Texte intégral
Q - Dominique de Villepin, vous êtes l'un des ministres les plus populaires du gouvernement. Mais je ne crois pas que vous soyez aussi populaire à la Maison Blanche, d'après ce que je me suis laissé dire. Comment cela va en ce moment avec les Etats-Unis, avec George Bush ? Cela va mieux ?
R - Cela va comme avec des amis, des alliés, dans un moment difficile.
Q - Ce n'est pas un peu langue de bois cela ?
R - Non, cela veut dire que l'on se parle franchement, fréquemment et que l'on essaye d'aborder cette époque délicate avec un esprit constructif.
Q - Si vous appelez là-bas, on vous prend au téléphone ?
R - J'ai eu Colin Powell il y a à peu près une heure.
Q - Les événements en Irak vous ont donné raison. Mais, est-ce n'est pas un grand tort en politique d'avoir raison parce que George Bush doit vous en vouloir encore plus.
R - Le problème sur la scène internationale, ce n'est pas de distribuer les bons et les mauvais points. C'est d'essayer de trouver des solutions aux problèmes très nombreux qui nous assaillent. Vous en avez évoqué un grand nombre : le terrorisme, la prolifération, les crises régionales, l'Irak, le Proche-Orient. Dans la relation franco-américaine, il n'y a pas que la question de l'Irak. C'est une question centrale parce qu'il y a une urgence immédiate. Et nous avons mille et un problèmes : l'organisation du monde, la réforme des Nations unies, les problèmes de l'environnement, l'avenir de la planète. Tout ceci, c'est le quotidien de l'action diplomatique, c'est le quotidien de la responsabilité.
Q - Beaucoup de mots ont été utilisés tout au long de ce débat pour qualifier la politique étrangère américaine. On a parlé notamment de néo-fondamentalisme. En un mot, comment résumeriez-vous cette politique étrangère américaine ?
R - Il y a, et on peut le comprendre, depuis le 11 septembre 2001, une obsession de la sécurité aux Etats-Unis, l'idée que l'on peut, par une grande détermination, obtenir un nouvel ordre mondial et y compris par le recours à la force. C'est bien sûr très loin de l'analyse et des convictions de la France. Nous pensons, au contraire, qu'il y a un soin tout particulier qu'il faut apporter. Ce qui ne veut pas du tout dire qu'il y a d'un côté les "apôtres" de la puissance et de l'autre ceux qui sont les tenants de la faiblesse. C'est un vieux clivage de la pensée anglo-saxonne. Ce n'est pas du tout conforme à la réalité. Le fait d'être la première puissance mondiale économique, militaire, technologique, ne vous permet pas de tout faire. Et l'emploi de la force ne résout pas tous les problèmes. Je l'ai dit souvent, on peut gagner seul la guerre, on ne peut pas gagner seul la paix. La puissance doit intégrer aujourd'hui une variable totalement nouvelle. C'est le facteur de l'identité, le facteur de la culture, le facteur de la religion. Ceci échappe aux lois de la force. Je dirais même que c'est "allergique" à l'emploi de la force. Qu'est-ce que cela provoque ? Le ressentiment, la frustration, la mobilisation contre. Nous avons là ce qui est au cur des enjeux du monde aujourd'hui, ce risque de choc des cultures. Pendant toute la période irakienne, j'ai eu en tête deux hantises, deux grandes inquiétudes, qui étaient bien sûr la situation de l'Irak et des Irakiens, la tragique dictature. Je partage les sentiments de ceux qui se sont exprimés avant moi sur cette question. Nous sommes confrontés à l'inacceptable.
Q - Le mot est un peu faible : à l'horreur.
R - A l'horreur bien sûr. Parallèlement, il y a cette vérité qui est que, si nous ne sommes pas extraordinairement attentifs à la fragilité de la scène mondiale, nous alimentons un cycle de violence, un cycle d'intolérance, nous alimentons le risque d'une confrontation entre des cultures, des religions et les civilisations. C'est dire que la voie est étroite. Il n'y a pas de solution magique.
