Interview de M. Alain Juppé, président de l'UMP, à Europe 1 le 16 mai 2003, sur la réforme des retraites, la question du service minimum en cas de grève des services publics, la réaction des professeurs face au projet de décentralisation dans l'éducation nationale et sur les relations franco-américaines.

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Média : Emission Journal de 8h - Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach-. La réforme des retraites est "sur les rails", comme le dit en tout cas F. Chérèque. Est-ce que c'est un succès de la méthode Raffarin-Fillon ?
- "Tout le travail d'explication, de concertation, puis de négociation qui a été mené depuis plusieurs semaines, plusieurs mois, sous l'impulsion de F. Fillon et de J.-P. Delevoye, a été effectivement efficace."
J'aurais dû dire aussi Raffarin, Delevoye, Fillon et J. Chirac, puisque hier, il y avait un long coup de téléphone entre le président de la République et le Premier ministre. Est-ce que vous pensez que lui aussi était à la manoeuvre ?
- "Oui, bien entendu, le Président, le Gouvernement, l'ensemble de la majorité... Et l'UMP s'est, elle aussi, fortement engagée. Nous avons organisé dans tout le pays des débats pour essayer d'expliquer. Pour essayer d'expliquer, tout d'abord, que la réforme était absolument nécessaire, puisqu'en l'absence de réforme, on sait très bien que le système aurait implosé à échéance relativement rapprochée, dans les cinq ou six ans qui viennent, pour une raison toute simple : c'est qu'il y a moins de cotisants et plus de retraités. Et puis nous avons aussi essayé d'expliquer que cette réforme était juste et qu'elle reposait sur un certain nombre de principes auxquels nous tenions, comme le principe d'équité. Equité entre le public et le privé, les deux systèmes ne vont pas s'harmoniser totalement, mais se rapprocher, en tenant compte des spécificités de chacun. Equité aussi, cela veut dire un effort pour les petites retraites et je suis heureux de voir que le minimum garanti a été remonté jusqu'à 85 % du Smic."
Mais vous savez vous-mêmes, et d'expérience, qu'il ne suffit pas d'expliquer. Par exemple, aujourd'hui, est-ce qu'on peut dire que la prochaine manifestation du 25 mai peut bloquer la réforme et la faire capoter ?
- "Je ne le pense pas, parce que d'abord un certain nombre de syndicats importants ont donné leur accord, en considérant que cette réforme permettait de sauver le système par répartition - ce sont les propos-mêmes du secrétaire général de la CFDT - ; parce qu'ensuite, je crois que l'opinion, maintenant, a bien compris qu'il fallait aller dans cette direction ; et parce qu'enfin, le Parlement, comme dans toute démocratie, va maintenant se saisir du projet de loi, en délibérer et le voter."
Pouvez-vous dire, une fois pour toutes, que 2003 n'est pas et ne sera pas 1995 ?
- "Je pense que les choses ont beaucoup changé, parce qu'on a réfléchi, parce que l'échéance se rapproche aussi. Surtout, on voit bien qu'il n'y a pas d'alternative à la réforme que nous proposons. Sur quoi peut-on jouer, pour essayer d'éviter la faillite ? On aurait pu jouer sur le montant des pensions, nous ne l'avons pas voulu. On aurait pu jouer, certains le proposent encore, sur le montant des cotisations ; mais quand on sait le poids des charges qui pèsent sur les employeurs et sur les entreprises en France, on se rend bien compte que c'était irresponsable."
Mais il va falloir la payer, la réforme, la financer ?
- "Bien sûr, le ministre Fillon a bien expliqué notre schéma de financement d'ici 2008-2012, les mesures qui ont été prises, et notamment - c'est le troisième paramètre - l'allongement de la durée de cotisation va apporter un moyen de financement non négligeable. Il a également expliqué que, compte tenu de l'évolution de la démocratie française qui, par ailleurs, comporte un certain nombre d'inconvénients et d'inquiétudes, il est tout à faut probable que nous pourrons opérer un glissement entre des cotisations chômage qui vont diminuer et des cotisations retraite qui devront être compensées."
