Interviews de M. Dominique Galouzeau de Villepin, ministre des affaires étrangères, de la coopération et de la francophonie, à ABC News et la BBC le 2 mars 2003, notamment sur un désarmement pacifique de l'Irak.

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Média : ABC News - BBC - Presse étrangère - Télévision

Texte intégral

(Interview à la télévision américaine "ABC News" à Paris, le 2 mars 2003) :
Q - Monsieur de Villepin, je vous remercie de nous accueillir au Quai d'Orsay.
R - Bonjour, George.
Q - Je voudrais commencer par vous demander quel est votre sentiment face à ce qui semble être un durcissement particulier de la position de la Maison-Blanche au cours du week-end. On entend dire à présent qu'il ne suffit pas de désarmer Saddam Hussein mais qu'il devra aussi être renversé et que c'est le seul moyen d'éviter une guerre.
R - Nous nous en tenons aux objectifs de la communauté internationale tels qu'ils ont été énoncés par la résolution 1441. Cette résolution dit très clairement que l'objectif est le désarmement de l'Iraq.
Q - Et non un changement de régime ?
R - Et non un changement de régime. Si l'on se mettait à vouloir des changements de régime dans le monde entier, cela concernerait un bien grand nombre de pays, un bien grand nombre de dictateurs que l'on aimerait voir quitter leur pays. Par où commencer et où s'arrêter ?
Q - Cela indique-t-il, à votre avis, que les Etats-Unis sont décidés à faire la guerre quoi que puissent dire les Nations unies, quoi que puisse dire la France ?
R - Je pense que c'est là que nous devons poser des questions. Nous demandons si l'usage de la force est le dernier recours, s'il existe une autre issue que la guerre. A cela, aujourd'hui, nous répondons oui. Pourquoi ? Parce que nous avons sur le terrain les inspecteurs qui nous disent que nous faisons des progrès.
Q - Des progrès, ce n'est pas la norme énoncée par la résolution 1441. Celle-ci parle de respect immédiat, total et sans condition, elle ne parle pas de progrès.
R - Voyez-vous, lorsque nous avons rédigé cette résolution au Conseil de sécurité, nous avons travaillé très dur. J'ai énormément travaillé avec Colin Powell sur cette résolution. Il y a une chose que nous savions parfaitement d'emblée : nous allions réaliser des inspections, nous allions travailler dans un pays dirigé par un dictateur. Nous savions alors que c'était Saddam Hussein qui était à la tête de ce pays. C'est une chose qui doit être prise en compte. On ne peut chercher à désarmer l'Iraq comme on chercherait à le faire pour l'Afrique du Sud.
Q - L'objectif fixé était pourtant très clair. Vous dites avoir passé des semaines à négocier mot après mot mais l'objectif était très clair : il ne s'agissait pas de progrès, il s'agissait de respect immédiat. Il ne peut être question aujourd'hui...
R - Eh bien,...
Q - Vous avez pourtant bien vu que l'Iraq a publié une fausse déclaration ? Même Hans Blix dit que la coopération est très limitée, qu'elle n'est pas totale.
R - Mais son dernier rapport d'hier - et il y en aura un autre vendredi - dit que cette déclaration renferme des éléments qui pourraient nous aider à mieux connaître les programmes iraquiens. Que voyons-nous en ce qui concerne le travail mené par les inspecteurs depuis trois mois ? Nous voyons que nous connaissons mieux aujourd'hui l'ampleur des différents programmes. Prenons l'exemple du programme nucléaire : nous avons aujourd'hui M. El Baradeï, chef de l'Agence internationale de l'énergie atomique, qui nous dit que d'ici deux ou trois mois il pourrait être en mesure de certifier, de garantir qu'il n'existe pas de programme nucléaire en Iraq. C'est une chose très importante. En ce qui concerne les missiles, nous connaissons précisément aujourd'hui la capacité de l'Iraq, qui est d'environ 60 missiles. Et ces missiles, on a commencé à les détruire aujourd'hui, aujourd'hui même. On a commencé à détruire quatre missiles.