Q - Mais on va dans le mur parce que vous voyez, vous, cette politique étrangère américaine évoluer dans les mois qui viennent ? Il faut peut-être attendre le prochain président ?
R - Mais elle évolue tous les jours, comme il faut que chacun évolue. Le monde change. La situation de l'Irak aujourd'hui n'est pas du tout la même qu'il y a un mois, qu'il y a deux mois. Il faut en permanence s'adapter. C'est cela qui fait la difficulté. Et encore, s'il suffisait de changer sur la question irakienne Il faut le faire sur tous les grands sujets. Tous les jours, il faut être attentifs pour faire en sorte que l'évolution de la Côte d'Ivoire ne "déraille pas", que la situation du Proche-Orient ne s'aggrave pas un peu plus, être attentifs sur l'ensemble des grands foyers de crise de la planète.
Q - Quand on vous dit que vous êtes anti-américain - il y en a qui l'écrivent, d'autres le pensent, même en France - vous vous mettez en colère ?
R - C'est dérisoire. Je pense qu'il n'y a même pas à répondre. J'ai grandi, en grande partie, aux Etats-Unis. J'ai fait mes études en partie aux Etats-Unis. J'y ai passé de nombreuses années de ma vie. C'est un pays que je respecte, que j'admire. Il y a, c'est vrai, cela a été dit, un rêve américain, un rêve de l'espace américain, un rêve de l'optimiste américain. Il y a une formidable capacité des Américains à relever le défi.
Q - Cela veut dire que vous avez aimé le livre d'Yves Berger ?
R - Je trouve que c'est formidable de faire un dictionnaire amoureux de l'Amérique, j'en ai bien fait un éloge. Je crois qu'avoir cette passion pour tout ce qui peut exister et sourit aux Etats-Unis, c'est formidable, mais il n'empêche qu'il y a des tentations, en l'occurrence une tentation de l'emploi de la force, qui traduit des peurs.
Je crois que le 11 septembre est une date essentielle parce que la peur vous conduit immédiatement à une tentation qui est celle de se mobiliser, de répondre et de chercher des adversaires. Ne nous trompons pas de combat, faisons en sorte que notre meilleur atout, aujourd'hui sur la scène internationale, soit l'unité, le dialogue, la capacité, ensemble, à relever des défis qui vont bien au-delà de la question irakienne.
Q - Quel est le mot qui définit le mieux aujourd'hui la politique étrangère de la France ?
R - Je crois que c'est l'exigence de justice car c'est la clef de tout. Ce qui mobilise aujourd'hui à la fois les peuples dans le ressentiment, dans la frustration et ceux qui veulent changer le monde, c'est cette nécessité de la justice. Elle est au coeur de la diplomatie française. Si nous ne prenons pas en compte ces situations de crise, ces tensions dans le monde, nous ne pourrons pas construire ce nouveau monde qui est une urgence.
Q - La priorité c'est donc la justice mais pas la sécurité ?
R - C'est la justice et la justice est conditionnée par la sécurité, regardez le Proche-Orient.
Q - La sécurité, c'est la priorité américaine ?
R - Il faut agir au Proche-Orient.
Q - Donc, nous n'avons pas la même priorité ?
R - Il y a deux visions et il y a un choix. Il faut, dans le débat entre les Américains et nous, que nous trouvions les moyens de travailler ensemble. Cette exigence a bien été soulignée. D'un côté, agir seul car on a les moyens de la puissance et croire que l'on peut tout régler, on le voit clairement, n'est pas la solution ni le choix de l'efficacité. On entend dire souvent, M. Todorov le dit dans son livre, il y a d'un côté ceux qui choisissent l'équité et de l'autre, ceux qui choisissent l'efficacité. Dans tout le débat autour de l'Irak, la France a été guidée par le souci de l'efficacité, par la conviction qu'il fallait essayer de faire en sorte que les décisions que nous allions prendre conduisent à une situation meilleure pour l'Irak. Je crois donc qu'il n'y a pas de manichéisme entre les uns et les autres. A partir de là, il y a un choix, le choix d'agir seul, ou le choix d'entraîner la communauté internationale dans une véritable révolution pacifique dans l'organisation du monde.