Est-ce que cela signifie pour autant que la voie des réformes s'entre-ouvre et se libère aujourd'hui ?
- "Il faut toujours être prudent, mais je pense que cette réforme était - est toujours - un test. C'est le test de la capacité de la société française à accepter le changement et des réformes qu'elle sait nécessaire. Je pense donc que, de ce point de vue, elle est extrêmement importante."
C'est une vision optimiste !
- "Oui, mais vous savez, j'entendais dire, hier, que tout était bloqué, qu'on ne s'en sortirait pas. Ce matin, la tonalité est différente. Il ne s'agit pas de faire du triomphalisme, ce n'est pas une victoire, mais c'est une ouverture importante, qui va nous permettre de poursuivre la nécessaire adaptation, notamment de nos administrations publiques."
F. Chérèque disait d'ailleurs ici même, hier matin, qu'il voulait cet accord, qu'il le croyait possible et urgent, et il l'a eu. Les Français, et même la presse ce matin, sont exaspérés par les grèves des transports publics, des grèves qui ont été soudaines, sans préavis, illégales. "C'est un défi du droit", dit B. Frappat, qui d'habitude est modéré, dans La Croix, et qui est en colère. Grève et gêne maximum, service minimum. Là où vous êtes, est-ce qu'il y a un moyen de réactiver la promesse du candidat J. Chirac, au moment des présidentielles, d'un quelque chose sur le service minimum, ou en tout cas par négociation ou la loi, pour que cela ne se reproduise pas ?
- "Je comprends parfaitement l'exaspération des usagers, d'autant que les entreprises de transports qui, aujourd'hui ou hier, bloquaient la situation, ne sont pas en première ligne. La réforme, pour l'instant, ne s'applique pas à elles, le Gouvernement a bien dit que les régimes spéciaux feraient l'objet de négociations spécifiques, entreprise par entreprise..."
Beaucoup d'ailleurs se plaignent de cette inégalité ou de cette disparité, parce qu'il y a des gens qui sont protégés et qui, justement, se permettent en plus de descendre dans les rues, comme ils vont le faire, le 19 et le 25 mai.
- "En tout cas, il n'y a pas matière, aujourd'hui, à descendre dans la rue. Il va falloir, tranquillement, sans provocation, se mettre autour de la table, pour réfléchir effectivement à des systèmes de maintien d'un service public garanti. La mission de service public, à laquelle nous sommes très attachés en France, qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire égalité - tous les usagers sont traités de la même manière - et continuité du service public. A partir du moment où il n'y a plus continuité, on se trouve confronté à des situations comme celle que nous vivons aujourd'hui, cela met en cause le service public lui-même."
Donc, le président de l'UMP pense qu'il faut que cela bouge ?
- "Je pense qu'il va falloir étudier le problème. Il y a des entreprises, comme EDF par exemple, où, dans le passé, des accords ont été conclus sur la notion de service minimum garanti. Il n'y a pas de raison pour qu'on ne trouve pas d'accord de ce type dans d'autres entreprises publiques."
Je continue avec les écoles, fermées ou en grève depuis des semaines. Et parfois, sous les yeux ébahis des élèves, les profs chahutent ou menacent de boycotter la correction des examens. Qu'en pensez-vous ?
