Déclaration de M. Edouard Balladur, Premier ministre, sur le projet de Pacte de stabilité en Europe et la sécurité européenne, Paris le 26 mai 1994.

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Circonstance : Conférence internationale sur la stabilité en Europe à Paris, Palais de l'UNESCO, les 26 et 27 mai 1994

Texte intégral

Permettez-moi tout d'abord au nom de la France d'adresser à chacune de vos délégations mes souhaits de bienvenue à cette Conférence sur la stabilité en Europe. C'est un grand honneur pour mon pays et pour sa capitale d'accueillir une conférence qui marque notre commune volonté d'améliorer l'organisation de notre continent. Qu'il me soit permis également de remercier l'Unesco et son Secrétaire général, M. Federico Mayor, pour leur hospitalité. Je vois dans le choix de ce lieu notre souhait de placer l'exercice qui commence aujourd'hui sous les auspices bienveillants des Nations unies mais aussi notre reconnaissance de l'importance majeure de la dimension culturelle et tout simplement humaine des problèmes que nous avons à résoudre.
Est-il besoin de souligner que la tenue de cette conférence revêt pour moi, à l'instant où je vous parle, une signification particulière. Voici un peu plus d'un an, en avril 1993, lors de la présentation de mon programme gouvernemental devant le Parlement français, j'avais suggéré une telle rencontre. Cette initiative a reçu immédiatement l'approbation du Président de la République qui s'est employé à ce que le Conseil européen la fasse sienne.
Devant les dangers que je voyais monter de toutes parts et en particulier devant le drame de l'ex-Yougoslavie, j'avais émis le souhait qu'elle s'adresse aux problèmes les plus difficiles de notre continent, ceux qu'il a hérité de sa très longue histoire et qui ont trait aux questions de minorités et de frontières. Il me paraissait indispensable qu'en dépit du caractère infiniment sensible de ces questions dans la politique intérieure de chaque Etat, nous tentions tous ensemble de les résoudre ou à tout le moins de tout faire pour qu'ils ne deviennent pas des sources d'instabilité majeure pour notre avenir.
Pourquoi lancer un tel exercice aujourd'hui ? Parce que j'ai le sentiment que la société internationale, en particulier en Europe, a besoin d'un nouveau principe d'organisation. En 1989, voici à peine cinq ans, un ordre dont nous déplorions les excès et l'injustice s'est effondré. Il fallait pour cela, comme l'avait dit le Général de Gaulle dès 1962, "que l'Union soviétique ne soit plus ce qu'elle est, mais la Russie", il fallait que tous les peuples d'Europe retrouvent leur liberté et l'Allemagne son unité. Tout cela est chose faite. Pour la première fois depuis bien longtemps, nulle puissance ne cherche à dominer notre continent par la force de ses armes ou n'a l'ambition de faire prévaloir une idéologie exclusive. Nous avons peut-
être la possibilité de créer, non un concert des nations qui, comme au XVIIIème ou au XIXème siècle, était l'occasion pour quelques puissants de dominer les plus faibles, voire de se partager leurs dépouilles, mais bien une autre société européenne, équilibrée, constituée de nations indépendantes et souveraines soucieuses de faire prévaloir le droit et de rechercher la justice.
Je ne me fais aucune illusion sur les difficultés qui nous attendent pour construire cette nouvelle société européenne. Mais je sais que si nous n'y appliquons pas dès aujourd'hui nos efforts et si nous ne disposons pas d'un véritable dessein politique pour le faire, l'histoire ne nous attendra pas. Regardons autour de nous. L'ex-Yougoslavie est une véritable leçon de ce que nous ne devons plus jamais tolérer. Nous voyons aussi nombre de difficultés que la sagesse actuelle de vos gouvernements et la maturité de vos peuples arrivent à circonscrire. Mais qu'adviendrait-il si demain une crise économique ou sociale venait à remettre en cause cet acquis ?
Veillons à le rendre irréversible.
