Interview de M. François Bayrou, président de l'UDF, à France inter le 15 avril 2004, sur le projet de loi sur la décentralisation, les relations entre le gouvernement et l'UDF, la réduction du temps de travail, la réforme du système de santé et de l'assurance maladie et sur les élections européennes.

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Média : France Inter

Texte intégral

Q- S. Paoli-. Jusqu'où le partenariat ira-t-il dans la majorité ? Combien de courants ? Le Premier ministre, alors que les centristes venaient hier de s'abstenir de voter le texte sur les nouvelles compétences allouées aux collectivités, a proposé des "rapports de partenariats" à F. Bayrou. J.-P. Raffarin affaibli, une majorité qui s'interroge. Comment aborder les grands chantiers politiques : la question des 35 heures aujourd'hui reposée, la réforme du système de santé et bientôt les européennes ?
Prenons un cas concret : la majorité a-t-elle voté pour la décentralisation ou a-t-elle voté "pour empêcher, comme dit Le Canard Enchaîné, J.-P. Raffarin de démissionner" ?
R- "Le jugement qui a été porté, y compris par les députés UMP, sur le texte qui était proposé au vote, a été, c'est le moins que l'on puisse dire, un jugement sévère. Il y a même eu des mots que je ne peux pas répéter..."
Q- Certains disaient : "Le texte est mauvais".
R- "Oui, ils ont dit pire ! A telle enseigne que le Premier ministre est venu devant les groupes de l'Assemblée nationale et de la majorité, pour dire : "Rassurez-vous, ça n'est pas le texte qui sera adopté, on va le changer et en proposer un autre". Et donc l'UDF a dit, logiquement : on s'abstient. Parce que, comme on ne sait pas ce que sera le texte définitif, le moins que l'on puisse faire, c'est d'avoir cette attitude de réserve et de distance à l'égard d'un texte qui ne répondait pas aux deux questions fondamentales que les Français se posent à propos de la décentralisation, et qui sont simples comme le jour, qui sont, premièrement : qui va faire quoi ? Que l'on y comprenne quelque chose, c'est tellement compliqué, c'est tellement un labyrinthe, il y a tellement d'intervenants différents, de six ou sept niveaux, qu'un citoyen normal ne peut pas s'y retrouver. Et je vous dirais même que beaucoup d'élus, initiés, ne s'y retrouvent pas. Premièrement, ce n'est pas clair, cela n'a pas été clarifié. Et deuxièmement, quelles sont les ressources ? Les transferts de compétences vont-ils se faire avec des transferts de ressources ou, au contraire, va-t-on déshabiller Pierre pour habiller Paul, confier de nouvelles compétences pour, en réalité, augmenter les impôts locaux sans que le citoyen s'y retrouve ? Quand il n'y a pas de réponses aux questions, la ligne que l'UDF a arrêtée est simple : on vote ce qui est bon, et pour le reste, eh bien, soit on s'abstient, soit on vote contre."
Q- Quelle base pour un partenariat dans la majorité aujourd'hui, alors que vous êtes confronté à un Premier ministre très affaibli, au passage un président de la République qui est maintenant un peu seul en première ligne, des députés de l'UMP, dont une quarantaine hier, comme vous, se sont abstenus de voter parce qu'ils ne comprenaient pas le texte ? Comment engager une action politique sur des chantiers politiques de première importance ? On va reparler des 35 heures, mais surtout de la réforme du système de santé. Dans quel état ?
R- "Vous avez raison. La situation politique, démocratique de la France est préoccupante. Je crois à la profondeur de la crise que nous sommes en train de vivre, et je pense que cette crise devrait nous amener à des changements beaucoup plus profonds que ceux qui ont été adoptés. C'est même la raison pour laquelle l'UDF n'a pas participé au Gouvernement : c'est parce qu'elle estimait que les conditions de la réponse que l'on devait aux Français n'étaient pas apportées, n'étaient pas réunies. Et donc, il y a une situation extrêmement préoccupante, c'est vrai. Et en même temps, il faut se saisir des occasions pour dire ce qu'on pense. On ne peut pas s'asseoir sur le bord de la route, croiser les bras et ne plus apporter au débat les éléments d'information, d'analyse, les idées que l'on peut avoir. Pour moi, j'ai dit, en effet, au Premier ministre, que qu'elle qu'ait pu être l'analyse que nous ayons portée sur la formation du Gouvernement, sur son architecture - un gouvernement de 43 ministres, vous savez bien que je pense que cela ne peut pas marcher -, mais il demeure que cependant, chaque fois qu'il nous consultera, qu'il nous invitera, qu'il nous demandera de participer à une discussion, nous le ferons, parce que c'est de l'intérêt du pays, aujourd'hui, en effet, fragilisé, dont il s'agit."