C'est vrai que les Nations unies ne vont pas assez vite, c'est vrai que l'on pourrait mieux définir les règles, dans tous les domaines de la vie collective, mais c'est indispensable.
Q - Cela ne marche pas du tout.
R - Mais bien sûr que si !
Q - Depuis des décennies ?
R - Vous savez, on peut "jeter le bébé avec l'eau du bain" mais regardez les progrès accomplis : en ex-Yougoslavie, en Afghanistan, rien n'est parfait, tout mérite d'être consolidé, mais il y a des progrès. Regardez l'évolution de la conscience internationale grâce aux Nations unies, le fait d'être capable de déterminer ensemble un chemin, quitte à ce qu'il y aient de solides débats et empoignades, cela permet à la communauté internationale de vraiment prendre en main son destin. Je crois qu'il faut avoir cette humilité de débattre ensemble et de décider ensemble de la voie choisie.
Q - Ce qui est incroyable lorsqu'on vous entend, c'est que vous parlez d'égal à égal avec les Etats-Unis, mais la France n'est-elle pas une "nation moyenne" comme disait Valéry Giscard d'Estaing, n'est-elle pas devenue une petite nation ?
R - Je vous l'ai dit, nous avons changé de monde. Dans la logique des blocs, que deux grandes puissances, les Etats-Unis d'un côté, l'Union soviétique de l'autre aient une part exceptionnelle et dominante certes, mais nous sommes dans un autre monde, un monde asymétrique où la France a des responsabilités mondiales. Je peux en témoigner, je vais partout et je ne suis pas sûr que tout le monde, notamment les élites françaises, en soit suffisamment conscient.
Q - Vous dites que les élites sont un peu lâches ?
R - Non, je dis que lorsque l'on parcourt le monde dans sa diversité, pas uniquement les pays anglo-saxons ni les pays européens, on se rend compte que jamais la France, depuis des décennies, n'a eu l'influence qu'elle a aujourd'hui. Jamais la France n'a été aussi attendue, jamais elle n'a été aussi espérée. Ceci par sa voix, par son action, par la direction qu'elle veut montrer. Et lorsque je dis la France, il y a aussi l'Europe. L'Europe constitue en effet un élément essentiel de la politique de la France.
Q - Oui, mais il faudrait maintenant que l'intendance suive sur le plan économique par exemple, les 4 % de déficit, ce n'est peut-être pas génial comme affichage lorsque l'on se promène à l'étranger non ?
R - Mais je vous l'ai dit, il y a une révolution de la puissance. Bien sûr, il faut avancer dans la voie des réductions de déficits et c'est ce que nous faisons. Mais il faut se doter des moyens de sécurité renforcés et c'est tout le sens de la loi de programmation militaire. Je vous le redis, la puissance ne se résume pas à la puissance matérielle.
Staline disant au Pape "combien de divisions" ; concernant la capacité de nuisance aujourd'hui de certains groupes internationaux, je pense à Al Qaïda, demandez-leur combien de fanatiques. Est-ce que cela a un sens ?
Il suffit qu'il y ait, ici et là, quelques individus prêts à mourir, quelques individus prêts à conduire des camions suicide, quelques individus capables d'être des bombes humaines pour modifier les figures de la puissance. Ayons l'humilité de constater que ce qui fait aujourd'hui la puissance, notre puissance à tous et notre responsabilité, c'est la capacité que nous avons à travailler ensemble. Je crois que c'est le grand défi que nous avons à relever entre Européens et Américains.
