Déclaration de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, sur la sécurité et le maintien de la paix en Afrique, Ouagadougou le 24 mars 1998.

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Circonstance : Réunion ministérielle de suivi de la 19ème conférence des chefs d'Etat de France et d'Afrique à Ouagadougou (Burkina Faso) les 23 et 24 mars 1998

Texte intégral

Les deux sujets à traiter aujourd'hui - la sécurité et le développement - sont intimement liés. Mais, il faut préciser les analyses. Je vais donc, ce matin, en tant que co-président, me livrer à un certain nombre de réflexions sur le thème de la sécurité, dans la perspective du Sommet de Paris de novembre prochain.
Le président de la Commission du développement et de la Coopération du Parlement européen déclarait récemment, à l'occasion du débat sur l'avenir de la Convention de Lomé, que les blocages au développement sont multiples, mais que l'histoire de l'Afrique montre bien que les plus graves d'entre eux sont de nature politique : guerres civiles, rivalités de pouvoir, instabilité. Ces blocages entraînent, là où ils sévissent, la défiance des investisseurs, des entrepreneurs, la fuite de l'épargne, la perte des récoltes, l'irrégularité des semailles, le découragement des paysans, et parfois la famine. Poussant plus loin le raisonnement, M. Michel Rocard estimait que les autres grands blocages au développement (excès de la dette, insuffisance des infrastructures, etc) sont presque secondaires par rapport à ces obstacles politiques. Malheureusement, tous les obstacles s'additionnent.
Mais, le traitement de ces problèmes politiques relève des souverainetés nationales. Plus nettement encore que les questions économiques ou financières, ces questions ne sauraient relever de leçons de morale ou de conduite politique données de l'extérieur.
En décidant de centrer les travaux du XXème Sommet des chefs d'Etats et de gouvernement d'Afrique et de France sur l'examen des questions de sécurité en Afrique, la France n'entend naturellement pas empiéter sur cette souveraineté.
En revanche, elle croit nécessaire, en tant que membre permanent du Conseil de sécurité, au moment où l'Afrique prend des initiatives et se dote de mécanismes de prévention et de règlement des conflits, mais aussi au moment où des débats ont lieu dans l'ensemble de la communauté internationale, de préciser sa propre conception des choses, et d'établir sur ces matières essentielles un dialogue avec l'ensemble du continent africain, dont elle est par ailleurs le premier partenaire économique.
Les initiatives et débats en cours, ce sont tout d'abord des initiatives africaines :
en 1993, les Etats membres de l'OUA ont décidé au Caire la création au sein de cette organisation d'un mécanisme de prévention, gestion et règlement des conflits. J'étais à Addis-Abeba il y a quelques mois et j'avais discuté de ces points avec le Secrétaire général de cette organisation. Ultérieurement, ils ont décidé d'étendre la compétence de ce mécanisme, en cas de nécessité, au maintien de la paix ;
parallèlement, sous la pression quelquefois de crises locales menaçant les équilibres locaux, plusieurs organisations régionales (CEDEAO, SADC, IGAD) ont commencé à développer des mécanismes sous-régionaux compétents en matière politique, de défense et de sécurité. Dans la CEDEAO, qui sur ces questions, dispose d'une expérience déjà considérable, une véritable force de maintien de la paix, l'ECOMOG, a même été créée, le 7 août 1990, pour contrôler le cessez-le-feu au Liberia, et appuyer les travaux du Comité permanent de médiation créé par cette organisation peu de temps auparavant ;
- les chefs d'Etat major des Etats membres de l'OUA ont dans la période récente recommandé - et le dernier conseil des ministres, réuni à Addis-Abeba a repris à son compte cette idée - que les organisations sous-régionales jouent un rôle de première ligne dans le renforcement du mécanisme de prévention, gestion et règlement des conflits de l'OUA.