Q- Je vais faire vraiment le candide que je suis jusqu'au bout : à vous écouter, F. Bayrou, ce matin, on a l'impression que cela ne peut pas marcher !
R- "Non, je suis inquiet sur la situation politique de la France, je suis inquiet depuis deux ans. Et vous aurez observé que, chacune des inquiétudes..."
Q- Aviez-vous déjà connu une situation politique de cette nature ?
R- "Pas vraiment. Il me semble que, en effet, il y a une telle incertitude dans les esprits qu'il faudrait proposer au pays une vision forte pour qu'il choisisse un chemin. Et qui dit "vision forte" dit équipe de gouvernement resserrée, avec un petit nombre de responsables, extrêmement solidaires entre eux, si possible expérimentés, et qui avancent vers la résolution des problèmes du pays, en ayant, avec les Français, un échange fondé sur la vérité de la situation. Alors, en effet, vous savez, depuis deux ans, que je trouve que cela n'est pas le chemin qui avait été choisi. J'espère que l'on aura des ressaisissements, même si je suis inquiet sur beaucoup d'éléments de la situation. Mais il faut bien que l'on trouve un chemin d'optimisme, parce que l'on ne peut pas non plus baisser les bras."
Q- Et dans l'espace politique que vous-même occupez, quand le président de la République reprend - on l'a lu partout, dans tous les journaux - beaucoup des idées que vous aviez vous-même défendues, quelles conclusions en tirez-vous ?
R- "Que si on l'avait fait plut tôt, on n'aurait pas eu la crise qu'on a rencontrée, que les Français auraient sans doute davantage adhéré à l'action, que le Gouvernement est en charge de la justice. Car, je prends les informations que l'on vient d'entendre à l'instant : il y a cette affaire de l'Unedic. Alors, naturellement, l'Unedic, ce sont les partenaires sociaux. Cependant, il me semble que le Gouvernement aurait pu dire : "Attention, on ne peut pas rompre un contrat signé avec des citoyens français sur une durée d'indemnisation, avec en contrepartie une formation, pour trouver un autre emploi ou créer une entreprise". Quand les pouvoirs publics signent un contrat dans un pays comme le nôtre, ce contrat doit être respecté. Et je pense que, le Gouvernement aurait très bien pu dire cela. Nous l'avons dit nous-mêmes à propos de l'ASS - l'Allocation de solidarité des chômeurs en fin de droits - : on est, quand on est au Gouvernement, surtout dans une situation de crise comme la nôtre, dépositaires de l'idée de la justice. Si l'idée de la justice n'est pas respectée, il y a comme une rupture entre les citoyens et le pouvoir, et le Gouvernement doit assumer l'idée de la justice pour garder la cohésion du pays."
Q- Deux grands sujets politiques : la question des 35 heures à nouveau posée. Le président du groupe UDF à l'Assemblée, H. Morin, considère que "le Gouvernement, je le cite mot à mot, aurait dû être moins frileux pour réformer les 35 heures". Qu'en dites-vous ?
R- "Je pense que les 35 heures ont été une erreur pour la France. Alors, je sais bien que beaucoup de ceux qui nous écoutent considèrent que cela a été un avantage pour eux..."
Q- Et les remettre en cause pourrait être pourrait créer un très grave revers politique pour le Gouvernement, dit l'opposition...
