Texte intégral
Ce séminaire franco-indien qui vient de se tenir, est une étape supplémentaire dans une relation en train de se développer et de se renforcer. J'en rappellerai les étapes les plus récentes :
- la visite d'Etat du président de la République en Inde en janvier 1998,
- les quatre réunions du Forum d'initiative franco-indien, la dernière venant de s'achever hier,
- les deux visites en Inde de Claude Allègre, ministre de l'Education, de la Recherche et de la Technologie,
- les quatre sessions du dialogue stratégique entre nos deux pays, dont la plus récente a eu lieu la semaine dernière à Paris,
- la visite du Premier ministre indien en France en septembre 1998,
- la visite de mon collègue Jaswant Singh à Paris en mai 1999,
- la visite du ministre indien de la Défense, M. Fernandes, en janvier 1999, en attendant la visite d'Etat du président Narayanan en avril 2000
sans compter les très nombreuses visites à caractère économique au meilleur niveau, qui confirment un intérêt nouveau, et mutuel, des entreprises et des investisseurs. Vous voyez que si nous avions un retard à rattraper, nous l'avons largement fait et nous sommes en train de construire quelque chose de neuf.
Il était temps que nos deux pays, attachés tous les deux à avoir leur propre analyse des réalités du monde et à leur autonomie de décision face aux grands enjeux planétaires, prennent le temps d'un dialogue approfondi. L'impulsion a été donnée. L'intérêt est évident. Il faut poursuivre.
Depuis bientôt dix ans, les relations internationales ne sont plus dominées par l'affrontement bipolaire. On peut regretter que l'on n'ait pas été en mesure de passer directement de cet ordre bipolaire - sans doute commode pour l'esprit mais qui fut en réalité instable et conflictuel, notamment dans les pays du tiers monde, et qui faisait l'impasse sur les libertés - à un système international plus équitable et plus conforme aux réalités démographiques, économiques et géopolitiques que nous observons désormais. Mais si l'histoire procède parfois par bonds, les miracles y sont inexistants. La tâche de bâtir ce monde équitable reste à accomplir ; elle est devant nous.
Le monde actuel est caractérisé par une quasi unipolarité. Un seul Etat, les Etats-Unis, se trouve en position de suprématie sur la scène mondiale sur tous les plans. Pour décrire cette situation, j'ai employé à quelques reprises, vous le savez peut être, le terme nouveau d'hyperpuissance. J'estime en effet que le terme de "superpuissance" ne suffit plus pour décrire les Etats-Unis, car il se réfère surtout à la guerre froide et à la dimension militaire de la puissance. Ceci m'a été parfois reproché, aux Etats-Unis. Ce terme a pourtant été employé par des analystes américains de science politique, d'autres experts américains parlent d'ailleurs "d'omnipuissance" Quel que soit le terme, ce sont des constats, et pas des critiques, le point de départ de toute analyse étant la clarté.
Les Etats Unis réunissent en effet aujourd'hui, comme aucun pays avant eux, toutes les formes de la puissance et de l'influence : des formes les plus classiques ou les plus "hard", comme la puissance militaire, aux formes les plus nouvelles, les plus "soft" de l'influence - culture, communications, média - en passant par le dollar et les hautes technologies. Je rappellerai que 70% des mots et des images qui circulent dans le monde sont d'origine américaine, peut être que cela s'aperçoit moins en Inde grâce à la force et la vitalité de votre culture. Cela leur permet de modeler une vision du monde, et si on ajoute la diffusion planétaire de produits de consommation de masse standardisés, y compris culturels, le risque apparaît de l'uniformisation culturelle.
En veut-on une preuve ? Lors de l'annonce de la fusion entre AOL - America on Line - et Time Warner, pour un montant de 183 milliards de dollars, le Washington Post du 11 janvier rapportait le commentaire suivant d'un futurologue américain, Bruce Sterling: "It's a great day for American cultural imperialism", c'est un grand jour pour l'impérialisme culturel américain. "Jamais la demande n'a été aussi forte. L'Amérique n'a jamais été plus dominante au plan culturel". Et le journal d'ajouter : "toute résistance est futile". La pente naturelle de cette combinaison de "hard power" et de "soft power" c'est l'hégémonie. Or, si nous admirons la vitalité créatrice de l'Amérique, nous pensons aussi que toutes les cultures, et que toutes les langues ont le droit de vivre et de se développer et de dialoguer entre elles.
