Texte intégral
Q - La défense en tête de l'agenda : est ce l' "effet Kosovo", ou le fruit de la maturité des Quinze ?
R - Pour moi, c'est plus une manifestation de maturité qu'un effet Kosovo. Ce dernier a certes joué, mais les esprits avaient commencé à évoluer avant. Avec l'euro, il est de plus en plus apparu comme une anomalie que l'Union européenne demeure inexistante dans le domaine de la défense, qu'elle ne puisse même pas en parler ! En rapprochant leurs positions, jusque là antagonistes, la France et la Grande-Bretagne ont pu faire ensemble la Déclaration de Saint-Malo (Déclaration franco-britannique de décembre 1998) qui a ouvert la voie à une vraie avancée des Quinze vers une capacité européenne autonome. C'est sur ce terrain préparé que la crise du Kosovo a agi comme un révélateur de l'ampleur de la disproportion des moyens militaires entre Américains et Européens. Les Britanniques et nous avons mis à profit cet effet Kosovo pour donner un élan plus général à l'Union. Nous sommes enfin en train de passer du discours aux faits, de la chimère à la réalité.
Q - Les structures envisagées ne reviennent elles pas à faire une OTAN-bis, sans les Etats-Unis ?
R - Personne n'y songe. Il n'est pas question de dupliquer les troupes ou les budgets ! De toute façon, il n'est plus admissible que l'Europe, au niveau qu'elle a atteint, n'ait pas de capacité propre pour évaluer les situations de crise, décider et mettre en oeuvre une action : nous sommes en train de mettre au point l'articulation Alliance/Identité européenne de défense qui nous permettra de passer d' "alliés européens" à "pilier européen autonome".
Q - Y a-t-il déjà un consensus entre Européens sur le degré d'autonomie par rapport à l'OTAN et aux Etats-Unis ?
R - Il y a désormais un consensus à Quinze pour donner chair à cette idée de défense européenne. Sur le processus de décision, mettons d'abord en place à Helsinki un bon dispositif européen, développons nos capacités et les choses se clarifieront d'elles-mêmes lorsqu'il y aura une crise à traiter.
Q - Les dirigeants européens passent une bonne partie de leur temps à rassurer les Américains. Sont-ils si inquiets ?
R - J'estime qu'au sein d'une même Alliance, nous n'avons pas à nous "rassurer", mais à nous faire confiance. Les Américains sont partagés, certains d'entre eux veulent une Alliance avec des laisses courtes, dans laquelle tout ou presque se décide à Washington, situation commode pour eux. Ceux-là s'inquiètent d'avoir à négocier dans l'Alliance avec un pôle européen devenu trop autonome ou trop fort. En affichant leur inquiétude, ils espèrent décourager les Européens, les moins résolus.
Q - Veulent ils garder un droit de veto sur les affaires européennes ?
R - Ils réclament un meilleur partage du fardeau, mais ne sont pas spontanément prêts à un partage de la décision. Cela dit d'autres responsables américains voient bien l'intérêt pour l'Alliance, voire pour les Etats-Unis - dont le leadership ne doit pas être abusif pour continuer d'être accepté - , de l'évolution que nous conduisons.
Q - Vous avez dit à propos de l'euro qu'il aurait un "choc fédérateur" en Europe. Que diriez-vous à propos de la défense européenne ?
R - En 1996, j'avais déclaré que non seulement l'euro se ferait, mais qu'il entraînerait un choc fédérateur dans l'économie et peut être au delà. Je le pense toujours pour l'économie et ce processus se poursuit. A cet égard l'harmonisation fiscale est une nécessité. En revanche, deux ans et demi d'expérience ministérielle dans le cadre de l'Europe à Quinze m'ont convaincu qu'il n'y aurait pas d'effet fédérateur automatique et que la méthode euro n'était pas transposable telle quelle à la politique étrangère et à la défense. C'est pourquoi nous progressons autrement.
Q - L'Europe a fait un marché, une monnaie, demain une défense... Une Europe est en train de se dessiner, mais laquelle ?
R - J'ai toujours refusé de faire rentrer l'Union Européenne dans une catégorie préétablie, "fédérale", "confédérale", ou autre. Ce que nous construisons depuis des décennies est original. Compte tenu des données politiques et historiques, une approche pragmatique, évitant tout débat théorique stérile, était la seule méthode possible, une ruse historique bénéfique mais elle est en train d'épuiser ses effets et de devenir anxiogène. Aujourd'hui, en effet, avec la perspective et la pression d'un grand élargissement, on ne peut plus éluder le débat sur les limites géographiques et institutionnelles de l'Europe sur lesquelles nous fonderons un équilibre européen stable.