Q - Vous savez ce que dit le président Bush. Il dit que c'est seulement la partie émergée de l'iceberg et que l'Iraq n'apporte pas le moindre élément quant à l'emplacement du bacille du charbon, du gaz paralysant VX ou des autres armes chimiques dont il dispose, pas le moindre élément. Ce silence n'est-il pas une violation patente de la résolution 1441 ?
R - L'élément majeur de la résolution est évolutif : il s'agit des rapports que les inspecteurs présentent au Conseil toutes les deux ou trois semaines. Or que disent-ils ? Ils disent dans leurs rapports qu'ils en savent davantage dans le domaine nucléaire, qu'ils en savent davantage dans le domaine chimique. Nous avons, dans le domaine chimique, une liste de 83 experts iraquiens qui, en 1991, ont contribué ou participé à la destruction d'un grand nombre de programmes chimiques. Il nous faut à présent interroger ces personnes.
Q - Il n'était pourtant pas prévu que les inspecteurs se transforment en détectives : ils devaient simplement vérifier que Saddam Hussein désarmait totalement. Pensez-vous que tel est le cas actuellement ?
R - Oui, nous sommes en passe de pouvoir désarmer. La question essentielle qui se pose aujourd'hui est de savoir si nous pensons que le recours à la force est la bonne solution pour l'Iraq. Pensons-nous - et, certes, nous devons tenir compte de nos propres intérêts en la matière, des intérêts des Etats-Unis et de ceux de la communauté mondiale - pensons-nous qu'aujourd'hui le recours à la force en Iraq nous apportera un maximum de sécurité dans le monde ? C'est la raison pour laquelle nous proposons, avec les Russes et les Allemands, un deuxième mémorandum. Nous proposons d'abord de renforcer les inspections, mais cela ne suffit pas. Nous proposons ensuite de mettre réellement sur pied un système qui permette aux inspecteurs d'être plus efficaces en matière d'évaluation...
Q - Vous savez ce qu'en dit votre homologue Jack Straw, le ministre britannique des Affaires étrangères. Il dit, en substance, que Saddam Hussein est assez grand pour savoir ce qu'on attend de lui, qu'on n'a pas besoin de tout lui expliquer mot à mot.
R - Certes, et après ? Quoi qu'il fasse, on dira que c'est un dictateur. Comment voulez-vous faire confiance à un dictateur ? Nous partageons ce point de vue. C'est pourquoi nous devons nous assurer par nous-mêmes, grâce aux inspections, que cela va se faire.
Depuis le 11 septembre, nous vivons dans un monde différent. Dans ce monde très différent, nous sommes unis. Le premier chef d'Etat à s'être rendu à New York a été le président Chirac, pour montrer que la France et le peuple français étaient solidaires des Etats-Unis. Le pays qui a le plus coopéré en matière de terrorisme est la France car nous avons une grande expérience dans ce domaine. Nous avons connu le terrorisme sur notre sol dans les années 1980 et 1990, et nous comprenons quelles sont les souffrances des Américains depuis le 11 septembre. Mais nous savons aussi que c'est cette même unité que la communauté internationale a connue qui nous a rendus plus efficaces pour lutter contre le terrorisme. Si l'on ne tient pas compte de cela, va-t-on recourir à la force n'importe où, chaque mois ?
Q - Vous savez bien que les Etats-Unis pourraient vous retourner cet argument. Ils pourraient dire que pour apporter la preuve de cette unité, le monde doit faire ce qu'il a dit qu'il ferait dans la résolution 1441.
R - Tout à fait.
Q - La résolution 1441 a donc été très claire : elle a dit que si Saddam Hussein ne coopérait pas, il aurait à faire face à de graves conséquences.