L'état actuel du monde n'est pas satisfaisant.
Lors de sa conférence le 7 février dernier à Paris, le conseiller spécial du Premier ministre indien, M. Brajesh Mishra, a avancé une notion qui a retenu notre attention, celle d'unilatéralisme global, pour désigner la relation des Etats Unis au monde.
Il est exact que sur bien des plans les Etats-Unis ont des pratiques unilatérales, que ce soit dans la tentation de contournement des institutions internationales, dans des décisions stratégiques, dans le fait de se soustraire à des engagements attendus de la communauté mondiale. Mais il faut être honnête en même temps, cette attitude est beaucoup plus le fait du Congrès que de l'administration qui recherche elle, le dialogue et le partenariat dans bien des cas.
Mais se plaindre ne sert à rien. Après tout si les Etats-Unis ont conquis cette énorme puissance et cette position exceptionnelle, c'est parce que beaucoup de puissances dans le monde ont échoué et que beaucoup d'autres se sont tournées vers les Etats-Unis pour obtenir leur aide et s'en remettent à eux pour leur sécurité. Les Etats-Unis n'ont pas de plan secret, c'est l'enchaînement de l'histoire, dû en grande partie à l'immense ratage des puissances européennes au début du xxème siècle.
Les Etats-Unis sont et restent d'ailleurs un facteur central et majeur de stabilité internationale. Il n'empêche que ce système trop unipolaire est excessif, contestable et comporte des aspects néfastes, y compris pour les Etats-Unis. Un débat a lieu aux Etats-Unis même sur ce sujet, sur les aspects contreproductifs de cette superpuissance. D'où notre volonté d'oeuvrer à un monde multipolaire qui existe potentiellement.
Ce concept est d'ailleurs de conception ancienne : un penseur français éminent, Raymond Aron, en 1962 contestait déjà la "monarchie universelle" et appelait de ses voeux la "pluralité des acteurs". Mais ce terme ne serait qu'un slogan s'il était présenté comme une évolution automatique. Or, rien n'est écrit d'avance. C'est à nous de construire cet avenir.
Votre séminaire a mis en évidence, à juste titre, la nécessité d'un effort de réflexion sur les modalités concrètes de l'organisation du système international. Il s'agit d'un processus de longue haleine, dont les termes doivent être clarifiés.
Ce monde multipolaire, à quelles conditions peut-il émerger et marquer un progrès ? Je voudrais, devant vous, essayer de répondre à cette question.
- D'abord, pour nous Français, le monde multipolaire ne serait un progrès que si une Europe forte était un de ses pôles. C'est pourquoi la France s'emploie à ce que l'Europe devienne une puissance, assise sur un marché intérieur dynamique, une monnaie unique qui sera la deuxième monnaie de réserve du monde et à laquelle nous espérons que nos amis britanniques se joindront bientôt, une volonté et une capacité de défense commune qui se sont beaucoup renforcées depuis un an, une politique étrangère européenne capable de prendre ses responsabilités, notamment pour pacifier durablement les foyers de crises à la périphérie de l'Europe et établir des partenariats stratégiques avec tous les grands partenaires de l'Europe. Nous veillerons à ce que l'élargissement de l'Union européenne ne se traduise pas par une dilution de ses acquis et une paralysie de ses capacités d'action.
J'ajoute que, à mes yeux, l'Europe est particulièrement prédisposée à être un pôle coopératif dans le monde d'orientation multipolaire, en raison même de son expérience depuis plus de quatre décennies, de son organisation, de ses procédures de concertation interne, de sa capacité à produire des compromis entre les vieux Etats-nations qui la composent, du dépassement des clivages qui l'ont si cruellement meurtrie. Si les grands Etats de l'Europe étaient restés unilatéralistes, l'Union européenne n'existerait pas.
- Pour moi, la deuxième condition, qui découle de ce que je viens de dire, est que les pôles qui émergent ne s'opposent pas en pôles, ou alliances de pôles, antagonistes, mais entretiennent entre eux des relations fondées sur la coopération. La multipolarité devra être, dans toute la mesure du possible, coopérative.
