Interview de M. François Huwart, secrétaire d'Etat au commerce extérieur, à France Inter, le 1er décembre 1999, sur la conférence de l'OMC à Seattle, le refus d'une mondialisation du commerce non respecteuse des hommes et de l'environnement, les manifestations et revendications des ONG en marge de la conférence et la nécessité d'intégrer les pays en développement au commerce international.

Prononcé le 1er décembre 1999

Média : France Inter

Texte intégral

Auditeur
Suite à la manifestation de Seattle, je voudrais savoir si c'est le début de la fin du tout libéralisme, de tous ces chantres qui nous expliquent que s'il n'y a plus de lois tout ira mieux ?
François Huwart
Je pense en effet que ce qui est en jeu aujourd'hui c'est bien cela, c'est bien de savoir si nous continuons d'accepter un libéralisme excessif, si nous continuons par exemple d'accepter que les multinationales imposent leurs lois dans un certain nombre de pays ou si au contraire nous sommes engagés à partir d'aujourd'hui et dans le cycle qui vient, dans une maîtrise du libéralisme. Je crois que trop de liberté tue la liberté et que c'est bien ça aujourd'hui qui est en cause. Ce que réclament les gens, à mon avis ce n'est pas tant qu'il n'y ait pas d'organisation mondiale du commerce, parce que ça voudrait dire que nous laissons le champ libre à l'unilatéralisme et aux forces du marché, ce qui est en cause c'est la formule du premier ministre, l'accord sur l'économie de marché mais des accords sur une société de marché. Je crois qu'il y a aujourd'hui des enjeux de société qui doivent être pris en compte par l'organisation mondiale du commerce.
Jean-Marc Sylvestre
La lecture des manifestations de Seattle est quand même relativement difficile à faire parce que les manifestants sont très nombreux, mais ils sont très disparates, il y a des militants politiques, radicaux, qui s'opposent effectivement au libéralisme. Il y a des représentants d'ONG, des associations d'écologistes, des mouvements de protection de consommateurs, avec des revendications qui sont parfois sérieuses, parfois contradictoires, parfois aussi folkloriques. On a eu des mots d'ordre qui étaient côte à côte, les uns protestant ou réclamant le respect des droits de l'homme, les autres le respect du droit à la vie pour les tortues du Pacifique. Tout ça était un peu disparate. Alors c'est vrai que la contestation a pris pour cible l'OMC et c'est assez paradoxal, monsieur Huwart a raison parce que l'OMC qui cristallise ici toutes les critiques se veut un peu le gendarme du commerce mondial et introduire un peu plus de régulation. Alors la question que je me pose est de savoir si finalement ces manifestations-là ne rendent pas service aux dirigeants de l'OMC et aux participants de la conférence ministérielle, notamment les Européens, parce que finalement ces manifestants réclament quelque part un peu plus de régulation, un peu plus de contrôle.
Stéphane Paoli
C'est un paradoxe, ceux qui sont dans la rue à Seattle demandent des Etats forts ?
Philippe Bardoneau
Oui absolument, ils exigent le retour du politique, et c'est une des raisons pour lesquelles on a créé des institutions internationales, et notamment l'OMC, c'est pour lutter contre ce qu'on appelle la montée des souverainismes et les souverainismes qui conduisent souvent au nationalisme et qui conduisent à ce qu'on a vu entre 1920 et 1040.
Stéphane Paoli
Alain Rey on a vu un slogan " Fair trade, not free trade ".
Alain Rey
Je trouve que le mot fair que nous connaissons par fair play en français, est important pour faire la synthèse que réclamait tout à l'heure Jean-Marc Sylvestre en disant que c'était un peu incohérent. Parce que fair c'est pas seulement juste, c'est aussi un mot qui veut dire correct, honnête, moral et la requête assez forte qui se fait actuellement à Seattle c'est plus de morale là-dedans.
Auditeur
Tout le monde se félicite du débat démocratique qui semble s'instaurer par la présence des contestataires. Jusqu'à preuve du contraire et sauf information, il semble que les contestataires n'aient pas du tout été invités et qu'ils se sont invités. Donc je trouve assez paradoxal qu'aujourd'hui on se félicite de la présence des contestataires alors même que l'OMC est par définition un organisme peu démocratique.
