Texte intégral
Philippe Reinhard.- Comment le secrétaire général d'une grande organisation syndicale réagit-il à l'envoi en prison et aux conditions de l'interpellation de José Bové ?
Marc Blondel.- " Les moyens employés, le déploiement de forces utilisé pour se saisir de la personne de Bové, comme s'il s'agissait d'un gangster ou d'un hors-la-loi dangereux, c'est évidemment disproportionné. Et en même temps, on est à la veille du 14 juillet et je me demande s'il ne fallait pas le mettre en prison pour ensuite le gracier. C'est encore une fois de la communication. Le pouvoir semble dire au pays: "Dormez en paix, nous veillons à votre sécurité."
Il y a une tendance actuelle au durcissement des contacts entre policiers et manifestants. Je l'ai moi-même ressenti dans les manifestations récentes. Il y avait un parfum des années soixante, quand les CRS dialoguaient à coups de "bidules" (ndlr: les longues matraques dont étaient équipées à l'époque les forces de l'ordre). Il en est de même quand le gouvernement refuse d'étaler les retenues pour grèves sur plusieurs mois et veut retenir les week-ends et jours fériés. C'est de la provocation-répression ".
- Les grèves et les manifestations du mois et demi écoulé se sont achevées sans que vous n'ayez rien obtenu. Cela ne vous laisse-t-il pas un goût amer ?
" Plus qu'amer. C'est presque du fiel. Le manque de considération du gouvernement pour l'expression publique confine au mépris.
Le 14 juillet, Jacques Chirac va dire aux Français qu'il a sauvé le régime des retraites par répartition. Or, les fonctionnaires n'ont pas de régime par répartition. D'ici à 2020, il faudra dégager un financement de 43 milliards d'euros. Ils en ont trouvé 17 grâce à des économies. Et 15 de plus si le chômage passait sous la barre des 5 % en 2008. De quoi laisser sceptique, mais même en admettant ces hypothèses, cela ne fait pas le compte. Cette réforme n'est pas financée. Ce sont des promesses de Gascon.
Dans cette affaire, Raffarin s'est débarrassé du problème. Il a fait de la communication et mobilisé les gens en jouant sur des réflexes poujadistes, en dénonçant les fonctionnaires comme des nantis. Mais ce qu'il pense avoir gagné à court terme fera obligatoirement effet boomerang à un moment ".
- Le gouvernement et sa majorité chantent victoire. Ont-ils vraiment gagné la partie ?
" Oui, c'est une victoire mais à la Pyrrhus. Ils ont agi comme s'il s'agissait d'un avatar électoral. Le social, ce n'est pas cela. Le social, c'est la réalité concrète. Et cette réalité, dans dix ans, ce sera l'émergence d'une catégorie de SDF du troisième âge, parce que bien peu auront été en mesure de cotiser 40 ans et bientôt 42. On va vers l'intermittence pour tout le monde. Combien de salariés seront-ils en mesure de toucher leur retraite à taux plein dans ces circonstances ? "
- Pour la première fois, on a assisté à des manifestations significatives d'usagers contre les grèves. Cela peut-il vous amener à modifier votre stratégie pour l'avenir ?
" Je ne me laisse pas impressionner par quelques milliers de personnes qui sont descendues dans les rues au cri de "Blondel t'es foutu, les Vuitton sont dans la rue". Une série de gens de bonne foi, des travailleurs, sont manipulés par les holdings financiers pour lesquels les grèves induisent une baisse de leurs profits. Ce type de réaction est fortement teinté à droite et il y a osmose entre Raffarin et ces gens-là.
Notre société est incapable de donner du travail à tout le monde et c'est le vrai scandale. Mais le jour où il y a une grève, on nous dit: "Comment! Aujourd'hui les fourmis refusent de travailler !" On est tout de même libre de travailler ou pas, sauf à imposer le travail obligatoire ".
- L'automne sera-t-il chaud, ainsi que certains le prédisent déjà ?