La pluralité des pôles ne suffira pas à garantir la stabilité. On l'a vu dans le passé avec "l'équilibre des puissances" qui s'est transformé en "déséquilibre des puissances". Les amateurs de scénarios pourraient décrire des situations dans lesquelles des pôles majeurs s'affronteraient ou se menaceraient, ou au moins refuseraient toute coopération. Où serait alors le progrès si en fin de compte des blocs se reconstituaient, propices à un jeu d'alliances et de contre-alliances de pôles contre pôles, porteur d'instabilité durable ?
C'est dans cet esprit de recherche d'une multipolarité maîtrisée et constructive que la France a engagé un dialogue précurseur avec tous les autres pôles potentiels : dialogue permanent et multiforme avec les Etats Unis, qui sont nos amis et nos alliés, mais par rapport auxquels nous ne sommes pas alignés, développement de nos relations avec la Russie pour établir un partenariat stratégique euro-russe à long terme, quelles que soient la gravité et l'ampleur des difficultés que ce pays rencontre aujourd'hui, c'est l'intérêt de l'Europe d'avoir pour voisin une Russie stable qui règle ses problèmes pacifiquement, partenariat global avec la Chine, dialogue stratégique de plus en plus nourri avec l'Inde naturellement, j'en ai déjà souligné la densité croissante, approfondissement de notre dialogue avec le Japon, développement de notre dialogue avec le Brésil et le Mercosur tout entier, l'Afrique du sud, et avec d'autres Etats qui pourront être appelés à structurer le monde de demain.
- Une autre condition d'un monde multipolaire est que l'Inde en fasse pleinement partie. Si un système multipolaire se construit, ma conviction est que l'Inde en sera et doit en être l'un des pôles. Ce pays-continent, ce pays-civilisation ancien comme l'Histoire, a des atouts multiples, dont l'un des principaux est d'être la plus grande démocratie du monde et une démocratie vigoureuse.
Vous savez sans doute que l'un des penseurs français de la période des Lumières, au XVIIIème siècle, Jean Jacques Rousseau, considérait que la fonctionnement de la démocratie était plus facile dans les pays de petite taille. L'Inde a apporté depuis lors un heureux démenti à cette appréciation. Disposer d'une société ouverte, éclairée par une presse ouverte, est un gage durable de stabilité intérieure et de rayonnement.
D'ailleurs, dans cette partie du monde, la vaste Asie, où beaucoup de choses bougent, où beaucoup de tensions et d'incertitudes persistent, il importe que de grands Etats soient des contributeurs de stabilité et que les groupements en devenir - je pense à l'ASEAN - se consolident, y compris au plan de la sécurité.
Si ces conditions étaient réunies, il y en aurait d'autres mais je ne voudrais pas être trop long, ce ne serait plus l'équilibre des forces qui serait le seul garant de la stabilité, comme le voulait la théorie classique des relations internationales, encore qu'il ne faille pas jeter aux orties cette notion de bon sens, mais aussi le partage de règles communes acceptées par tous et mieux encore chaque fois que c'est possible, de valeurs communes.
C'est pourquoi le monde multipolaire doit être combiné à un multilatéralisme perfectionné.
Tous les Etats, ou groupes d'Etats, qui sont ou qui entendent devenir des pôles ont la responsabilité de promouvoir et de pratiquer un multilatéralisme respectueux de tous les autres membres de la communauté internationale, telle qu'elle est exprimée par l'organisation des Nations unies qui compte aujourd'hui 188 membres.
La France est attachée à l'établissement et au respect de règles internationales. Le Président de la République comme le Premier ministre insistent régulièrement sur ce point. "Le monde a besoin de règles", déclarait le Premier ministre français à l'Assemblée générale des Nations unies, en septembre 1999. Il en a besoin plus que jamais. Ceci vaut particulièrement pour le règlement des conflits par la négociation entre les parties et le respect de procédures multilatérales de règlement des différends. Le règlement négocié des conflits fait partie des responsabilités des puissances d'aujourd'hui et des pôles de demain. Je ne développerai pas ici le besoin de règles en matière économique mais il est aussi évident que dans le domaine stratégique.
La recherche d'un monde multipolaire ne contredit pas le rôle du Conseil de sécurité auquel la France, vous le savez, est très attachée. L'autorité du Conseil doit être renforcée par une réforme qui le rendra plus représentatif des réalités d'aujourd'hui et lui permettra d'être une charnière entre le monde multipolaire et les dispositifs multilatéraux.