Il nous faut donc nous mettre au travail dès maintenant. Dans mon esprit, l'Union européenne a un rôle déterminant à jouer dans ce processus. Après avoir donné durant des siècles l'exemple de la division, les Etats qui la composent ont développé depuis la seconde guerre mondiale un type de société inter-étatique d'un caractère nouveau qui leur a permis d'établir entre eux des rapports de bon voisinage d'une grande qualité et d'atteindre ainsi la stabilité politique et un haut niveau de prospérité économique. Cette réussite vaut aujourd'hui à l'Union européenne d'exercer un pouvoir d'attraction sur de nombreux pays qui souhaitent y adhérer. Dans de telles circonstances, celle-ci peut-elle rester inactive alors même qu'elle a décidé de mener une politique extérieure et de sécurité commune, c'est-à-dire de s'affirmer sur la scène internationale, en particulier par des initiatives politiques, alors qu'elle avait jusqu'ici limité son action, pour l'essentiel, à la sphère économique ? C'est bien pour cela que dès l'origine du projet de Pacte de stabilité, j'avais souhaité que ce soit une initiative des Douze et que ceux-ci ont aussitôt décidé d'assumer leurs responsabilités dans un domaine si essentiel pour leur avenir.
Le projet de Pacte de stabilité s'inscrit clairement dans une vision de l'Europe qui vise à combiner le souhait de nombreux pays d'adhérer à l'Union européenne avec la nécessité de préserver l'unité de notre continent et par conséquent de développer des relations très étroites avec la Russie.
L'élargissement de l'Union européenne a d'abord une dimension économique ; il implique une progression vers des accords de libre-échange puis d'association et enfin l'acceptation par les pays concernés de l'ensemble des politiques communes qui forment "l'acquis communautaire". Il a également une dimension politique et de sécurité qui devra se manifester par une coopération politique de plus en plus étroite et par un rapprochement progressif des pays candidats avec l'Union de l'Europe occidentale. Cet élargissement à l'Est qui lui est demandé de façon si insistante, l'Union a décidé d'y procéder dès le sommet de Copenhague en juin 1993.
C'est l'une de ses tâches les plus essentielles pour l'avenir. Elle permettra à tous ces pays si longtemps privés de liberté et qui ont dans un temps record franchi des étapes si difficiles dans la voie de la transition démocratique et économique, de trouver la place qui leur revient naturellement dans la famille européenne.
Mais cette future grande Union européenne n'a pas vocation à nos yeux à recréer au sein de notre continent de nouvelles frontières ou des divisions artificielles. Elle a vocation à devenir une construction dotée d'une volonté politique mais elle doit rester un espace ouvert qui entretient avec ses voisins, et je pense en particulier à la Russie, des relations de partenariat privilégiées. Pour cette raison, nous avons souhaité que l'initiative du Pacte de stabilité ait des liens particulièrement étroits avec la C.S.C.E. La France a été avec la Russie l'un des pays qui a été à l'origine de cette institution ; cela suffit à justifier l'intérêt qu'elle continue à lui porter.
Mais l'Union européenne ne souhaite pas seulement regarder à l'Est. Elle a souhaité dès les prémices de ce projet, que les Etats-Unis et le Canada y soient associés car il est à ses yeux indissociable du caractère essentiel et très vivace du lien atlantique qui assure depuis près d'un demi-siècle sa stabilité et son équilibre.
En quoi la Conférence pour la stabilité et le processus de négociation qu'elle va aujourd'hui lancer constitue-t-elle aujourd'hui une novation par rapport à tous les efforts qui ont jusqu'ici été faits pour améliorer les relations de bon voisinage en Europe ? Sa première singularité est le caractère préventif de cette méthode diplomatique. Mais elle vise également à accélérer un mouvement de négociations bilatérales qui, dans les trois dernières années, a déjà permis à plusieurs pays auxquels il convient de rendre ici hommage de régler avec leurs voisins leurs principaux problèmes et en particulier ceux qui concernent les minorités et les frontières. L'Union européenne souhaite avec la communauté internationale renforcer et nourrir les accords existants. Elle a également l'ambition d'offrir à toutes les parties - en particulier à celles qui n'ont pu encore aboutir dans leurs négociations - un cadre de confiance capable de résoudre des difficultés que précisément un manque de confiance et le poids de l'histoire ont jusqu'ici empêché de résoudre.