François Huwart
Deux choses. La première c'est qu'en France en tout cas, nous avons organisé à la demande du premier ministre une concertation avec les ONG, avec les organisations syndicales, au cours de réunions multiples, deux débats ont été organisés au Parlement et la transparence, après l'expérience malheureuse de l'AMI en effet, et elle a été mise en pratique. Quant à 'l'invitation des ONG ou pas à Seattle, je dirai que c'est une conférence ministérielle, le fait qu'il y ait, en marge de la conférence ministérielle, des opinions publiques qui s'expriment normalement et librement, c'est une bonne chose. Ça ne met pas en cause la légitimité des gouvernements ou de leurs représentants à négocier. Je crois qu'en tous les cas en France on a organisé une concertation de bonne qualité et nous sommes légitimes parce que la position française et en grande partie la position européenne a été élaborée à partir de ce que nous ont dit les représentants de la société civile.
Stéphane Paoli
Les contestataires sont là quand même et pour la première fois les citoyens interviennent dans un débat qui engage la question de l'économie du monde.
Philippe Bardoneau
Ils sont là, ils se font entendre, alors effectivement c'est un peu sous la pression qu'ils ont exercé depuis plusieurs mois et que ces organisations sont présentes à Seattle et qu'elles ont été accréditées et qu'un symposium a été organisé. Alors bien sûr il n'est pas question de les faire participer à titre délibératif aux discussions qui vont avoir lieu, qui vont être très très longues, mais en revanche leur présence atteste d'une volonté, alors on peut dire que c'est une volonté cosmétique, que c'est pour apaiser les opinons publiques mais il y a une volonté de prendre l'avis de toutes ces organisations non gouvernementales dans la disparité, avec parfois des exigences contradictoires, paradoxales, exorbitantes. Tout ça n'est pas très simple à réguler.
Jean-Marc Sylvestre
Je crois qu'il faut corriger un peu ce que disait notre auditeur, à savoir que les ONG pour la première fois ont quand même été officiellement invitées à apporter leur opinion, leur position lors d'un symposium qui a eu lieu juste avant le démarrage de la conférence ministérielle et qu'ils ont été reçus par les dirigeants de l'OMC et par les représentants des états membres. La société civile en question s'est certes invitée, assez bruyamment on l'a vue aujourd'hui, dans les rues de Seattle, mais elle avait été aussi invitée à prendre la parole par les dirigeants de l'OMC. Il y avait une volonté politique des dirigeants de l'OMC d'associer la société civile au préalable à leurs discussion. Et la deuxième chose c'est que je crois que le fait que ce se soit passé à Seattle n'est pas indifférent. Parce que Seattle aux Etats-Unis est une ville aussi paradoxale. C'est effectivement la ville de la technologie triomphante, du capitalisme américain triomphant, avec la présence évidemment de Microsoft, de Boeing qui sont les plus gros employeurs de cette ville, mais cette ville a aussi une culture très contestatrice, c'est la ville de Jimmy Hendrix, c'est la ville où il y a une université qui est très performante et très remuante. Tout ça donne un climat qui ressemble à la fois à Woodstock et à la fois à ce qui se passait dans les années 67-68 aux Etats-Unis.
Stéphane Paoli
Vous avez raison d'insister sur certains aspects paradoxaux, vous dites grande ville industrielle, Microsoft, tout de même attaqué par les autorités américaines pour position dominante.
Auditeur
Dans les médias on a fait passer José Bové pour le défenseur du roquefort, d'autres pour des défenseurs de la baleine, de la nature ou des exceptions culturelles, mais j'ai pas beaucoup entendu parler de dimension philosophique de ce type de manifestation, parce qu'avec beaucoup de gens, on était nous samedi à Draguignan dans le Var, on a manifesté avec un troupeau de moutons, on a vraiment manifesté de façon très festive et on a vu que les gens, autant dans les idées qu'on défendait que dans la façon dont on l'exprimait étaient d'accord avec nous et je pense qu'il y a là la base d'une remise en cause de la société basée sur le gain et le profit, pour la création d'une société qui serait basée sur le partage, autant au niveau de la production qu'au niveau de la répartition des richesses. Et quand j'entends parler votre interlocuteur qui fait la confusion entre libéralisme et liberté, le libéralisme c'est pas la liberté. Quant à sa légitimité, on se pose la question, est-ce que c'est pas les limites du parlementarisme qu'on a sous les yeux ?
Stéphane Paoli
C'est une question intéressante. Fait-on la part trop belle au caractère contestataire de ce qui se passe en ce moment à Seattle, et pas suffisamment peut-être aux enjeux philosophiques ?