" Je veille pour ma part à ne pas m'inscrire dans cette notion de je ne sais quel deuxième ou troisième tour social. Cela laisserait supposer que je prends le relais des politiques. Mais je crains que le sentiment d'humiliation et de frustration soit tel que cela parte avant que les organisations syndicales aient lancé quelque consigne que ce soit. Les gens ont parfaitement compris que ce qui était remis en cause, c'était le contrat républicain de 1945, les garanties sociales fondamentales: les retraites et l'assurance-maladie, qui étaient pour l'essentiel financées collectivement et solidairement, glisseraient vers des couvertures individuelles dans le cadre du marché. La spécificité française laisserait le passage à la couverture anglo-saxonne. Il n'est donc pas impossible qu'après la frustration des retraites, les syndicats se trouvent devant une réaction spontanée des salariés pour la défense de l'assurance-maladie ".
- Vous défendez la retraite des autres. Comment abordez-vous la vôtre, qui surviendra en février prochain ?
" Je l'ai négligée jusqu'ici. Je n'ai pas de gros besoins, ma retraite me suffira. Je n'aurai plus de responsabilité au plan syndical, mais j'irai au bout de mon mandat au BIT (Bureau international du travail). Je m'investirai encore davantage dans la défense des droits de l'homme et je vais essayer de faire quelque chose pour développer partout des syndicats libres, sans lesquels il n'y a pas de vraie démocratie.
Je n'ai jamais eu l'occasion de tourner en rond. Je ne sais pas ce que c'est que de ne rien faire. Alors, je ne sais pas encore comment je vais réagir. Moi qui, même en vacances, recevais les dépêches à 11 h, je vais peut-être attendre le courrier. Quoi qu'il en soit, je ne serai pas désoccupé. Rien que l'exploration de la bibliothèque et des archives que m'a léguées mon ami Zeller (NDLR: ancien Grand Maître du Grand Orient), cela devrait m'occuper quelques années ".
(Source : http://www.force-ouvriere.org, le 2 juillet 2003)
Marc Blondel.- " Les moyens employés, le déploiement de forces utilisé pour se saisir de la personne de Bové, comme s'il s'agissait d'un gangster ou d'un hors-la-loi dangereux, c'est évidemment disproportionné. Et en même temps, on est à la veille du 14 juillet et je me demande s'il ne fallait pas le mettre en prison pour ensuite le gracier. C'est encore une fois de la communication. Le pouvoir semble dire au pays: "Dormez en paix, nous veillons à votre sécurité."
Il y a une tendance actuelle au durcissement des contacts entre policiers et manifestants. Je l'ai moi-même ressenti dans les manifestations récentes. Il y avait un parfum des années soixante, quand les CRS dialoguaient à coups de "bidules" (ndlr: les longues matraques dont étaient équipées à l'époque les forces de l'ordre). Il en est de même quand le gouvernement refuse d'étaler les retenues pour grèves sur plusieurs mois et veut retenir les week-ends et jours fériés. C'est de la provocation-répression ".
- Les grèves et les manifestations du mois et demi écoulé se sont achevées sans que vous n'ayez rien obtenu. Cela ne vous laisse-t-il pas un goût amer ?
" Plus qu'amer. C'est presque du fiel. Le manque de considération du gouvernement pour l'expression publique confine au mépris.
Le 14 juillet, Jacques Chirac va dire aux Français qu'il a sauvé le régime des retraites par répartition. Or, les fonctionnaires n'ont pas de régime par répartition. D'ici à 2020, il faudra dégager un financement de 43 milliards d'euros. Ils en ont trouvé 17 grâce à des économies. Et 15 de plus si le chômage passait sous la barre des 5 % en 2008. De quoi laisser sceptique, mais même en admettant ces hypothèses, cela ne fait pas le compte. Cette réforme n'est pas financée. Ce sont des promesses de Gascon.