Quiconque s'engage dans cette négociation de bon voisinage sait aujourd'hui qu'il le fait sur la base de principes juridiques clairs et reconnus par tous et que de ce fait, il ne sera pas entraîné là où il ne souhaite pas l'être. Ces principes sont ceux de l'intégrité territoriale et de l'inviolabilité des frontières. Soyons ici très nets ; nous voulons tous la stabilité des frontières européennes. Faisons donc en sorte qu'il n'y ait plus aucune arrière-pensée à leur égard. Et le meilleur moyen pour y parvenir est à coup sûr d'organiser des relations de bon voisinage telles que ces limites perdront progressivement leur caractère symbolique et ultra-sensible comme elles l'ont fait par exemple entre la France et l'Allemagne depuis la dernière guerre.
S'agissant de la question des minorités, le droit existant est lui aussi sans ambiguïté. Il reconnaît que tout individu, en particulier lorsqu'il est membre d'une minorité ethnique, religieuse ou culturelle, a droit au respect des droits universels qui, selon les termes de la déclaration des Droits de l'homme et du citoyen, lui sont attachés de façon inaliénable. Et la conséquence du respect de ces droits est naturellement pour les membres d'une minorité, une sorte de devoir de loyauté à l'égard des pays dont ils sont les ressortissants.
Pour les négociateurs des accords bilatéraux, la clarté des principes sur lesquels ils s'engagent s'accompagne, s'ils le souhaitent, de la présence à leurs côtés de membres de la communauté internationale qui sont prêts à les aider en tant que de besoin. Et l'on sait bien que si toute négociation ne peut véritablement se nouer et se conclure qu'entre quatre yeux, elle a souvent besoin à tel ou tel moment de l'avis ou du conseil d'un tiers, de l'ingéniosité d'un modérateur, voire des bons offices d'un ami. Nul ne ménagera ses efforts pour que les meilleures conditions de succès soient réunies. De son côté, l'Union européenne dans la mesure de ses moyens a prévu d'apporter une aide à tous les projets qui favoriseront le bon voisinage entre deux pays.
Que devons-nous attendre demain du processus de négociation que nous lançons à Paris ? Votre seule présence aujourd'hui a déjà valeur de symbole ; celui de la volonté commune qui vous anime de régler de façon préventive les problèmes auxquels l'Europe pourrait être confrontée demain. J'ai déjà entendu dire que nous n'étions pas suffisamment ambitieux et que les dangers du monde exigeaient de notre part des réponses d'une autre ampleur et d'une autre efficacité. Je voudrais répondre aux impatients que je les comprends mais que je préfère une méthode diplomatique pragmatique et préventive fondée sur le respect de la bonne volonté de chacun, aux grandes manoeuvres ou aux arrangements institutionnels qui ont souvent un caractère éphémère. Nous avons trop connu dans le passé de bonnes intentions non suivies d'effet. Rappelons-nous le pacte Briand-Kellog qui avait mis la guerre hors la loi ; rappelons-nous le dispositif très complet qui existait au sein de la SDN pour traiter des questions de minorités et qui n'a pas toujours été animé par une volonté politique suffisante. Ces expériences doivent nous ramener aux réalités telles qu'elles sont en ayant conscience qu'agir aujourd'hui, c'est éviter le pire demain ; "mieux vaut prévenir que guérir" nous rappelle la sagesse populaire.
J'ajoute que ce n'est pas parce que nous faisons aujourd'hui de la diplomatie préventive que nous n'agissons pas et ceci sans relâche pour arrêter les conflits qui sévissent. La France qui est le premier contributeur de troupes en faveur des Nations unies et en particulier en Bosnie-Herzégovine n'a ménagé aucun de ses efforts pour affirmer l'autorité de cette institution. N'oublions pas non plus qu'avec près de 16.000 hommes sur le terrain, les membres de l'Union européenne fournissent actuellement en Bosnie-Herzégovine la majorité des effectifs de la FORPRONU. La France en ce qui la concerne a exercé une activité diplomatique incessante pour tenter de favoriser une issue à la crise de l'ex-Yougoslavie. Mais ce sont les difficultés auxquelles nous nous heurtons depuis de nombreux mois, parce que précisément la violence s'est déjà déchaînée, qui sont la justification principale de l'exercice que nous lançons aujourd'hui.