Le monde ne se limite pas à l'Ouest. Ayons cette humilité de le comprendre. Ceci ne veut pas dire que nous devons nous noyer dans le regard de l'autre, nous devons en être très convaincus et Dieu sait si c'est une conviction que j'ai, fortement ancrée. Nous avons un héritage, nous devons en être fiers et l'assumer entièrement, notre part de responsabilité dans ce nouveau monde. Regardons le monde dans les yeux d'aujourd'hui :
Quel est le premier pays contributeur de troupes aux opérations de l'OTAN dans le monde ? Quel est le pays qui est présent en Côte d'Ivoire ? Quel est le pays présent en Afghanistan ? Quel est le pays présent en ex-Yougoslavie ? La France.
Et nous le sommes avec nos soldats, nous avons une responsabilité mondiale et si la tension a été aussi forte avec les Américains, c'est bien parce qu'ils attachent du prix à ce que nous disons et à ce que nous faisons. Oui, nous avons la capacité d'entraîner un certain nombre d'autres Etats, tout simplement parce qu'ils croient que la France est guidée par des principes, par le respect du droit et ce ne sont pas des paroles en l'air. C'est une application continue, au prix de beaucoup de sacrifices. C'est le choix d'une orientation que fait la France. Regardez l'engagement du président de la République sur un des grands débats - à mon sens le débat qui a le plus d'écho dans ce pays et de façon exemplaire - le débat sur la mondialisation. Il faut que les Français prennent conscience des enjeux mondiaux.
Q - Sans parler de M. Chirac et de de Gaulle qui nous mettront hors-jeu, avez-vous un modèle ?
R - Vous savez, par tempérament, je suis porté à admirer car je suis sidéré de voir dans nos sociétés à quel point il y a des gens qui se consacrent au bien commun. Je crois que nous ne devons pas être économes de cette admiration, économes de cette reconnaissance de gens exemplaires.
Q - Dans votre dernier livre, "Eloge des voleurs de feu" qui est un livre sur la poésie, vous citez un poète qui s'appelle Paul Cholot et qui dit :
"N'apaise pas, fomente."
Que fomentez-vous ?
R - Je fomente l'idée que j'ai de la France, avec tout ceux qui en ont la charge aujourd'hui c'est-à-dire avec tous les Français et toutes les Françaises et c'est une immense responsabilité. C'est notre bien commun, cette France est un héritage et elle doit être au service de l'idée que nous nous faisons du monde et donc, c'est un travail sans fin.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr/, le 12 septembre)
R - Cela va comme avec des amis, des alliés, dans un moment difficile.
Q - Ce n'est pas un peu langue de bois cela ?
R - Non, cela veut dire que l'on se parle franchement, fréquemment et que l'on essaye d'aborder cette époque délicate avec un esprit constructif.
Q - Si vous appelez là-bas, on vous prend au téléphone ?
R - J'ai eu Colin Powell il y a à peu près une heure.
Q - Les événements en Irak vous ont donné raison. Mais, est-ce n'est pas un grand tort en politique d'avoir raison parce que George Bush doit vous en vouloir encore plus.
R - Le problème sur la scène internationale, ce n'est pas de distribuer les bons et les mauvais points. C'est d'essayer de trouver des solutions aux problèmes très nombreux qui nous assaillent. Vous en avez évoqué un grand nombre : le terrorisme, la prolifération, les crises régionales, l'Irak, le Proche-Orient. Dans la relation franco-américaine, il n'y a pas que la question de l'Irak. C'est une question centrale parce qu'il y a une urgence immédiate. Et nous avons mille et un problèmes : l'organisation du monde, la réforme des Nations unies, les problèmes de l'environnement, l'avenir de la planète. Tout ceci, c'est le quotidien de l'action diplomatique, c'est le quotidien de la responsabilité.
Q - Beaucoup de mots ont été utilisés tout au long de ce débat pour qualifier la politique étrangère américaine. On a parlé notamment de néo-fondamentalisme. En un mot, comment résumeriez-vous cette politique étrangère américaine ?
