Interview de M. François Bayrou, président de l'UDF, dans "Le Monde" du 29 août 2003, sur la gestion des conséquences de la canicule par le gouvernement.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

Que pensez-vous de la gestion des conséquences de la canicule par le gouvernement ?
Est-ce que notre pays, dans son organisation publique, a été à la hauteur ? Non. Est-ce que la société française a été à la hauteur ? Non. Ce drame est révélateur de l'importance du changement qu'il faudra bien un jour penser pour notre pays.
Vous demandez une commission d'enquête parlementaire...
On cite le chiffre de 10 000 morts !... Le moins que nous puissions décider, c'est une commission d'enquête parlementaire ! Comment se fait-il que la France soit ainsi frappée et que les pays qui nous entourent le soient apparemment beaucoup moins ? Pourquoi notre vigilance a-t-elle été surprise ? Qu'est-ce qui fait que la France est paralysée dès qu'un danger imprévu approche ? Vous observerez que le réflexe est toujours le même, sous tous les gouvernements : la première réaction, c'est de nier le danger, de dire "tout cela est très exagéré, en réalité les choses sont sous contrôle, il n'y a pas de catastrophe"... Affaire de l'amiante, farines animales et vache folle, sang contaminé, canicule : le mécanisme est toujours le même. Et après, quand le drame ne peut plus être ignoré, la lenteur, la lourdeur, l'impossibilité d'agir. Quand on voit que nous ne connaissons toujours pas le nombre des morts ! A l'époque d'Internet, et alors qu'il suffit d'interroger les services d'état-civil des communes de France... Napoléon ou la IIIe République auraient eu les chiffres dans les deux jours. Ma conviction est que notre démocratie et notre chaîne de décision publique sont à rénover en profondeur. Il faut reconstruire la maison, reprendre toute la charpente. Si on ne le fait pas, chaque alternance entraînera une nouvelle désillusion, jusqu'au moment où nous aurons un vrai accident.
Etes-vous de ceux qui pensent que la société française tout entière est en cause ?
C'est le deuxième drame dans le drame. C'est la société d'abord qui a été en faute. C'est pour beaucoup de Français une société de la solitude chronique. L'âge, le handicap, le manque de moyens, font que nul ne se tourne plus vers vous. Les solidarités naturelles, celles du voisinage, de la famille, nous les avons laissées se dissoudre. Un être humain ne peut pas vivre sans communauté. Cette fois, des milliers d'entre eux sont morts, et pour beaucoup il n'y a personne pour les réclamer. Or la société, on ne peut pas seulement la constater, la subir, il faut aussi la conduire et la construire.
Quand vous parlez de "reconstruire la maison", à quelles mesures pensez-vous ?
Pour les situations d'urgence, il faut que la fonction d'alerte soit assumée. Il faut que lorsqu'une menace approche, une vigie ait l'autorité nécessaire pour dire "attention, danger". J'ai proposé pendant la campagne présidentielle que soit créée une autorité indépendante chargée de l'alerte, qui mette assez tôt les pouvoirs publics en face de leurs responsabilités lorsqu'un danger approche. Et puis il faut entrer dans la réforme de l'Etat, pas dans les mots mais dans les actes, en créant une vraie responsabilité régionale, en simplifiant ce labyrinthe étatique. Il faut désormais penser en architectes d'un Etat moderne et réactif et arrêter les réformes cosmétiques et qui embrouillent.
Enfin, il faut affronter la vérité des choses. A juste titre, on dit, on répète à satiété que les 35 heures ont joué un rôle dans la désorganisation des hôpitaux. S'il y a un tel problème, qu'on s'en saisisse et qu'on le traite ! Et pour tout cela, il faut un vrai Parlement, moins important en nombre, moins pléthorique, où le débat ait vraiment lieu, où le contrôle ose s'exercer, qui ne soit pas réduit au rôle d'enregistreur muet de la volonté des gouvernements et où tous les grands courants soient représentés, pour que toutes les voix de la France se fassent entendre.
Et sur la santé et les urgences ?
Là aussi, il faut reconstruire. L'urgence est devenue la grande plaque tournante de la médecine en France. Or les moyens humains et matériels manquent dramatiquement, la distribution sur le territoire n'est pas bonne. De la même manière, l'organisation des soins aux personnes les plus âgées, à domicile comme en milieu médical, ne peut plus en rester à ce qu'elle est. Or, au printemps, on a coupé 183 millions de crédits pour médicaliser les maisons de retraite.
Comment voyez-vous cette rentrée ?