Naturellement, notre souhait le plus cher est que la situation dans l'ex-Yougoslavie s'apaise de telle façon qu'un processus de négociation comme le nôtre puisse contribuer à rebâtir les relations entre les Etats issus d'elle. Mais encore faut-il que les parties le souhaitent et que l'aboutissement des négociations en cours le permette. Chacun sent bien que sans cette volonté politique de compromis, rien ne sera possible.
Notre objectif est que d'ici le début de l'année prochaine, en février par exemple, mais peut-être faudra-t-il davantage, les accords bilatéraux de bon voisinage déjà signés par les parties avant même cette conférence et ceux qui l'auront été depuis, soient réunis dans un Pacte de stabilité qui recevrait l'approbation de l'ensemble des participants. Pourquoi avoir proposé ce nom de Pacte qui revêt un caractère solennel ? Parce que dans mon esprit, il fait référence à la notion de Pacte social qui a joué un si grand rôle dans la philosophie politique française ; il doit s'agir de la règle commune de la nouvelle société européenne, constituée de relations de bon voisinage et de confiance. Notre continent a besoin d'un tel principe d'organisation. Celui-ci doit accepter la diversité qui fait sa richesse ; il y a de multiples exemples d'accords bilatéraux capables de répondre aux situations les plus variées. Mais il doit surtout respecter le droit. Et l'on imagine bien qu'un membre signataire du Pacte qui ne respecterait pas les relations de bon voisinage qu'il a lui-même librement définies et acceptées, se mettrait en quelque sorte en dehors de la société européenne avec toutes les conséquences que cela comporterait.
Mesdames et Messieurs les Ministres, l'initiative que nous inaugurons aujourd'hui est importante. Elle l'est pour la paix et l'organisation de notre continent ; elle l'est pour son progrès économique car nous savons que celui-ci n'est jamais assuré sans un climat de stabilité politique ; elle l'est aussi et surtout pour l'Union européenne qui affirme ainsi son existence internationale, sa cohésion et son souci de nouer avec tous les pays d'Europe des liens marqués par le respect de leur indépendance et le bon voisinage.
Mesdames et Messieurs les Ministres,
Prenons-en tous conscience : nous sommes à un tournant de l'histoire de l'Europe et du monde. Le vieil ordre mondial s'est effondré il y a quelques années, la division de l'Europe a pris fin, les peuples se sont émancipés, tous veulent davantage de progrès, davantage de justice, davantage de liberté. Maintenant, il nous faut organiser ensemble notre avenir commun.
Pour nous tous le choix est clair : voulons-nous poursuivre en ordre dispersé la réalisation de nos aspirations nationales, ou voulons-nous coordonner nos efforts ? Voulons-
nous, sur le territoire même de l'Europe, maintenir la division entre peuples prospères et peuples appauvris, ou sommes-nous décidés à nous entraider ? Voulons-nous regarder le passé, rêver aux grandes heures de nos histoires respectives, tenter de les retrouver de façon solidaire, ou voulons-nous regarder vers l'avenir en prenant conscience que nos destins sont liés ?
Je suis certain que nos aspirations fondamentales sont les mêmes et que, tous, nous sommes attachés à la construction d'une Europe organisée, bâtie sur la solidarité des économies, des cultures tournant le dos aux vieilles querelles et aux vieux antagonismes meurtriers qui ont fait de notre continent, si souvent depuis des siècles, le théâtre de guerres sanglantes qui l'ont affaibli, qui l'ont appauvri et qui ont mis à mal nos cultures et nos modes de vie.
Si c'est vraiment ce que nous voulons tous, alors nous ne devons pas hésiter : il faut commencer par liquider les vieilles querelles, par résoudre les vieux conflits, par dissiper les vieilles craintes ; il faut stabiliser la situation de notre continent en ce qui concerne les frontières et les droits des minorités. Alors, mais alors seulement, il nous sera possible de construire l'Europe tout entière sur une prospérité mieux partagée entre tous, sur une liberté mieux assurée pour tous, sur une défense mieux organisée au service de tous.
Ce que nous nous proposons d'accomplir aujourd'hui, c'est le premier pas, mais sans lui, rien ne sera possible, c'est le premier pas vers une Europe réconciliée avec elle-même, décidée à prendre en mains son destin, animée du désir de jouer un plus grand rôle dans le monde.