R - Il y a, et on peut le comprendre, depuis le 11 septembre 2001, une obsession de la sécurité aux Etats-Unis, l'idée que l'on peut, par une grande détermination, obtenir un nouvel ordre mondial et y compris par le recours à la force. C'est bien sûr très loin de l'analyse et des convictions de la France. Nous pensons, au contraire, qu'il y a un soin tout particulier qu'il faut apporter. Ce qui ne veut pas du tout dire qu'il y a d'un côté les "apôtres" de la puissance et de l'autre ceux qui sont les tenants de la faiblesse. C'est un vieux clivage de la pensée anglo-saxonne. Ce n'est pas du tout conforme à la réalité. Le fait d'être la première puissance mondiale économique, militaire, technologique, ne vous permet pas de tout faire. Et l'emploi de la force ne résout pas tous les problèmes. Je l'ai dit souvent, on peut gagner seul la guerre, on ne peut pas gagner seul la paix. La puissance doit intégrer aujourd'hui une variable totalement nouvelle. C'est le facteur de l'identité, le facteur de la culture, le facteur de la religion. Ceci échappe aux lois de la force. Je dirais même que c'est "allergique" à l'emploi de la force. Qu'est-ce que cela provoque ? Le ressentiment, la frustration, la mobilisation contre. Nous avons là ce qui est au cur des enjeux du monde aujourd'hui, ce risque de choc des cultures. Pendant toute la période irakienne, j'ai eu en tête deux hantises, deux grandes inquiétudes, qui étaient bien sûr la situation de l'Irak et des Irakiens, la tragique dictature. Je partage les sentiments de ceux qui se sont exprimés avant moi sur cette question. Nous sommes confrontés à l'inacceptable.
Q - Le mot est un peu faible : à l'horreur.
R - A l'horreur bien sûr. Parallèlement, il y a cette vérité qui est que, si nous ne sommes pas extraordinairement attentifs à la fragilité de la scène mondiale, nous alimentons un cycle de violence, un cycle d'intolérance, nous alimentons le risque d'une confrontation entre des cultures, des religions et les civilisations. C'est dire que la voie est étroite. Il n'y a pas de solution magique.
Q - Mais on va dans le mur parce que vous voyez, vous, cette politique étrangère américaine évoluer dans les mois qui viennent ? Il faut peut-être attendre le prochain président ?
R - Mais elle évolue tous les jours, comme il faut que chacun évolue. Le monde change. La situation de l'Irak aujourd'hui n'est pas du tout la même qu'il y a un mois, qu'il y a deux mois. Il faut en permanence s'adapter. C'est cela qui fait la difficulté. Et encore, s'il suffisait de changer sur la question irakienne Il faut le faire sur tous les grands sujets. Tous les jours, il faut être attentifs pour faire en sorte que l'évolution de la Côte d'Ivoire ne "déraille pas", que la situation du Proche-Orient ne s'aggrave pas un peu plus, être attentifs sur l'ensemble des grands foyers de crise de la planète.
Q - Quand on vous dit que vous êtes anti-américain - il y en a qui l'écrivent, d'autres le pensent, même en France - vous vous mettez en colère ?
R - C'est dérisoire. Je pense qu'il n'y a même pas à répondre. J'ai grandi, en grande partie, aux Etats-Unis. J'ai fait mes études en partie aux Etats-Unis. J'y ai passé de nombreuses années de ma vie. C'est un pays que je respecte, que j'admire. Il y a, c'est vrai, cela a été dit, un rêve américain, un rêve de l'espace américain, un rêve de l'optimiste américain. Il y a une formidable capacité des Américains à relever le défi.
Q - Cela veut dire que vous avez aimé le livre d'Yves Berger ?
R - Je trouve que c'est formidable de faire un dictionnaire amoureux de l'Amérique, j'en ai bien fait un éloge. Je crois qu'avoir cette passion pour tout ce qui peut exister et sourit aux Etats-Unis, c'est formidable, mais il n'empêche qu'il y a des tentations, en l'occurrence une tentation de l'emploi de la force, qui traduit des peurs.
Je crois que le 11 septembre est une date essentielle parce que la peur vous conduit immédiatement à une tentation qui est celle de se mobiliser, de répondre et de chercher des adversaires. Ne nous trompons pas de combat, faisons en sorte que notre meilleur atout, aujourd'hui sur la scène internationale, soit l'unité, le dialogue, la capacité, ensemble, à relever des défis qui vont bien au-delà de la question irakienne.