Q - Il y a justement un débat en cours sur les réformes institutionnelles à réaliser avant le premier élargissement. Où mettez vous la barre pour ces réformes ?
En soi, la reconnaissance de la nécessité d'une réforme préalable à l'élargissement constitue une victoire de nos idées (la France, avec la Belgique et l'Italie, avait signé un "protocole annexe" au Traité d'Amsterdam, en 1997, demandant une réforme institutionnelle avant tout nouvel élargissement). Tous les Européens admettent aujourd'hui que si l'Union continue à s'élargir sans s'adapter, elle finira par se paralyser ou se dissoudre, ou les deux. Depuis dix ans, partisans et adversaires de l'élargissement s'opposaient. Aujourd'hui, la synthèse s'est faite. L'élargissement aura lieu. Il doit être sérieusement négocié, maîtrisé, et précédé d'une réforme institutionnelle. Quelle réforme ? J'observerai qu'on ne peut pas à la fois dire qu'il faut être plus ambitieux, élargir le champ de la CIG pour préparer l'Europe des vingt années à venir et prétendre conclure sous présidence française du deuxième semestre 2000 pour être prêt à l'élargissement à partir de 2003. C'est incompatible !
Q - Où va votre préférence ?
R - Nous préconisons de ne "pas charger la barque", ce qui augmentera nos chances d'aboutir sous notre présidence, et d'être prêts à accueillir les pays qui seront prêts à entrer à partir de 2003. Ne pas charger la barque cela veut dire nous concentrer sur ce qui est indispensable: la nécessaire repondération des voix, l'extension à de nouveaux domaines du vote à la majorité qualifiée, le format de la Commission. Peut-être faudra-t-il aussi faciliter les coopérations renforcées. Certains voudraient aller plus loin, faire une plus grande réforme, rédiger "la" Constitution européenne, mais ils ne sont pas prêts à en tirer les conséquences quant au calendrier réforme - élargissement.
Q - Donc pour vous l'idéal serait d'aller plus loin, mais il est impossible politiquement d'aller au-delà du "rafistolage" proposé ?
R - Nous mettre d'accord sur les trois points restés en suspens à Amsterdam ne serait pas un "rafistolage". Cela dit, il est clair qu'en matière de réformes il y aura un après-CIG. Tôt ou tard, d'une façon ou d'une autre, face au risque de paralysie, une différenciation s'imposera; Il y aura un socle d'obligations et de politique communes qui continuera de lier tous les états membres à égalité de droits et de devoirs et de les faire converger. Et en plus, diverses actions ou politiques conçues et menées par ceux qui le voudront, selon le principe de la géométrie variable.
Q - Jusqu'où va l'Europe ? Jacques Attali, dans un rapport que vous lui avez commandé, y place la Russie...
R - Pour moi, la Russie n'a pas vocation à entrer dans l'Union européenne, mais à être un de ses plus grands partenaires stratégiques. Un statut à inventer pour les principaux interlocuteurs de l'Union dans le monde, à commencer par ses voisins à l'est, au sud-est et au sud. Pour arrêter les limites de l'Europe, il faut regarder la géographie, tenir compte de l'histoire, et trancher politiquement.
Q - Et la Turquie ? L'Europe ira-t-elle jusqu'à l'Anatolie ?
R - Sans sous-estimer les problèmes qui en découlent, les Quinze admettent aujourd'hui qu'en reconnaissant depuis 1963 à la Turquie une "vocation européenne" un engagement a été pris envers elle. Ils en tirent la conclusion que la Turquie doit se voir reconnaître le statut de candidate, mais elle aura ensuite à respecter les critères de Copenhague (mise en place d'institutions stables garantissant la démocratie, la primauté du droit, le respect des Droits de l'Homme et des minorités, une économie de marché viable) avant que la négociation d'adhésion ne puisse débuter. Les dirigeants turcs se disent prêts à s'engager dans ce sens. S'agissant de l'Ukraine, nous n'avons pas encore décidé comment nous traiterions ce cas. Quant aux autres pays européens, y compris ceux des Balkans, ils ont clairement vocation à entrer un jour ou l'autre dans l'Union .
Q - N'est ce pas intellectuellement très complexe d'envisager une Europe intégrant des nations avec de tels décalages ?
R - Bien sûr que si, mais on ne peut refuser de voir cette réalité. La problématique de l'élargissement, de l'intégration harmonieuse des nouveaux membres, de leur "européanisation" va dominer la vie européenne pendant dix à vingt ans, ce qui remet d'ores et déjà en cause une certaine vision linéaire des progrès de la construction et de l'intégration européennes. Faire survivre notre projet européen - une Europe puissance, comme un des pôles du monde multipolaire - au grand élargissement imposera la géométrie variable./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 13 décembre 1999).
