciliation. Il y aurait sur la table les bases d'un consensus possible au Conseil de sécurité : définir un programme réaliste, pragmatique avec les inspecteurs, définir un délai raisonnable dans une logique qui ne soit pas celle de l'ultimatum mais de la responsabilité du Conseil de sécurité. Je crois qu'il y a un chemin possible, il est toujours possible d'éviter la guerre surtout lorsque l'on progresse, on le voit bien aujourd'hui avec le travail des inspecteurs.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 mars 2003)