Un Conseil fort est d'autant plus indispensable que l'Organisation des Nations Unies risque de voir son efficacité affaiblie par la multiplication de micro-Etats, voire par des pseudo-Etats, sans viabilité, qui n'ont qu'une souveraineté formelle et qui sont malheureusement parfois la proie d'organisations criminelles, mafieuses ; la prolifération des souverainetés factices contribue à l'instabilité du monde. Contrairement à une idée répandue dans les opinions en Occident, les Etats dans le monde d'aujourd'hui ne sont pas trop forts, ils sont souvent trop faibles. En tout cas dans ce Conseil de sécurité élargi, réformé, relégitimé par cette réforme, l'Inde a évidemment toute sa place. C'est notre position.
Votre séminaire s'est également interrogé sur la relation entre démocratie et sécurité. Dans un monde idéal, la stabilité résulterait du partage de valeurs politiques communes. Ne rêvons pas. Nous n'en sommes pas là et nous ne sommes pas dans un monde sans menaces. Tout Etat y a le devoir d'assurer la sécurité de ses ressortissants sans menacer celle des autres, mais dans le respect des règles rappelées à l'instant.
Les grandes valeurs politiques de démocratie et de respect des droits de l'homme tendent aujourd'hui à devenir universelles et c'est un immense progrès. Mais la manière dont parfois des pays occidentaux les imposent sous la menace, ou les instrumentalisent en les orientant, peut susciter méfiance ou rejet, car on peut quelquefois y déceler des conceptions néocolonialistes ou des jeux indirects de puissance. Et pourtant, il y a bien des valeurs universelles. Il faut donc dépasser ces apparentes contradictions.
Comment procéder pour que les hommes et les femmes du monde entier s'y reconnaissent, les fassent leurs et en bénéficient ? Selon moi, la démocratisation n'est pas assimilable à une conversion, à une révélation de nature idéologique ou religieuse, mais relève d'un processus historique, sociologique, économique, et donc au total politique, qui doit avancer par consolidations successives. Ce processus de transformation se nourrit d'une dialectique combinée et constante entre le développement, la modernisation et la démocratisation. Nous devons refuser que la prise en compte légitime d'étapes dans ce processus qui peut prendre des siècles comme cela a été le cas pour nous en Europe, soit utilisée comme un prétexte par des autocrates pour verrouiller le statu quo et justifier la répression intérieure contre des forces de changement démocratique.
A cet égard, l'Inde est exemplaire à tous points de vue car elle a su relever démocratiquement tous les défis qu'elle a rencontrés.
On retrouve un débat similaire à propos de la dialectique entre souveraineté des Etats d'une part, et interventions nécessaires à la protection des peuples d'autre part, - ce qu'en France nous appelons la question de l'ingérence - et que Kofi Annan a lucidement décrite en septembre dernier : comment concilier ces deux exigences, notamment lors de violations massives des droits de l'homme ? La reconnaissance et le respect de la souveraineté égale des Etats est le fondement du système international; mais on ne peut plus accepter qu'au nom de la souveraineté, des dirigeants qui commettent massacres et exactions puissent s'opposer à des interventions internationales pour protéger les peuples dès lors qu'elles sont légitimement décidées. Nous devons concevoir, ensemble, des règles qui organisent et encadrent la souveraineté. La souveraineté doit être préservée, car là où elle recule, c'est la jungle qui progresse. Mais il faut, en même temps, fixer des limites aux abus de certains Etats et permettre aux indispensables interventions humanitaires d'être décidées dans des conditions moins difficiles que celles prévues par la Charte des Nations Unies. Moins difficiles, mais tout aussi légitimes. Voici l'exercice proposé aujourd'hui à la communauté internationale et surtout aux membres permanents du Conseil de sécurité mais aussi à ceux qui ont vocation à le devenir.
J'en viens à ma conclusion.