R - Pour moi, c'est plus une manifestation de maturité qu'un effet Kosovo. Ce dernier a certes joué, mais les esprits avaient commencé à évoluer avant. Avec l'euro, il est de plus en plus apparu comme une anomalie que l'Union européenne demeure inexistante dans le domaine de la défense, qu'elle ne puisse même pas en parler ! En rapprochant leurs positions, jusque là antagonistes, la France et la Grande-Bretagne ont pu faire ensemble la Déclaration de Saint-Malo (Déclaration franco-britannique de décembre 1998) qui a ouvert la voie à une vraie avancée des Quinze vers une capacité européenne autonome. C'est sur ce terrain préparé que la crise du Kosovo a agi comme un révélateur de l'ampleur de la disproportion des moyens militaires entre Américains et Européens. Les Britanniques et nous avons mis à profit cet effet Kosovo pour donner un élan plus général à l'Union. Nous sommes enfin en train de passer du discours aux faits, de la chimère à la réalité.
Q - Les structures envisagées ne reviennent elles pas à faire une OTAN-bis, sans les Etats-Unis ?
R - Personne n'y songe. Il n'est pas question de dupliquer les troupes ou les budgets ! De toute façon, il n'est plus admissible que l'Europe, au niveau qu'elle a atteint, n'ait pas de capacité propre pour évaluer les situations de crise, décider et mettre en oeuvre une action : nous sommes en train de mettre au point l'articulation Alliance/Identité européenne de défense qui nous permettra de passer d' "alliés européens" à "pilier européen autonome".
Q - Y a-t-il déjà un consensus entre Européens sur le degré d'autonomie par rapport à l'OTAN et aux Etats-Unis ?
R - Il y a désormais un consensus à Quinze pour donner chair à cette idée de défense européenne. Sur le processus de décision, mettons d'abord en place à Helsinki un bon dispositif européen, développons nos capacités et les choses se clarifieront d'elles-mêmes lorsqu'il y aura une crise à traiter.
Q - Les dirigeants européens passent une bonne partie de leur temps à rassurer les Américains. Sont-ils si inquiets ?
R - J'estime qu'au sein d'une même Alliance, nous n'avons pas à nous "rassurer", mais à nous faire confiance. Les Américains sont partagés, certains d'entre eux veulent une Alliance avec des laisses courtes, dans laquelle tout ou presque se décide à Washington, situation commode pour eux. Ceux-là s'inquiètent d'avoir à négocier dans l'Alliance avec un pôle européen devenu trop autonome ou trop fort. En affichant leur inquiétude, ils espèrent décourager les Européens, les moins résolus.
Q - Veulent ils garder un droit de veto sur les affaires européennes ?
R - Ils réclament un meilleur partage du fardeau, mais ne sont pas spontanément prêts à un partage de la décision. Cela dit d'autres responsables américains voient bien l'intérêt pour l'Alliance, voire pour les Etats-Unis - dont le leadership ne doit pas être abusif pour continuer d'être accepté - , de l'évolution que nous conduisons.
Q - Vous avez dit à propos de l'euro qu'il aurait un "choc fédérateur" en Europe. Que diriez-vous à propos de la défense européenne ?
R - En 1996, j'avais déclaré que non seulement l'euro se ferait, mais qu'il entraînerait un choc fédérateur dans l'économie et peut être au delà. Je le pense toujours pour l'économie et ce processus se poursuit. A cet égard l'harmonisation fiscale est une nécessité. En revanche, deux ans et demi d'expérience ministérielle dans le cadre de l'Europe à Quinze m'ont convaincu qu'il n'y aurait pas d'effet fédérateur automatique et que la méthode euro n'était pas transposable telle quelle à la politique étrangère et à la défense. C'est pourquoi nous progressons autrement.
Q - L'Europe a fait un marché, une monnaie, demain une défense... Une Europe est en train de se dessiner, mais laquelle ?
R - J'ai toujours refusé de faire rentrer l'Union Européenne dans une catégorie préétablie, "fédérale", "confédérale", ou autre. Ce que nous construisons depuis des décennies est original. Compte tenu des données politiques et historiques, une approche pragmatique, évitant tout débat théorique stérile, était la seule méthode possible, une ruse historique bénéfique mais elle est en train d'épuiser ses effets et de devenir anxiogène. Aujourd'hui, en effet, avec la perspective et la pression d'un grand élargissement, on ne peut plus éluder le débat sur les limites géographiques et institutionnelles de l'Europe sur lesquelles nous fonderons un équilibre européen stable.
Q - Il y a justement un débat en cours sur les réformes institutionnelles à réaliser avant le premier élargissement. Où mettez vous la barre pour ces réformes ?