- "J'entendais, ce matin, sur votre antenne, un petit reportage dans lequel on voyait la police protégeant des élèves qui voulaient aller passer leur examen de BTS, alors que des enseignants en grève les en empêchaient. Je trouve vraiment que cela mérite aussi que l'on s'interroge. Est-ce que c'est vraiment conforme à l'idée du service public et à une certaine idée de l'éducation ? Quand je vois des enseignants répondre à la proposition de dialogue que leur lance ntL. Ferry et X. Darcos, en balançant à la figure des ministres des bouquins qui ont été écrits, je me dis que ça non plus, ce n'est pas républicain. Je crois qu'il va falloir réinstaurer le dialogue et reprendre son sang-froid. Quels sont aujourd'hui les éléments d'inquiétude dans l'Education nationale ? Sur le plan des retraites, nous en avons déjà parlé ..."
... Et la décentralisation. Et il y a une question de moral, ils n'ont pas le moral...
- "Oui, mais enfin, ne pas avoir le moral ne justifie pas, me semble-t-il, qu'on empêche les enfants de passer leurs examens. La décentralisation, ça aussi il faudrait en parler paisiblement. En quoi est-ce que la décentralisation menace les enseignants ? Ils ne sont pas concernés. Les personnels qui sont concernés sont des personnels techniques, dont le statut n'est pas remis en cause. S'ils le souhaitent, ils peuvent rester fonctionnaires d'Etat détachés auprès des collectivités territoriales ou devenir membres de la fonction publique territoriale, qui est une fonction publique présentant les mêmes garanties que la fonction publique d'Etat. Donc, je n'arrive pas à percevoir la raison profonde d'aller jusqu'à des grèves de ce type. Qu'il y ait des préoccupations, qu'il y ait des inquiétudes, qu'il y ait matière à discussion, oui. Mais mettons-nous autour de la table, n'empêchons pas les enfants de passer les examens."
Je pourrais aussi vous parler du déficit extraordinaire, qui donne froid dans le dos, de la Sécurité sociale, vous qui aviez réussi la réforme de l'assurance maladie en 1995. Est-ce que l'UMP veut un rabibochage ou une réforme de fond ?
- "Nous n'échaperons pas à une réforme de fond et c'est la prochaine "haie", si je puis dire. Une fois franchi le cap de la réforme des retraites, il faut que nous nous attaquions à ce dossier, qui est difficile et très sensible, puisqu'il s'agit de la santé des Français."
Entre les Français et les Américains, cela ne va pas très bien. Vous avez été ministre des Affaires étrangères, on en a un bon souvenir. D. de Villepin et J.-D. Levitte, notre ambassadeur à Washington, sont en train d'écrire à l'administration Bush, pour se plaindre d'une vague de francophobie officielle. Que peut-on faire pour que cela ne dure pas ?
- "La situation n'est pas bonne. J'avais des contacts récents encore avec des personnalités américaines attachées à l'amitié franco-américaine et qui me faisaient part de leurs inquiétudes. Je crois que la France a pris la position qu'elle devait prendre, ne revenons pas là-dessus. Il faut aujourd'hui, là encore, rétablir le dialogue avec nos amis américains. Et nous n'avons rien à gagner à une espèce d'escalade, entretenue par une certaine presse américaine. Mais ne tombons pas le piège."
La presse de Murdoch... Vous voulez que de notre côté aussi, il ne faudrait pas faire les gros bras ?
- "Nous devons défendre nos positions et nos convictions mais nous devons le faire dans un esprit de dialogue avec les Etats-Unis."
Mais, sur un point concret, est-ce que cela veut dire que la France doit voter au Conseil de sécurité tout ce que M. Bush demande pour reconstruire l'Irak, à sa guise et tout seul ?
- "Non, je ne présenterais pas les choses en ces termes ! Il y a un projet de résolution, nous sommes en train de le discuter, il faut le faire dans un esprit constructif."
Bonne journée... Je vous trouve serein. C'est peut-être parce que, en ce moment, vous avez le Festival des jardins à Bordeaux ?!
- "C'est peut-être ça, oui ! Nous avons mis, dans la cour de la mairie, une superbe prairie à l'anglaise et je vous invite à venir à Bordeaux, où il faut très beau ce matin !"
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 19 mai 2003)