La mise en place du monde d'orientation multipolaire que nous voulons exige une approche globale, une vision d'avenir et un effort de tous les instants. Ce séminaire est une utile contribution à cette nécessaire réflexion, car il en a élargi le champ à la sécurité, l'économie, les institutions internationales. Il témoigne de la fécondité de la relation franco-indienne sur le plan intellectuel et géopolitique. L'Inde et la France - et à travers elle, l'Europe, dont elle assumera la présidence au second semestre - sont bien placées pour concevoir ensemble cette multipolarité coopérative qui est notre objectif commun.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 février 2000)
- la visite d'Etat du président de la République en Inde en janvier 1998,
- les quatre réunions du Forum d'initiative franco-indien, la dernière venant de s'achever hier,
- les deux visites en Inde de Claude Allègre, ministre de l'Education, de la Recherche et de la Technologie,
- les quatre sessions du dialogue stratégique entre nos deux pays, dont la plus récente a eu lieu la semaine dernière à Paris,
- la visite du Premier ministre indien en France en septembre 1998,
- la visite de mon collègue Jaswant Singh à Paris en mai 1999,
- la visite du ministre indien de la Défense, M. Fernandes, en janvier 1999, en attendant la visite d'Etat du président Narayanan en avril 2000
sans compter les très nombreuses visites à caractère économique au meilleur niveau, qui confirment un intérêt nouveau, et mutuel, des entreprises et des investisseurs. Vous voyez que si nous avions un retard à rattraper, nous l'avons largement fait et nous sommes en train de construire quelque chose de neuf.
Il était temps que nos deux pays, attachés tous les deux à avoir leur propre analyse des réalités du monde et à leur autonomie de décision face aux grands enjeux planétaires, prennent le temps d'un dialogue approfondi. L'impulsion a été donnée. L'intérêt est évident. Il faut poursuivre.
Depuis bientôt dix ans, les relations internationales ne sont plus dominées par l'affrontement bipolaire. On peut regretter que l'on n'ait pas été en mesure de passer directement de cet ordre bipolaire - sans doute commode pour l'esprit mais qui fut en réalité instable et conflictuel, notamment dans les pays du tiers monde, et qui faisait l'impasse sur les libertés - à un système international plus équitable et plus conforme aux réalités démographiques, économiques et géopolitiques que nous observons désormais. Mais si l'histoire procède parfois par bonds, les miracles y sont inexistants. La tâche de bâtir ce monde équitable reste à accomplir ; elle est devant nous.
Le monde actuel est caractérisé par une quasi unipolarité. Un seul Etat, les Etats-Unis, se trouve en position de suprématie sur la scène mondiale sur tous les plans. Pour décrire cette situation, j'ai employé à quelques reprises, vous le savez peut être, le terme nouveau d'hyperpuissance. J'estime en effet que le terme de "superpuissance" ne suffit plus pour décrire les Etats-Unis, car il se réfère surtout à la guerre froide et à la dimension militaire de la puissance. Ceci m'a été parfois reproché, aux Etats-Unis. Ce terme a pourtant été employé par des analystes américains de science politique, d'autres experts américains parlent d'ailleurs "d'omnipuissance" Quel que soit le terme, ce sont des constats, et pas des critiques, le point de départ de toute analyse étant la clarté.
Les Etats Unis réunissent en effet aujourd'hui, comme aucun pays avant eux, toutes les formes de la puissance et de l'influence : des formes les plus classiques ou les plus "hard", comme la puissance militaire, aux formes les plus nouvelles, les plus "soft" de l'influence - culture, communications, média - en passant par le dollar et les hautes technologies. Je rappellerai que 70% des mots et des images qui circulent dans le monde sont d'origine américaine, peut être que cela s'aperçoit moins en Inde grâce à la force et la vitalité de votre culture. Cela leur permet de modeler une vision du monde, et si on ajoute la diffusion planétaire de produits de consommation de masse standardisés, y compris culturels, le risque apparaît de l'uniformisation culturelle.
En veut-on une preuve ? Lors de l'annonce de la fusion entre AOL - America on Line - et Time Warner, pour un montant de 183 milliards de dollars, le Washington Post du 11 janvier rapportait le commentaire suivant d'un futurologue américain, Bruce Sterling: "It's a great day for American cultural imperialism", c'est un grand jour pour l'impérialisme culturel américain. "Jamais la demande n'a été aussi forte. L'Amérique n'a jamais été plus dominante au plan culturel". Et le journal d'ajouter : "toute résistance est futile". La pente naturelle de cette combinaison de "hard power" et de "soft power" c'est l'hégémonie. Or, si nous admirons la vitalité créatrice de l'Amérique, nous pensons aussi que toutes les cultures, et que toutes les langues ont le droit de vivre et de se développer et de dialoguer entre elles.