R - Le recours à la force va-t-il rendre le Proche-Orient plus sûr ? Ne pensez-vous pas qu'il va engendrer des frustrations, des humiliations, des divisions ? Ne voyez-vous pas à quel point cette région est instable ? Et qu'en est-il de l'unité de l'Iraq ? Nous pouvons discuter de tout cela. Ce sont des questions auxquelles je m'attends lorsque je rencontre Colin Powell, le président Chirac les évoque lorsqu'il discute avec le président Bush, nous en discutons tous car je pense qu'il est très, très important d'en discuter avant plutôt qu'après, parce qu'après nous en subirons tous les conséquences. Si nous allons...
Q - Que sont ces conséquences ?
R - Une flambée de terrorisme, par exemple. Ne pensez-vous pas que lorsque l'on recourt à la force prématurément, lorsque l'on recourt à la force dans une région comme le Proche-Orient qui est peut-être la région la plus dangereuse du monde, cela a des incidences religieuses, des incidences culturelles, cela entraîne un tas de difficultés pour la population de ces régions et dans le reste du monde ? Aujourd'hui, 90 % de la communauté mondiale est défavorable au recours à la force et pense que nous devrions nous en tenir à la résolution 1441 et poursuivre les inspections tant que c'est possible. Pourquoi ces gens pensent-ils ainsi ? Parce que ce sont des pacifistes ? Prenons l'exemple de la France. La France n'est pas un pays pacifiste. Nous sommes les premiers à contribuer à l'OTAN en termes d'effectifs. Nous avons été aux côtés des Etats-Unis en Afghanistan. Nous avons assumé notre part, et une part importante, en Bosnie et au Kosovo. Nous avons eu 70 soldats français tués en Bosnie. Ce n'est pas ce qui s'appelle être pacifiste. Nous sommes prêts à assumer pleinement nos responsabilités...
Q - Il ressort donc très nettement de vos propos que si les Etats-Unis réclament une nouvelle résolution la semaine prochaine, la France sera contre.
R - Bien entendu.
Q - Et vous y opposerez votre veto ?
R - Nous n'en sommes pas là. Et ce n'est pas la France qui le dit, c'est la communauté mondiale. Nous ne sommes pas dans l'impasse en ce qui concerne les inspections. Hans Blix a déclaré, hier et aujourd'hui, que des progrès très importants ont été accomplis. Il l'a dit à propos des missiles...
Q - Je sais ce qu'il a dit. Il a dit qu'il y avait très peu de coopération de la part de l'Iraq.
R - Non, il a dit que les choses étaient en train de changer et qu'il avait observé...
Q - Sur la forme mais non sur le fond.
R - Sur la forme et sur le fond. Prenons l'exemple des missiles. On ne peut dire qu'un pays doit désarmer et ensuite, quand ce pays accepte de désarmer, de détruire tous ses missiles, dire que ce n'est rien. Quel est le but, je vous le demande ? Est-ce le désarmement ou autre chose ?
Q - Je tiens à ce que les choses soient claires : userez-vous de votre droit de veto si la question en vient au vote la semaine prochaine ?
R - Nous avons toujours été très clairs, et s'il y a une chose sur laquelle vous puissiez compter, je l'ai dit dès ma première rencontre avec Colin Powell et la chose est claire aussi entre le président Bush et le président Chirac, c'est que nous assumons toujours pleinement nos responsabilités. Nous ne pensons pas, nous...
Q - Mais qu'est-ce que cela veut dire ? Que vous opposerez votre veto ou non ?
R - Je ne vais pas vous dire si nous userons de notre droit de veto. Notre position est la même que celle qui a été exprimée par les Russes. Elle est très claire.
Q - Le ministre russe des Affaires étrangères, Igor Ivanov, a dit hier qu'il opposerait son veto.
R - Il ne l'a pas dit en ces termes. Mais il est exact, il est vrai que nous assumerons pleinement nos responsabilités, et que la position de la France est exactement la même que celle de la Russie. Ce que nous disons, c'est ceci : a-t-on tout essayé avant de recourir à la force ?