Je me réjouis de constater que cette volonté accrue des pays africains de s'impliquer chaque jour davantage dans la gestion des crises, et aujourd'hui, par exemple, en République centrafricaine, en Sierra Leone, au Liberia ou aux Comores continue à faire l'objet d'une impulsion politique. J'y vois l'exemple encourageant d'opérations dans lesquelles vos pays jouent un rôle moteur et déterminant. Les armées africaines ont les moyens humains de participer à tous les types d'opérations, mais elles ont souvent besoin d'un soutien dans le domaine de la logistique, du transport et de la formation spécialisée. Je m'arrête un instant sur cette dernière question. Les opérations de maintien de la paix sont des choses extrêmement complexes. La France dans ce domaine a une très grande expérience. C'est un des deux ou trois pays au monde qui a le plus participé à des opérations de maintien de la paix dans le cadre de l'ONU depuis des dizaines d'années. On voit que ces opérations posent, militairement, des problèmes qui n'ont rien à voir avec les problèmes posés par des actions militaires classiques. Il faut donc, depuis les chefs militaires qui dirigent ces types d'opérations jusqu'aux soldats qui les appliquent, et, aussi, dans la définition politico-diplomatique des mandats, mener une réflexion pointue, d'autant que la tendance est de décider des opérations de maintien de la paix alors que la paix n'est pas établie. Faire établir la paix par une opération de maintien de la paix, souvent, cela ne marche pas ou cela marche mal. Au bout d'un certain temps, on commence à dire que l'opération de maintien de la paix a échoué ou que c'est la faute de tel ou tel contingent, ce qui est une fausse analyse. Mais, en même temps, on ne peut pas rester passif face à un certain nombre de situations. Il faut donc continuer à réfléchir aux opérations de maintien de la paix et approfondir leur préparation.
Je voulais, à cet égard, souligner l'importance de la notion de formation spécialisée par rapport à ce type d'action.
C'est ce constat plein d'espoir qui a conduit plusieurs Etats extérieurs au continent à proposer à leurs partenaires africains de les aider à se doter des moyens de participer significativement à des opérations de maintien de la paix sous mandat des Nations unies, sur le continent et ailleurs dans le monde. Il ne s'agit pas pour eux de se décharger sur d'autres de responsabilités collectives. Il s'agit au contraire de s'impliquer, en amont, afin de mieux préparer des interventions où la communauté internationale doit continuer à jouer son rôle.
L'aide actuelle, récente en ce domaine, est appréciable mais elle n'est pas suffisante. Mieux soutenues, les armées africaines doivent également pouvoir travailler ensemble dans des opérations souvent complexes. Pour harmoniser les initiatives et les efforts, la France, le Royaume-Uni et les Etats-Unis se sont d'abord concertés et ont, comme vous le savez, proposé aux pays africains et à tous les pays intéressés de se coordonner sous l'égide des Nations unies et de l'OUA. Il est intéressant, de votre point de vue, de noter l'existence de cette concertation qui a anticipé les évolutions pour trouver une approche fondée sur une coopération utile à l'Afrique.
Le secrétariat des Nations unies a décidé de jouer lui-même un rôle d'impulsion et de synthèse pour rapprocher les offres de formation, d'équipement et d'entraînement des demandes exprimées par les pays africains. Il a déjà pris l'initiative de réunir à New York, en décembre 1997, tous les Etats intéressés, dont une majorité de pays africains et de nombreux donateurs. Depuis lors, l'initiative n'est plus celle de la France, ou des Etats-Unis ou du Royaume-Uni, elle est bien celle de la communauté internationale. Le dispositif vit désormais par lui-même. Ses promoteurs en sont devenus des membres parmi d'autres. L'important est maintenant d'élargir encore l'éventail des pays donateurs et des pays participants dans un domaine d'activité nouveau pour la plupart.
Je crois que, depuis la réunion de New York, on peut dire qu'une nouvelle forme d'aide publique est née et que le secrétariat des Nations unies a présidé à son baptême.
A l'intérieur du dispositif qui se met en place, sous l'égide des Nations unies et, je l'espère, de l'OUA dès que cette organisation souhaitera jouer le rôle qui lui revient de droit, la France entend prendre sa part.
Nous avons baptisé notre contribution RECAMP (Renforcement des capacités africaines de maintien de la paix). De manière très concrète, la France a déjà mis en oeuvre des actions de formation dans ce domaine et a réorienté vers le maintien de la paix environ 20% de sa coopération militaire actuelle avec l'Afrique. Ce nouveau type de coopération représentera plus de 180 millions de francs en 1998, désormais au service d'opérations multilatérales de maintien de la paix.
La France, en collaboration avec des partenaires africains, participe ainsi à une série de projets, dont trois sont de grande ampleur. Au mois de janvier, le matériel nécessaire à l'équipement d'un bataillon africain de maintien de la paix a été prépositionné à Dakar. Il a été utilisé à la fin du mois de février lors de l'exercice franco-africain de maintien de la paix "Guidimakha 98" qui a rassemblé près de 3000 soldats africains, 500 militaires français et des unités américaines et britanniques aux frontières du Sénégal, du Mali et de la Mauritanie. D'autres actions sont prévues. Au mois d'octobre, enfin, la France devrait participer, en collaboration avec les autorités ivoiriennes, à la création, à Zambakro, d'un centre de formation au maintien de la paix, auquel nous espérons que collaboreront d'autres pays, sans qu'aucune division linguistique ne puisse freiner cette nouvelle dynamique.