Q - Quel est le mot qui définit le mieux aujourd'hui la politique étrangère de la France ?
R - Je crois que c'est l'exigence de justice car c'est la clef de tout. Ce qui mobilise aujourd'hui à la fois les peuples dans le ressentiment, dans la frustration et ceux qui veulent changer le monde, c'est cette nécessité de la justice. Elle est au coeur de la diplomatie française. Si nous ne prenons pas en compte ces situations de crise, ces tensions dans le monde, nous ne pourrons pas construire ce nouveau monde qui est une urgence.
Q - La priorité c'est donc la justice mais pas la sécurité ?
R - C'est la justice et la justice est conditionnée par la sécurité, regardez le Proche-Orient.
Q - La sécurité, c'est la priorité américaine ?
R - Il faut agir au Proche-Orient.
Q - Donc, nous n'avons pas la même priorité ?
R - Il y a deux visions et il y a un choix. Il faut, dans le débat entre les Américains et nous, que nous trouvions les moyens de travailler ensemble. Cette exigence a bien été soulignée. D'un côté, agir seul car on a les moyens de la puissance et croire que l'on peut tout régler, on le voit clairement, n'est pas la solution ni le choix de l'efficacité. On entend dire souvent, M. Todorov le dit dans son livre, il y a d'un côté ceux qui choisissent l'équité et de l'autre, ceux qui choisissent l'efficacité. Dans tout le débat autour de l'Irak, la France a été guidée par le souci de l'efficacité, par la conviction qu'il fallait essayer de faire en sorte que les décisions que nous allions prendre conduisent à une situation meilleure pour l'Irak. Je crois donc qu'il n'y a pas de manichéisme entre les uns et les autres. A partir de là, il y a un choix, le choix d'agir seul, ou le choix d'entraîner la communauté internationale dans une véritable révolution pacifique dans l'organisation du monde.
C'est vrai que les Nations unies ne vont pas assez vite, c'est vrai que l'on pourrait mieux définir les règles, dans tous les domaines de la vie collective, mais c'est indispensable.
Q - Cela ne marche pas du tout.
R - Mais bien sûr que si !
Q - Depuis des décennies ?
R - Vous savez, on peut "jeter le bébé avec l'eau du bain" mais regardez les progrès accomplis : en ex-Yougoslavie, en Afghanistan, rien n'est parfait, tout mérite d'être consolidé, mais il y a des progrès. Regardez l'évolution de la conscience internationale grâce aux Nations unies, le fait d'être capable de déterminer ensemble un chemin, quitte à ce qu'il y aient de solides débats et empoignades, cela permet à la communauté internationale de vraiment prendre en main son destin. Je crois qu'il faut avoir cette humilité de débattre ensemble et de décider ensemble de la voie choisie.
Q - Ce qui est incroyable lorsqu'on vous entend, c'est que vous parlez d'égal à égal avec les Etats-Unis, mais la France n'est-elle pas une "nation moyenne" comme disait Valéry Giscard d'Estaing, n'est-elle pas devenue une petite nation ?
R - Je vous l'ai dit, nous avons changé de monde. Dans la logique des blocs, que deux grandes puissances, les Etats-Unis d'un côté, l'Union soviétique de l'autre aient une part exceptionnelle et dominante certes, mais nous sommes dans un autre monde, un monde asymétrique où la France a des responsabilités mondiales. Je peux en témoigner, je vais partout et je ne suis pas sûr que tout le monde, notamment les élites françaises, en soit suffisamment conscient.
Q - Vous dites que les élites sont un peu lâches ?
R - Non, je dis que lorsque l'on parcourt le monde dans sa diversité, pas uniquement les pays anglo-saxons ni les pays européens, on se rend compte que jamais la France, depuis des décennies, n'a eu l'influence qu'elle a aujourd'hui. Jamais la France n'a été aussi attendue, jamais elle n'a été aussi espérée. Ceci par sa voix, par son action, par la direction qu'elle veut montrer. Et lorsque je dis la France, il y a aussi l'Europe. L'Europe constitue en effet un élément essentiel de la politique de la France.