Q - Vous n'ignorez pas que cette position est on ne peut plus frustrante pour la Maison-Blanche. Je voudrais vous lire ce qu'un haut responsable américain a déclaré à ABC News pas plus tard qu'hier. Il a dit ceci : "La Russie nous préoccupe mais la France est le seul allié qui cherche activement à monter le monde contre nous".
R - Pensez-vous vraiment, sérieusement, que la France s'oppose aux Etats-Unis dans cette même crise iraquienne ? Non.
Q - C'est pourtant bien ce qui se passe, non ?
R - Absolument pas. Absolument pas. La France ne s'oppose pas aux Etats-Unis. Croyez-vous que vos meilleurs amis soient ceux qui vous soutiennent toujours et qui disent que vous avez raison, que vous êtes les plus beaux...
Q - Pourtant, beaucoup de gens aux Etats-Unis...
R - Ce n'est pas ainsi que la France conçoit l'amitié.
Q - Beaucoup de gens aux Etats-Unis pensent qu'il s'agit d'une question de rapports de forces, que la France est préoccupée par la guerre parce que les Etats-Unis sont la seule superpuissance et que vous cherchez à instaurer un nouveau rapport de forces.
R - Voulez-vous que je vous dise vraiment ce qui préoccupe la France ?
Q - Certainement.
R - Combien de soldats, de soldats américains, vont-ils périr en Iraq ? Cela en vaut-il la peine ? Avons-nous tout tenté avant de partir en guerre ? Nous autres Européens, nous autres Français, nous avons des siècles durant connu la guerre sur notre sol, des guerres de religion, des guerres civiles, des guerres mondiales, et nous remercions jour après jour les Etats-Unis, les Américains, pour le soutien qu'ils nous ont apporté pendant la Première Guerre mondiale et la seconde. Mais nous savons de près ce qu'est la guerre et nous nous demandons si cette guerre-ci en vaut la peine ou s'il n'est pas préférable de faire de notre mieux pour résoudre cette crise par des moyens pacifiques.
Q - N'êtes-vous pas inquiet - je sais que vous avez passé un certain temps aux Etats-Unis, aussi bien en Poste au service de votre pays qu'au cours de votre jeunesse - n'êtes-vous pas inquiet par une rupture fondamentale entre les Etats-Unis et la France ? Vous savez que depuis quelques semaines, la France est plus critiquée aux Etats-Unis qu'elle ne l'a jamais été : on voit des caricatures qui la tournent en ridicule, on entend des membres du Congrès dire que nous devons boycotter les vins et les fromages français.
R - Nous avons déjà connu cela. J'ai connu cela moi-même. J'étais en Poste à l'ambassade de France en 1986, au moment de la crise avec la Libye. Nous avons connu cela, il n'y a là rien de nouveau. Les rapports entre nos deux pays sont des rapports passionnels. Nous avons, nous pouvons avoir chacun notre propre vision des choses mais quand on consulte les chiffres, les statistiques, on voit qu'il n'y a pas d'anti-américanisme en France. L'immense majorité des Français aime bel et bien les Etats-Unis, vous le savez. J'ai vécu aux Etats-Unis, vous l'avez dit. J'aime les Etats-Unis, j'aime leur peuple, j'aime leur culture, mais ce qui est en jeu ici, ce ne sont pas la France et les Etats-Unis, c'est l'Iraq, c'est la manière de traiter la crise de la prolifération. Nous devons tous, et je ne cesse de le dire à Colin Powell, veiller, quoi que nous décidions à propos de cette crise, à rester ensemble.
Q - Pensez-vous pouvoir convaincre les autres membres du Conseil de sécurité et empêcher les Etats-Unis et la Grande-Bretagne d'y rassembler neuf voix ?
R - Mais ils sont d'ores et déjà convaincus. Il n'y a pas de majorité aujourd'hui. Le temps où l'on pouvait croire que la diplomatie consistait à intimider les autres et à acheter des voix, ce temps est révolu. De nos jours, nous sommes confrontés à l'opinion publique. Nous sommes en présence de gens, dans le monde entier, dont la grande majorité, plus de 90 %, pense que l'on doit donner plus de temps aux inspecteurs. Et la grande majorité des membres du Conseil de sécurité pense toujours que nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir avant de recourir à la force.