Pour assurer le suivi permanent, diplomatique et militaire, administratif et financier, de ces différents projets, en discuter le contenu avec les pays intéressés et pour y associer un nombre toujours plus grand de partenaires, j'ai décidé de nommer un ambassadeur-coordonnateur qui se consacrera entièrement au projet RECAMP. Je suis certain que vos gouvernements sauront trouver en lui un interlocuteur attentif.
Mais, d'ores et déjà, je voudrais relever, pour tenter d'y répondre, une interrogation que certains de mes interlocuteurs africains persistent à avoir, malgré de nombreuses tentatives d'explication. Certains d'entre vous s'ouvraient d'ailleurs de ces mêmes questions devant le Secrétaire général du ministère des Affaires étrangères en visite dans plusieurs pays d'Afrique orientale et australe. Plusieurs d'entre vous en ont parlé à Charles Josselin. Peut-être le contact direct, entre nous, aujourd'hui pourra-t-il enfin les convaincre.
Ces interlocuteurs craignent que l'initiative dont je viens de rappeler les objectifs et le développement ne porte préjudice à la solidarité africaine, en venant par exemple renforcer les divisions, notamment linguistiques, du continent.
Je tiens à dire que ces inquiétudes ne sont pas fondées. C'est tout le contraire de ce que nous proposons.
Certains partenaires extérieurs de l'Afrique entretiennent, pour des raisons souvent historiques, des liens de coopération militaire bilatérale avec certains pays, sans prendre totalement en compte, le plus souvent, l'environnement sous-régional de ces pays. Or cet environnement a évolué, s'est structuré, et est aujourd'hui beaucoup plus actif. On le voit en Afrique australe, en Afrique occidentale, et en Afrique orientale. Il est donc indispensable, pour les partenaires extérieurs, de reconnaître ces évolutions, et de les reconnaître non pas seulement en théorie ou dans des déclarations diplomatiques, mais, en pratique, en s'efforçant de tisser avec ces organisations sous-régionales elles-mêmes des liens qui contribuent effectivement à la stabilité de tous les Etats qui les composent.
Et la France, pour ne parler que d'elle est parfaitement déterminée à apporter sa coopération à ces organisations en tant que telles, là où elles en manifestent le besoin. La réorientation partielle de notre coopération militaire, dont je viens de parler, n'est pas seulement une réorientation vers le maintien de la paix, elle est aussi pour partie, un redéploiement du bilatéral vers le sous-régional pour suivre une évolution que l'Afrique conduit elle-même.
La France, comme ses partenaires européens (je vous renvoie à nos débats de ce matin sur la régionalisation du volet commercial de Lomé) est attachée au développement de l'intégration régionale et sous-régionale en Afrique. Elle y voit un facteur de stabilité. Elle a d'ores et déjà intégré cette donnée dans sa pratique et systématisera cette nouvelle approche dans les années à venir.
Cette vision sous-régionale transcende les contours linguistiques. Par exemple, en Afrique de l'Ouest, il nous semble que la CEDEAO est clairement l'interlocuteur prioritaire car elle porte l'identité sous-régionale dans sa diversité. C'est la réponse directe d'une "Afrique qui se prend en mains", pour utiliser une formule un peu journalistique, mais qui reflète bien l'esprit qui a présidé les récentes réunions sur la prévention, la justice et le règlement des conflits.
Apporter une aide en respectant le cadre sous-régional ne signifie pas pour autant, pour nous, qu'en cas de conflit dans la sous-région, celle-ci doit être laissée seule face au conflit.
Notre souhait est donc très clairement d'apporter une aide extérieure, si elle est jugée utile, dans le respect de l'unité, de la solidarité et de la dignité africaine. Il est aussi, à travers la mise en place, sous l'égide de l'ONU et de l'OUA, d'un dispositif de coordination de l'aide, d'attirer de nouveaux partenaires et de rationaliser l'action des partenaires extérieurs au profit de la stabilité du continent.
Vous trouverez donc toujours la France dans ces matières à vos côtés, dans le respect de vos initiatives, et dans le respect naturellement des prérogatives du Conseil de sécurité des Nations unies.