Q - Oui, mais il faudrait maintenant que l'intendance suive sur le plan économique par exemple, les 4 % de déficit, ce n'est peut-être pas génial comme affichage lorsque l'on se promène à l'étranger non ?
R - Mais je vous l'ai dit, il y a une révolution de la puissance. Bien sûr, il faut avancer dans la voie des réductions de déficits et c'est ce que nous faisons. Mais il faut se doter des moyens de sécurité renforcés et c'est tout le sens de la loi de programmation militaire. Je vous le redis, la puissance ne se résume pas à la puissance matérielle.
Staline disant au Pape "combien de divisions" ; concernant la capacité de nuisance aujourd'hui de certains groupes internationaux, je pense à Al Qaïda, demandez-leur combien de fanatiques. Est-ce que cela a un sens ?
Il suffit qu'il y ait, ici et là, quelques individus prêts à mourir, quelques individus prêts à conduire des camions suicide, quelques individus capables d'être des bombes humaines pour modifier les figures de la puissance. Ayons l'humilité de constater que ce qui fait aujourd'hui la puissance, notre puissance à tous et notre responsabilité, c'est la capacité que nous avons à travailler ensemble. Je crois que c'est le grand défi que nous avons à relever entre Européens et Américains.
Le monde ne se limite pas à l'Ouest. Ayons cette humilité de le comprendre. Ceci ne veut pas dire que nous devons nous noyer dans le regard de l'autre, nous devons en être très convaincus et Dieu sait si c'est une conviction que j'ai, fortement ancrée. Nous avons un héritage, nous devons en être fiers et l'assumer entièrement, notre part de responsabilité dans ce nouveau monde. Regardons le monde dans les yeux d'aujourd'hui :
Quel est le premier pays contributeur de troupes aux opérations de l'OTAN dans le monde ? Quel est le pays qui est présent en Côte d'Ivoire ? Quel est le pays présent en Afghanistan ? Quel est le pays présent en ex-Yougoslavie ? La France.
Et nous le sommes avec nos soldats, nous avons une responsabilité mondiale et si la tension a été aussi forte avec les Américains, c'est bien parce qu'ils attachent du prix à ce que nous disons et à ce que nous faisons. Oui, nous avons la capacité d'entraîner un certain nombre d'autres Etats, tout simplement parce qu'ils croient que la France est guidée par des principes, par le respect du droit et ce ne sont pas des paroles en l'air. C'est une application continue, au prix de beaucoup de sacrifices. C'est le choix d'une orientation que fait la France. Regardez l'engagement du président de la République sur un des grands débats - à mon sens le débat qui a le plus d'écho dans ce pays et de façon exemplaire - le débat sur la mondialisation. Il faut que les Français prennent conscience des enjeux mondiaux.
Q - Sans parler de M. Chirac et de de Gaulle qui nous mettront hors-jeu, avez-vous un modèle ?
R - Vous savez, par tempérament, je suis porté à admirer car je suis sidéré de voir dans nos sociétés à quel point il y a des gens qui se consacrent au bien commun. Je crois que nous ne devons pas être économes de cette admiration, économes de cette reconnaissance de gens exemplaires.
Q - Dans votre dernier livre, "Eloge des voleurs de feu" qui est un livre sur la poésie, vous citez un poète qui s'appelle Paul Cholot et qui dit :
"N'apaise pas, fomente."
Que fomentez-vous ?
R - Je fomente l'idée que j'ai de la France, avec tout ceux qui en ont la charge aujourd'hui c'est-à-dire avec tous les Français et toutes les Françaises et c'est une immense responsabilité. C'est notre bien commun, cette France est un héritage et elle doit être au service de l'idée que nous nous faisons du monde et donc, c'est un travail sans fin.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr/, le 12 septembre)