Q - La France et l'Iraq ont des rapports anciens et complexes en matière de coopération nucléaire. C'est la France qui a fourni à l'Iraq ses premiers réacteurs nucléaires. Considérant ce que Saddam Hussein a pu dire dans le passé, il a dit que la seule faute qu'il ait commise en 1991 avait été d'envahir le Koweït avant de posséder des armes nucléaires, pensez-vous aujourd'hui qu'Israël a eu raison de bombarder le réacteur Osirak et que la France avait eu tort d'aider à le construire ?
R - Je pense que l'on ne peut pas refaire l'histoire. On peut en tirer des leçons, on peut imaginer différents scénarios mais je ne pense pas que l'on puisse aujourd'hui apporter des réponses bien arrêtées. Je pense que si l'idée de frappe préventive peut être une possibilité, si on peut la retenir comme doctrine, comme théorie, je ne crois pas qu'elle soit réellement utile. Il peut arriver qu'en recourant préventivement à la force, on provoque davantage de violence, et nous devons toujours penser aux conséquences.
Q - Permettez-moi de vous poser une dernière question. Si les Etats-Unis décident malgré tout d'aller de l'avant et si dans un mois, dans deux mois, les Américains entrent à Bagdad, en Iraq, pour y découvrir des milliers de tonnes d'armes chimiques ou biologiques, qu'en penserez-vous alors ?
R - Eh bien, je penserai que nous aurions dû donner davantage de temps aux inspecteurs pour nous assurer que c'était bien ce qui allait se produire. Si l'armée trouve ces armes, ne pensez-vous pas que les inspecteurs sont aussi en mesure de le faire ? C'est pour cette raison que nous avons dit que nous étions prêts à renforcer les inspections, à assurer la présence sur le terrain de centaines d'inspecteurs supplémentaires. Nous avons la possibilité d'en savoir plus jour après jour sur ces programmes. Cette possibilité, nous devrions en tirer parti. De jour en jour, nous en savons plus sur ces programmes.
Q - Merci beaucoup, Monsieur le Ministre.
R - Merci à vous.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 5 mars 2003)
(Interview à la BBC dans l'émission "Brekfast with frost" à Paris, le 2 mars 2003) :
Q - Dominique de Villepin, ministre français des Affaires étrangères, a recueilli le mois dernier aux Nations unies une ovation sans précédent pour son discours passionné opposé à une guerre contre l'Iraq, ou en tout cas à une guerre dans l'immédiat. La France est convaincue de parler au nom de la majorité de la communauté internationale, pour ce qui est de l'opinion à défaut de l'ensemble des gouvernements. Jusqu'où ira-t-elle pour défier les Etats-Unis ? J'ai été reçu hier par M. de Villepin dans le cadre magnifique du Quai d'Orsay que vous pouvez, vous aussi, admirer et nous nous sommes demandé si la France chercherait à user de son droit de veto contre le recours à la force et si cela porterait durablement atteinte à ses relations avec les Etats-Unis. Mais en premier lieu, je lui ai demandé pourquoi sa vision de la situation était si différente de celle de notre propre ministre Jack Straw qui a qualifié de "cynique supercherie" la décision prise in extremis par Saddam Hussein de démanteler ses missiles.
R - Nous pensons que le facteur-clef, l'arbitre, ce sont les inspecteurs. La règle du jeu, c'est la résolution 1441, et l'arbitre, ce sont les inspecteurs. MM. Blix et El Baradeï sont les yeux et la cheville ouvrière de la communauté internationale en Iraq. Ils savent ce qui se passe dans le monde. On ne peut pas dire que l'on veut que Saddam Hussein désarme et, au moment même où il désarme, dire que les Iraquiens ne font pas ce qu'ils devraient faire. Peut-être ne font-ils pas assez mais c'est justement là le travail des inspecteurs et c'est exactement ce que nous recherchons grâce à eux : en obtenir davantage, parvenir à un démantèlement complet des programmes dans les jours et les mois à venir.