Je voudrais également, d'un mot, répondre à ceux qui craignent que ces initiatives des partenaires extérieurs au continent ne masquent une volonté de désengagement. Telle n'est pas notre conception. Dans tout ce que nous faisons aujourd'hui, qu'il s'agisse de la sécurité ou de l'adaptation de notre mécanisme de coopération, il s'agit de maintenir les liens qui nous attachent à nos partenaires et nous avons avec constance, dans plusieurs crises récentes, été partisans de l'intervention de la communauté internationale.
Si une tendance existe, pas seulement hors du continent, à s'en remettre de plus en plus aux organisations sous-régionales, voire aux pays voisins, pour les opérations de maintien de la paix, les autres acteurs s'exonérant à peu de frais de leurs responsabilités en la matière, cette tendance n'est pas la nôtre. Pour nous, le Conseil de sécurité conserve un rôle prééminent dans ce domaine. L'Afrique ne doit en cette matière pas être traitée de façon différente par rapport aux autres continents.
Je voudrais, enfin, avant de vous rendre la parole, évoquer avec vous très brièvement trois questions qui engagent également la sécurité de l'Afrique, et où la France, très clairement, se trouvera à vos côtés dans les mois qui viennent.
La France se réjouit de la mise en place en Afrique, par le Traité de Pelindaba, d'une quatrième zone exempte d'armes nucléaires. Vous savez que notre pays a signé le 11 avril 1996, dès le premier jour, les trois protocoles annexés à ce traité et les a ratifiés moins de six mois plus tard, le 20 septembre 1996. Ce traité, dont nous souhaitons l'entrée en vigueur prochaine, a permis l'instauration de la plus vaste zone exempte d'armes nucléaires au monde ; c'est également la zone qui, à ce jour, regroupe le plus d'Etats. Au lendemain de la prorogation indéfinie du TNP, le Traité de Pelindaba apporte une contribution majeure à la non prolifération des armes nucléaires. Au-delà même de son impact sur la stabilité régionale, il constitue une instrument essentiel pour la sécurité internationale.
Par ailleurs, la signature par 123 pays, le 3 décembre dernier à Ottawa, d'une convention d'interdiction totale des mines antipersonnel constitue une étape déterminante sur la voie de l'élimination définitive de ces armes. L'Afrique, qui paie encore quotidiennement un lourd tribut aux mines antipersonnel, était largement présente au rendez-vous d'Ottawa auquel le ministre délégué à la Coopération et à la Francophonie, Charles Josselin, représentait la France. Il faut désormais nous atteler avec détermination à la lutte contre les conséquences humaines tragiques de ce type d'armes en intensifiant nos efforts dans les domaines du déminage et de l'assistance aux victimes. Nous devons également tout mettre en oeuvre pour donner une dimension universelle aux engagements souscrits à Ottawa. C'est dans ce but que nous défendons l'ouverture rapide de négociations sur l'interdiction des transferts à la Conférence du désarmement. Ce sera la seule façon de donner aux engagements pris jusqu'ici une portée vraiment générale.
Enfin, la question des petites armes constitue l'un des principaux enjeux de la communauté internationale dans le domaine du désarmement conventionnel. Leur prolifération représente en effet dans de nombreux pays, et tout particulièrement sur le continent africain, un obstacle majeur au retour à la paix et au développement de territoires entiers. Plusieurs initiatives ont témoigné, au cours des derniers mois, d'une véritable prise de conscience de la communauté internationale vis à vis de ce problème. La France est déterminée à participer activement à ce mouvement dans toutes les enceintes appropriées. Si aucune voie ne doit être négligée, nous sommes particulièrement attachés à favoriser l'émergence d'initiatives de portée régionale dont nous considérons qu'elles sont les plus susceptibles de déboucher rapidement sur de premiers résultats concrets dans ce domaine. A cet égard, nous examinons avec un grand intérêt les propositions émanants de certains pays d'Afrique auxquelles nous apportons tout notre soutien.
Certains d'entre vous s'en souviennent sans doute. Le Sommet Afrique-France de Biarritz, en novembre 1994, avait déjà inscrit la question du maintien de la paix en Afrique à son ordre du jour. Le prochain Sommet de Paris où seront débattues l'ensemble des questions de sécurité qui se posent aujourd'hui au continent, entend prolonger le débat alors ouvert à la lumière des initiatives prises depuis et dans le souci de dégager de véritables convergences entre vos préoccupations et les nôtres.
Je souhaite vivement qu'en nous permettant d'enrichir nos réflexions, nos débats d'aujourd'hui contribuent au succès de ce prochain Sommet et fassent de celui-ci une réunion utile aux progrès de la stabilité de votre continent et, partant, du monde tout entier./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 28 septembre 2001)