En soi, la reconnaissance de la nécessité d'une réforme préalable à l'élargissement constitue une victoire de nos idées (la France, avec la Belgique et l'Italie, avait signé un "protocole annexe" au Traité d'Amsterdam, en 1997, demandant une réforme institutionnelle avant tout nouvel élargissement). Tous les Européens admettent aujourd'hui que si l'Union continue à s'élargir sans s'adapter, elle finira par se paralyser ou se dissoudre, ou les deux. Depuis dix ans, partisans et adversaires de l'élargissement s'opposaient. Aujourd'hui, la synthèse s'est faite. L'élargissement aura lieu. Il doit être sérieusement négocié, maîtrisé, et précédé d'une réforme institutionnelle. Quelle réforme ? J'observerai qu'on ne peut pas à la fois dire qu'il faut être plus ambitieux, élargir le champ de la CIG pour préparer l'Europe des vingt années à venir et prétendre conclure sous présidence française du deuxième semestre 2000 pour être prêt à l'élargissement à partir de 2003. C'est incompatible !
Q - Où va votre préférence ?
R - Nous préconisons de ne "pas charger la barque", ce qui augmentera nos chances d'aboutir sous notre présidence, et d'être prêts à accueillir les pays qui seront prêts à entrer à partir de 2003. Ne pas charger la barque cela veut dire nous concentrer sur ce qui est indispensable: la nécessaire repondération des voix, l'extension à de nouveaux domaines du vote à la majorité qualifiée, le format de la Commission. Peut-être faudra-t-il aussi faciliter les coopérations renforcées. Certains voudraient aller plus loin, faire une plus grande réforme, rédiger "la" Constitution européenne, mais ils ne sont pas prêts à en tirer les conséquences quant au calendrier réforme - élargissement.
Q - Donc pour vous l'idéal serait d'aller plus loin, mais il est impossible politiquement d'aller au-delà du "rafistolage" proposé ?
R - Nous mettre d'accord sur les trois points restés en suspens à Amsterdam ne serait pas un "rafistolage". Cela dit, il est clair qu'en matière de réformes il y aura un après-CIG. Tôt ou tard, d'une façon ou d'une autre, face au risque de paralysie, une différenciation s'imposera; Il y aura un socle d'obligations et de politique communes qui continuera de lier tous les états membres à égalité de droits et de devoirs et de les faire converger. Et en plus, diverses actions ou politiques conçues et menées par ceux qui le voudront, selon le principe de la géométrie variable.
Q - Jusqu'où va l'Europe ? Jacques Attali, dans un rapport que vous lui avez commandé, y place la Russie...
R - Pour moi, la Russie n'a pas vocation à entrer dans l'Union européenne, mais à être un de ses plus grands partenaires stratégiques. Un statut à inventer pour les principaux interlocuteurs de l'Union dans le monde, à commencer par ses voisins à l'est, au sud-est et au sud. Pour arrêter les limites de l'Europe, il faut regarder la géographie, tenir compte de l'histoire, et trancher politiquement.
Q - Et la Turquie ? L'Europe ira-t-elle jusqu'à l'Anatolie ?
R - Sans sous-estimer les problèmes qui en découlent, les Quinze admettent aujourd'hui qu'en reconnaissant depuis 1963 à la Turquie une "vocation européenne" un engagement a été pris envers elle. Ils en tirent la conclusion que la Turquie doit se voir reconnaître le statut de candidate, mais elle aura ensuite à respecter les critères de Copenhague (mise en place d'institutions stables garantissant la démocratie, la primauté du droit, le respect des Droits de l'Homme et des minorités, une économie de marché viable) avant que la négociation d'adhésion ne puisse débuter. Les dirigeants turcs se disent prêts à s'engager dans ce sens. S'agissant de l'Ukraine, nous n'avons pas encore décidé comment nous traiterions ce cas. Quant aux autres pays européens, y compris ceux des Balkans, ils ont clairement vocation à entrer un jour ou l'autre dans l'Union .
Q - N'est ce pas intellectuellement très complexe d'envisager une Europe intégrant des nations avec de tels décalages ?
R - Bien sûr que si, mais on ne peut refuser de voir cette réalité. La problématique de l'élargissement, de l'intégration harmonieuse des nouveaux membres, de leur "européanisation" va dominer la vie européenne pendant dix à vingt ans, ce qui remet d'ores et déjà en cause une certaine vision linéaire des progrès de la construction et de l'intégration européennes. Faire survivre notre projet européen - une Europe puissance, comme un des pôles du monde multipolaire - au grand élargissement imposera la géométrie variable./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 13 décembre 1999).