Q - Les Etats-Unis et le Royaume-Uni semblent ajouter à cela que ce qui importe réellement, ce sont les éventuels 85.000 litres de bacille du charbon ou les 360 tonnes de substances pouvant servir à la guerre chimique, que c'est cela qui compte.
R - Il y a un an, presque tous les experts disaient que ce qui importait, c'était les programmes nucléaires et les programmes balistiques. Nous savons déjà, M. El Baradeï l'a dit, que d'ici deux à trois mois, il pourrait être en mesure de certifier qu'il n'y a pas de programmes nucléaires en Iraq. Dans le domaine balistique nous voyons s'accomplir des progrès en ce qui concerne les missiles. Passons à présent aux programmes biologiques et chimiques. Nous avons progressé aussi dans ces domaines. Nous avons, grâce aux inspections, une chance de désarmer l'Iraq pacifiquement. Or c'est très important pour nous. Pourquoi ? Parce qu'il n'y a pas que l'Iraq, ne l'oublions pas. L'Iraq est l'un des nombreux pays qui possèdent effectivement des armes de destruction massive, et le fait que la communauté internationale soit en mesure de résoudre la crise iraquienne par des moyens pacifiques constitue un défi d'une extrême importance. Qu'allons-nous faire après cela, en effet ? Allons-nous aussi faire la guerre à la Corée du Nord ? Allons-nous entrer en guerre contre les autres pays du Proche-Orient qui possèdent bel et bien des armes de destruction massive ? Je pense que l'usage de la force ne saurait être, comme l'a dit le président Chirac, qu'un dernier recours.
Q - Hier, pourtant, j'ai noté que le Premier ministre disait que même si ceux qui avaient pratiqué une politique d'apaisement, en 1938 et après, à l'égard de l'Allemagne hitlérienne étaient bien intentionnés, cette attitude d'apaisement était toujours une erreur, ce qui laissait entendre que cette façon de laisser à Saddam Hussein le bénéfice du doute et de lui accorder encore 120 jours était une forme d'apaisement. Peut-on établir un parallèle entre les deux ?
R - Sommes-nous dans la même situation en Iraq ? Peut-on vraiment faire une comparaison entre les deux situations ? Je ne veux pas dire qu'il y ait d'un côté les pays qui veulent agir - Etats-Unis, Royaume-Uni, Espagne - et de l'autre ceux qui ne veulent rien faire. Nous ne sommes pas un pays pacifiste. Rappelez-vous que nous sommes les premiers à contribuer à l'OTAN en termes d'effectifs. Nous avons été l'un des principaux pays à agir en Bosnie et au Kosovo. Nous avons été les premiers en Afghanistan. Nous avons eu 70 morts en Bosnie parmi nos soldats. Nous ne sommes pas pacifistes. Nous sommes prêts à assumer pleinement nos responsabilités et nous avons dit que si, à un moment donné, le recours à la force était absolument nécessaire, nous prendrions évidemment des décisions en ce sens. Mais la question qui se pose - et il m'arrive de me lever la nuit pour y penser - est de savoir si nous avons tout tenté. La paix est une chose très importante, voyez-vous, c'est un très grand bienfait pour l'humanité, et nous ne devrions accepter le recours à la force qu'après avoir tout essayé. Avons-nous tout essayé ? La France dit non. Et je pense qu'avant que les Etats-Unis envoient des hommes en Iraq, nous devons répondre à cette question : est-ce nécessaire, cela en vaut-il la peine ? Ce sont là les deux questions qui se posent. Si c'est nécessaire, en dernier recours, il faudra recourir à la force.