Il y a beaucoup de tensions. Il y a même beaucoup d'agressivité. Et beaucoup d'inquiétudes. Il n'y a pas de responsabilité plus urgente aujourd'hui pour le gouvernement que de donner au pays une feuille de route, lui indiquer les étapes et le but à atteindre.
Quand vous parlez d'agressivité, vous pensez à M. Raffarin, qui a été sifflé, samedi 23 août, au Stade de France ?
C'est un signe de tension de plus. Depuis des années, un sentiment de frustration grandit dans le peuple français. Les alternances successives se révèlent, les une après les autres, terriblement éloignées du rêve qu'elles avaient nourri. Or nous n'avons pas la démocratie juste qui permettrait à un peuple de s'exprimer et de se comporter en responsable, d'adhérer à une action. Et nous n'avons pas l'Etat repensé, sobre et rapide, pour agir. Tant que nous n'aurons pas affronté ces deux questions, celle de notre démocratie et celle de nos pouvoirs publics, tant que nous n'aurons pas pris la dimension de la refondation nécessaire, nous irons de déception en déception. Et ce n'est pas affaire d'hommes, ni même d'étiquettes ! Qu'aurait fait un gouvernement socialiste cet été ? La même chose. On l'a bien vu, souvenez-vous au moment de l'affaire de l'Erika !
Quel jugement portez-vous sur la politique du gouvernement ?
Il fait ce qu'il peut, mais il peut peu, faute d'avoir identifié les causes profondes du mal. En 2002, la majorité a cru et donné à croire qu'il suffisait de changer l'équipe au pouvoir, et de lui confier tous les leviers de commande, pour que tout s'arrange. Pour ma part, je n'ai jamais pensé que cela suffirait. Le mal est beaucoup plus profond. Mais il est curable. Depuis des années, en quelque sorte, nous sommes en 1957, quand on avait l'impression que le pays ne sortirait pas de ses échecs. Mais après 1957 est venu 1958, un moment où des gouvernants conscients ont dit : l'échec n'est pas une fatalité, nous avons des problèmes, mais ils sont solubles, on va s'y attaquer les uns après les autres et les résoudre.
Jean-Pierre Raffarin a demandé l'indulgence de Bruxelles pour le déficit public français. Qu'en pensez-vous ?
Un grand pays doit avoir des finances publiques saines. Que voulez-vous que soit l'influence de la France en Europe si nous ne savons pas équilibrer notre dépense publique, si nous sommes obligés de quémander la permission de faire toujours plus de dettes, d'asphyxier toujours plus notre avenir ?
Que pensez-vous de la situation en Corse ?
Elle me semble très dangereuse. Et le plus attristant, c'est qu'on a failli réussir. Le projet institutionnel était viable, à une condition : que l'on prenne en compte aussi bien la représentation des opinions que celle des territoires. Mais en rayant d'un trait de plume la représentation des territoires, on déséquilibrait la vie démocratique locale. Nos avertissements sur ce sujet n'ont pas été entendus. Et le "non" l'a emporté... Aujourd'hui, il faut beaucoup de courage et d'esprit de responsabilité pour empêcher un glissement fatal.
Mais vous ne rencontrez pas le premier ministre ?
Vous savez bien qu'il n'y a, dans la majorité, aucune structure de concertation. Or ma conviction est que, dans une société aussi complexe et en crise que la société française, personne ne peut prétendre avoir raison tout seul. C'est pourquoi le monopole du pouvoir est dangereux. Reconnaître et respecter le pluralisme, ce n'est pas s'affaiblir, c'est se renforcer. Mais vous savez bien que c'est là le nud de notre divergence avec l'UMP.
Jusqu'à quand peut-on être critique et finalement voter les lois sans craindre d'être illisible et considéré comme coresponsable des échecs ?
Il ne faut voter la loi que pour deux raisons : si elle est bonne ou si on considère que l'intérêt national est engagé par son adoption. Sur les retraites, nous préconisions une autre démarche, mais nous considérions que l'intérêt national était engagé : nous avons donc voté la réforme. Mais nous n'avons pas approuvé la réforme des modes de scrutin et nous avons signé le recours au Conseil constitutionnel. Et s'il avait fallu voter le nouveau régime des intermittents du spectacle, je ne l'aurais pas approuvé. Cette liberté d'esprit, c'est notre richesse et c'est aussi notre devoir. Car nous n'appartenons certes pas au premier cercle du pouvoir, mais nous nous considérons bien comme coresponsables de l'avenir.
Propos recueillis par Christiane Chombeau
(Source http://www.udf.org, le 4 septembre 2003)