François Huwart
Je crois que nous sommes dans un début de négociation, il faut fixer un agenda, c'est un événement important où l'opinion publique s'exprime, je crois qu'il faudra qu'elle continue de s'exprimer pendant les trois ans de la négociation. Donc c'est une opération à long terme qui est menée et quant à l'aspect philosophique de la question, je redis que nous sommes précisément préoccupés par cet aspect des choses et si nous voulons parler de l'environnement, des normes sociales fondamentales, la sécurité sanitaire, le respect des services publics et la conception que nous avons de la solidarité est au centre de nos préoccupations, c'est bien pour répondre à cette question philosophique. En même temps je dirais que l'Union Européenne vient de faire une proposition en direction des pays les moins avancés, qui n'ont pas bénéficié suffisamment du précédent cycle de l'Uruguay Round et par conséquent c'est bien la preuve que nous voulons non seulement une OMC citoyenne mais nous voulons un meilleur partage de la croissance pour tous les pays du monde. Et l'enjeu aujourd'hui est de faire en sorte que les pays développés prennent bien en compte le fait que la croissance doit être partagée avec les pays en voie de développement.
Stéphane Paoli
Jean-Marc Sylvestre, vous prenez en compte cette dimension philosophique ?
Jean-Marc Sylvestre
Je pense qu'elle est présente dans les manifestations parce que ce sont des manifestations qui sont très citoyennes, avec des mots d'ordre sur la morale, sur le sens de la vie, sur la façon de vivre ensemble, sur la façon de s'organiser, sur les particularités culturelles, les particularités de langage. Ceci étant, je suis moins optimiste que monsieur Huwart lorsque je regarde les manifestants et ce qui se passe à Seattle aujourd'hui. Je constate qu'il y a une dimension du débat qui est un peu occultée et cette dimension c'est l'opposition qui existe aujourd'hui entre les pays riches qui ont formidablement profité en terme quantitatif de la mondialisation, du commerce, et les pays pauvres qui sont restés un peu en marge de cette évolution. Le vrai débat sur le fond, et c'est un peu la question que je voulais poser au ministre du Commerce extérieur, est-ce que le vrai débat à Seattle n'est pas justement entre les pauvres et les riches et non pas, comme on est en train de le dire, entre les Etats-Unis et l'Europe. Est-ce que le débat entre le riche et le pauvre n'est pas plus important aujourd'hui ?
François Huwart
Je partage tout à fait votre sentiment, je pense que le conflit transatlantique, Union Européenne Etats-Unis qui est un conflit traditionnel sur certains sujets auxquels nous sommes attachés, bien entendu, n'est pas le débat principal et que désormais dans la mondialisation c'est le débat nord-sud qui est en cause et c'est bien la place des pays en développement et je crois que tout le monde en est conscient, et notamment Pascal Lamy, c'est ce qui fait aujourd'hui que les positions sont éloignées et que l'Union Européenne est en train de développer des propositions qui vont dans ce sens-là. Je crois que si on dit par exemple aujourd'hui aux pays les moins avancés qu'à la fin de ce cycle la plupart de leurs produits pourront entrer en franchise sur nos marchés, c'est bien parce que nous avons la volonté de contribuer à leur développement. Là-dessus nous sommes d'accord, il ne faut pas accorder trop d'importance aux différends traditionnels entre les Etats-Unis et l'Europe.
Dominique Bromberger
La question que pose notre auditeur sur la dimension philosophique est assez logique, parce que à quoi assistons-nous, depuis la chute du mur de Berlin, c'est à la fin des idéologies, c'est au fait que par la force des choses une pratique, celle du libéralisme qui n'a pas toujours été théorisée et qui n'est pas unanimement acceptée dans sa théorie, s'est imposée parce qu'il n'y a pas d'idéologie de rechange. Et là ce à quoi on assiste à Seattle, c'est à une foule d'expressions de sous-culture en quelque sorte, d'éléments très partiels parce qu'il n'y a pas de structure de réflexion qui vienne pour offrir une alternative à la pratique du libéralisme.
Stéphane Paoli
Mais il y a clairement l'expression d'un besoin d'alternative.
Merci à François Huwart d'être resté en ligne avec nous à Seattle, d'un mot c'est fini, c'est calmé dans la rue ?
François Huwart
La rue est tout à fait calme, oui, mais on attend le président Clinton donc je pense que le nécessaire a été fait.
Stéphane Paoli
Merci d'avoir été en ligne avec nous. Philippe Bardoneau, on considère qu'il est ouvert ou non ce sommet ?
Philippe Bardoneau
Oui, je pense que maintenant on peut le dire, monsieur Huwart va certainement partir avec sa serviette pour travailler.
(source http://www.commerce-exterieur.gouv.fr, le 13 janvier 2000)