Q - Monsieur le Ministre, on vous a demandé hier ou avant-hier si vous envisageriez un veto contre une deuxième résolution puisque vous êtes profondément préoccupé, vous l'avez dit vous-même, par l'éventualité d'une guerre. Vous avez répondu, en substance, je l'ai lu à une ou deux occasions, que la France voulait laisser ouvertes toutes les options. Cela veut-il dire que vous ne l'excluez pas ?
R - Lorsque nous avons rédigé ensemble, au Conseil de sécurité, la résolution 1441, qu'avons-nous dit ? Nous avons dit que nous agirions par l'intermédiaire des inspections jusqu'à ce que nous nous trouvions dans une impasse. Il appartient aux inspecteurs de faire un rapport pour dire qu'ils ne peuvent plus travailler. Sommes-nous dans ce cas de figure ? Non. Avons-nous besoin d'une deuxième résolution ? Non. Allons-nous nous opposer à une deuxième résolution ? Oui, de même que la Russie et de nombreux autres pays. Nous en assumerons pleinement la responsabilité, bien entendu, car il s'agit d'un sujet très important. C'est le monde de la communauté internationale qui est en jeu, et nous pensons que les Nations unies ne doivent pas en être réduites à entériner une décision qui aurait déjà été prise. Le calendrier de la communauté internationale pourrait ne pas être celui de la guerre. On ne fait pas la guerre sur la base d'un calendrier.
Q - Pensez-vous que les relations entre la France et les Etats-Unis puissent, tant au plus haut niveau qu'à celui des rapports entre les peuples, survivre à l'amertume terrible qui se fait jour en ce moment ? J'ai passé beaucoup de temps aux Etats-Unis, j'y ai vu demander dans des sondages qui, après les trois pays de l'axe du mal, devrait figurer en quatrième position, et c'est la France qui l'a emporté de loin. Il est probable que même pour plaisanter, les Britanniques n'en diraient pas autant. On voit aussi des restaurants retirer les pommes de terre frites de leur menu, on note une haine très vive au niveau de l'homme de la rue, ainsi qu'un ressentiment très vif au niveau des dirigeants. Pensez-vous vraiment que les relations entre les Etats-Unis et la France puissent redevenir ce qu'elles étaient ?
R - Le problème ne se pose pas entre les Etats-Unis et la France, ni entre le Royaume-Uni et la France. Le problème qui se pose, c'est de savoir comment traiter la crise iraquienne. Dans quel monde voulons-nous vivre ? C'est là la clé. Et nous pensons que quand on a un ami, cet ami est parfois en désaccord avec vous et qu'il est très important qu'il puisse vous dire la vérité. Que pensez-vous ? Quel est votre sentiment ? Notre sentiment à nous, c'est qu'il est prématuré d'entrer en guerre aujourd'hui. Nous l'avons dit et nous nous y tenons, il importe d'avoir des amis qui puissent vous dire exactement quel est leur sentiment.
Q - Pensez-vous, après coup, que cela a été une erreur pour la France lorsque le Président a dit aux pays d'Europe orientale qu'elle pourrait s'opposer à leur entrée dans l'Union européenne s'ils...
R - Non.
Q - ... s'ils osaient puérilement être en désaccord avec lui ?
R - Ce n'est pas ce qu'il a dit. Il s'est dit blessé, comme beaucoup d'autres en Europe, blessé par cette initiative. Quand on est en famille, voyez-vous,...
Q - Il a pourtant dit qu'ils ne s'étaient pas montrés bien élevés.
R - Oui mais ce n'est pas cela...
Q - Qu'ils avaient perdu une bonne occasion de...
R - Non, il n'a pas dit qu'il allait...
Q - ... que s'ils avaient voulu réduire leurs chances d'entrer dans l'Europe, ils n'auraient pas pu mieux s'y prendre.
R - Oui mais il n'a pas dit qu'il s'opposerait à leur entrée, ce qui est très différent. Je pense que quand on est en famille, on doit se dire ce qu'on pense. C'est cela, être de la famille ; si l'on ne parle pas clairement, on s'expose à des malentendus. Nous sommes tous bel et bien d'accord pour avoir de bonnes relations avec les Etats-Unis. Nous sommes tous des amis des Etats-Unis. Cela ne doit pas diviser l'Europe, et je ne pense pas que nous devions considérer cette crise iraquienne comme une crise entre l'Europe et les Etats-Unis.