R- "Je ne pense pas que ce soit sous cette forme qu'il faut analyser une situation aussi lourde de conséquences que celle de l'augmentation continue du coût du travail en France. Parce que, les 35 heures, cela se traduit bien au bout du compte par une augmentation du coût du travail. Si, comme je le pense, les 35 heures ont desservi un très grand nombre d'entreprises et ont donc fait fuir un très grand nombre d'emplois, alors il aurait été normal, dans les lendemains de cette élection de 2002, de traiter de cette question. Et je pense qu'on aurait pu le faire par des mesures extrêmement simples, qui consistaient à parler du coût du travail et à libérer la volonté de gagner plus qu'un très grand nombre de Français, surtout dans les bas salaires, avaient. Je pense que, de ce point de vue-là, en effet, il y a eu
de la frilosité. ''
Q- A propos de la réforme du système de santé, le docteur P. Pelloux, qui était l'invité de Questions Directes, au début de la semaine, fait de l'hôpital un peu le coeur de notre société, et donc de la réforme du système de santé et de l'hôpital, une question de choix de société. Un hôpital ouvert à tous ou un hôpital qui va commencer par prendre en compte des questions de rentabilité ? La question vous apparaît-elle aussi tranchée que cela ?
R- "Il ne peut pas y avoir de réforme du système de santé, de la Sécurité sociale sans une remise à plat profonde des rôles respectifs, et en particulier du rôle de l'hôpital. Par exemple, du rôle des urgences. C'est vrai qu'aujourd'hui, il y a 12 millions de Français qui se rendent aux urgences tous les ans. Et sur ces 12 millions, seule une toute petite part relève d'une hospitalisation d'urgence. Et donc, P. Pelloux a raison de poser la question des urgences, comme étant la tour de contrôle, le lieu où l'on va orienter à l'intérieur de l'hôpital, ce qui suppose que l'on dégage des lits en aval - vous savez bien qu'au moment de la canicule en particulier, ce sont les lits qui ont manqué. C'est la possibilité d'orienter les malades vers une hospitalisation. Et de ce point de vue, il y a une refonte en profondeur de l'hôpital, comme il y a une refonte en profondeur de la prévention, comme il y a sans doute une refonte en profondeur de la manière dont notre Sécurité sociale est organisée."
Q- Une dernière chose, un point auquel vous êtes toujours très attentif : les élections européennes. Dans quel état s'engager pour une telle campagne ? Et avec quel projet politique ?
R- "Ce sont de grandes élections. Avec un projet politique qui dira son nom, c'est-à-dire, pour l'UDF, qu'il n'y a que l'Europe qui se puisse permettre de répondre aux grandes questions que les Français se posent aujourd'hui et auxquelles un pays de taille moyenne comme la France, ne peut pas seul apporter de réponses. Par exemple : la question des régulations, en face de la mondialisation : que peut-on faire pour que l'on ne soit pas seulement spectateurs du monde en train de se faire ou de se défaire, comme on voudra ? Quels moyens..."
Q- D. Cohn-Bendit disait la même chose, mot à mot, hier matin, à cette même place.
R- "Eh bien, parce qu'il peut arriver que l'on partage des analyses. Et entre les Verts et nous, sur l'Europe future, ce n'est pas la première fois. Et j'assume ce genre de ressemblance-là. Par exemple en face des délocalisations en train de se multiplier : est-il possible de bâtir une politique, qui permettra à la société européenne, française et européenne, d'avoir des réponses, ou bien est-elle seulement spectatrice de sa propre dissolution ? Je crois qu'il y a des réponses offensives possibles. Cela passe par une certaine idée de la régulation de la mondialisation. Et évidemment, dès que vous dites cela, vous vous apercevez qu'il n'y a que l'Europe qui puisse permettre de répondre à ce besoin de régulation, mais aussi au besoin de défense. Vous savez bien que l'on ne peut plus porter tout seul le poids financier d'une armée moderne. Il n'y a que l'armée européenne qui puisse permettre, un jour, d'avoir à la fois la défense et des charges financières allégées. Tout cela, c'est pour nous un impératif moral. L'Europe n'est pas une occasion seulement de faire une campagne électorale, c'est un impératif moral dans le monde dans lequel nous allons vivre."
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 16 avril 2004)