Dans cette affaire, Raffarin s'est débarrassé du problème. Il a fait de la communication et mobilisé les gens en jouant sur des réflexes poujadistes, en dénonçant les fonctionnaires comme des nantis. Mais ce qu'il pense avoir gagné à court terme fera obligatoirement effet boomerang à un moment ".
- Le gouvernement et sa majorité chantent victoire. Ont-ils vraiment gagné la partie ?
" Oui, c'est une victoire mais à la Pyrrhus. Ils ont agi comme s'il s'agissait d'un avatar électoral. Le social, ce n'est pas cela. Le social, c'est la réalité concrète. Et cette réalité, dans dix ans, ce sera l'émergence d'une catégorie de SDF du troisième âge, parce que bien peu auront été en mesure de cotiser 40 ans et bientôt 42. On va vers l'intermittence pour tout le monde. Combien de salariés seront-ils en mesure de toucher leur retraite à taux plein dans ces circonstances ? "
- Pour la première fois, on a assisté à des manifestations significatives d'usagers contre les grèves. Cela peut-il vous amener à modifier votre stratégie pour l'avenir ?
" Je ne me laisse pas impressionner par quelques milliers de personnes qui sont descendues dans les rues au cri de "Blondel t'es foutu, les Vuitton sont dans la rue". Une série de gens de bonne foi, des travailleurs, sont manipulés par les holdings financiers pour lesquels les grèves induisent une baisse de leurs profits. Ce type de réaction est fortement teinté à droite et il y a osmose entre Raffarin et ces gens-là.
Notre société est incapable de donner du travail à tout le monde et c'est le vrai scandale. Mais le jour où il y a une grève, on nous dit: "Comment! Aujourd'hui les fourmis refusent de travailler !" On est tout de même libre de travailler ou pas, sauf à imposer le travail obligatoire ".
- L'automne sera-t-il chaud, ainsi que certains le prédisent déjà ?
" Je veille pour ma part à ne pas m'inscrire dans cette notion de je ne sais quel deuxième ou troisième tour social. Cela laisserait supposer que je prends le relais des politiques. Mais je crains que le sentiment d'humiliation et de frustration soit tel que cela parte avant que les organisations syndicales aient lancé quelque consigne que ce soit. Les gens ont parfaitement compris que ce qui était remis en cause, c'était le contrat républicain de 1945, les garanties sociales fondamentales: les retraites et l'assurance-maladie, qui étaient pour l'essentiel financées collectivement et solidairement, glisseraient vers des couvertures individuelles dans le cadre du marché. La spécificité française laisserait le passage à la couverture anglo-saxonne. Il n'est donc pas impossible qu'après la frustration des retraites, les syndicats se trouvent devant une réaction spontanée des salariés pour la défense de l'assurance-maladie ".
- Vous défendez la retraite des autres. Comment abordez-vous la vôtre, qui surviendra en février prochain ?
" Je l'ai négligée jusqu'ici. Je n'ai pas de gros besoins, ma retraite me suffira. Je n'aurai plus de responsabilité au plan syndical, mais j'irai au bout de mon mandat au BIT (Bureau international du travail). Je m'investirai encore davantage dans la défense des droits de l'homme et je vais essayer de faire quelque chose pour développer partout des syndicats libres, sans lesquels il n'y a pas de vraie démocratie.
Je n'ai jamais eu l'occasion de tourner en rond. Je ne sais pas ce que c'est que de ne rien faire. Alors, je ne sais pas encore comment je vais réagir. Moi qui, même en vacances, recevais les dépêches à 11 h, je vais peut-être attendre le courrier. Quoi qu'il en soit, je ne serai pas désoccupé. Rien que l'exploration de la bibliothèque et des archives que m'a léguées mon ami Zeller (NDLR: ancien Grand Maître du Grand Orient), cela devrait m'occuper quelques années ".
(Source : http://www.force-ouvriere.org, le 2 juillet 2003)