Q - Je pense qu'une chose que cela a prouvé, c'est que, pour quelques années au moins, l'idée d'une politique étrangère commune de l'Europe était morte et enterrée, non ?
R - Non, je ne pense pas.
Q - Vraiment ?
R - Certes, il est très important de s'entendre sur la guerre ou la paix, mais je dois dire que je suis heureux de voir que les peuples de l'Europe, en tout cas, sont unis. 90 % de la communauté mondiale estiment effectivement que nous devrions accorder davantage de temps aux inspecteurs, 90 % ! Et dans chacun de nos pays, vous avez plus de 80 % des gens qui pensent de même. Nous pensons qu'il ne faut user de la force qu'en dernier recours. Certains pays peuvent penser qu'en recourant à la force en Iraq, on va mettre fin au terrorisme, mettre fin à la prolifération dans le monde et que, comme par magie, on va faire la paix au Proche-Orient. Nous ne sommes pas d'accord.
Q - Dans cette situation, cependant, il est certain que les progrès qui ont été accomplis en matière de désarmement - progrès auxquels, de toute évidence, vous attachez beaucoup plus de prix que le président Bush ou que quiconque au Royaume-Uni - n'ont pu intervenir, avec un homme comme Saddam, que grâce à la menace de recours à la force et grâce aux immenses sacrifices financiers et autres que les Etats-Unis ont consentis en envoyant sur place 200.000 hommes. Sans cela, rien de tel ne se serait produit.
R - Certes, la mise en place de tout un arsenal a exercé sur l'Iraq une pression considérable mais il ne faut pas oublier que nous avons aussi un calendrier défini par la résolution 1441, très clairement, sans date-butoir, certes, mais il existe un calendrier qui est constitué par les rapports que les inspecteurs soumettent toutes les deux ou trois semaines au Conseil de sécurité. Lorsque nous nous sommes réunis au Conseil de sécurité au niveau des ministres, le 14 février, le fait que ce rapport était imminent exerçait sur l'Iraq une pression très forte. Il en va de même du prochain rapport qui interviendra peut-être le 7 mars. Cette pression oblige l'Iraq comme les différents pays à aboutir à des résultats.
Q - Mais s'ils écoutent les rapports de M. Blix, c'est à cause de la menace qui est derrière, et cette menace ne vient pas de M. Blix mais bien des Etats-Unis et du Royaume-Uni.
R - La force peut donner des résultats si elle est légitime, si elle va de pair avec le principe, avec le droit. Ce n'est pas le cas aujourd'hui. Nous devons donc accorder davantage de temps aux inspecteurs.
Q - Envisageons l'avenir pour conclure : pensez-vous qu'une guerre en Iraq est probable dans les mois à venir ou non ? Etes-vous optimiste ou pessimiste ?
R - Il est très difficile d'être optimiste dans une telle situation. Nous voyons tous à quel point les Etats-Unis sont déterminés. Cela dit, je vois aussi que l'histoire n'est jamais écrite d'avance. Nous devons rechercher une issue, nous devons agir pour trouver une issue car nous sommes convaincus que dans un tel contexte, dans une telle situation, le recours à la force risque d'avoir des conséquences très profondes, très importantes. C'est pourquoi je crois qu'il importe de continuer à dialoguer, de nous efforcer de comprendre, de nous efforcer de trouver quelles sont vraiment les meilleures solutions. Allons-nous partir en guerre parce que nous ne voulons pas attendre encore quelques semaines ou quelques mois ? Vaut-il réellement la peine de partir en guerre aujourd'hui ? Je pense que ces questions sont encore en suspens et que nous attendons les réponses.
Q - Merci beaucoup, Monsieur le Ministre.
R - Je vous remercie.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 mars 2003)