L'état actuel du monde n'est pas satisfaisant.
Lors de sa conférence le 7 février dernier à Paris, le conseiller spécial du Premier ministre indien, M. Brajesh Mishra, a avancé une notion qui a retenu notre attention, celle d'unilatéralisme global, pour désigner la relation des Etats Unis au monde.
Il est exact que sur bien des plans les Etats-Unis ont des pratiques unilatérales, que ce soit dans la tentation de contournement des institutions internationales, dans des décisions stratégiques, dans le fait de se soustraire à des engagements attendus de la communauté mondiale. Mais il faut être honnête en même temps, cette attitude est beaucoup plus le fait du Congrès que de l'administration qui recherche elle, le dialogue et le partenariat dans bien des cas.
Mais se plaindre ne sert à rien. Après tout si les Etats-Unis ont conquis cette énorme puissance et cette position exceptionnelle, c'est parce que beaucoup de puissances dans le monde ont échoué et que beaucoup d'autres se sont tournées vers les Etats-Unis pour obtenir leur aide et s'en remettent à eux pour leur sécurité. Les Etats-Unis n'ont pas de plan secret, c'est l'enchaînement de l'histoire, dû en grande partie à l'immense ratage des puissances européennes au début du xxème siècle.
Les Etats-Unis sont et restent d'ailleurs un facteur central et majeur de stabilité internationale. Il n'empêche que ce système trop unipolaire est excessif, contestable et comporte des aspects néfastes, y compris pour les Etats-Unis. Un débat a lieu aux Etats-Unis même sur ce sujet, sur les aspects contreproductifs de cette superpuissance. D'où notre volonté d'oeuvrer à un monde multipolaire qui existe potentiellement.
Ce concept est d'ailleurs de conception ancienne : un penseur français éminent, Raymond Aron, en 1962 contestait déjà la "monarchie universelle" et appelait de ses voeux la "pluralité des acteurs". Mais ce terme ne serait qu'un slogan s'il était présenté comme une évolution automatique. Or, rien n'est écrit d'avance. C'est à nous de construire cet avenir.
Votre séminaire a mis en évidence, à juste titre, la nécessité d'un effort de réflexion sur les modalités concrètes de l'organisation du système international. Il s'agit d'un processus de longue haleine, dont les termes doivent être clarifiés.
Ce monde multipolaire, à quelles conditions peut-il émerger et marquer un progrès ? Je voudrais, devant vous, essayer de répondre à cette question.
- D'abord, pour nous Français, le monde multipolaire ne serait un progrès que si une Europe forte était un de ses pôles. C'est pourquoi la France s'emploie à ce que l'Europe devienne une puissance, assise sur un marché intérieur dynamique, une monnaie unique qui sera la deuxième monnaie de réserve du monde et à laquelle nous espérons que nos amis britanniques se joindront bientôt, une volonté et une capacité de défense commune qui se sont beaucoup renforcées depuis un an, une politique étrangère européenne capable de prendre ses responsabilités, notamment pour pacifier durablement les foyers de crises à la périphérie de l'Europe et établir des partenariats stratégiques avec tous les grands partenaires de l'Europe. Nous veillerons à ce que l'élargissement de l'Union européenne ne se traduise pas par une dilution de ses acquis et une paralysie de ses capacités d'action.
J'ajoute que, à mes yeux, l'Europe est particulièrement prédisposée à être un pôle coopératif dans le monde d'orientation multipolaire, en raison même de son expérience depuis plus de quatre décennies, de son organisation, de ses procédures de concertation interne, de sa capacité à produire des compromis entre les vieux Etats-nations qui la composent, du dépassement des clivages qui l'ont si cruellement meurtrie. Si les grands Etats de l'Europe étaient restés unilatéralistes, l'Union européenne n'existerait pas.
- Pour moi, la deuxième condition, qui découle de ce que je viens de dire, est que les pôles qui émergent ne s'opposent pas en pôles, ou alliances de pôles, antagonistes, mais entretiennent entre eux des relations fondées sur la coopération. La multipolarité devra être, dans toute la mesure du possible, coopérative.
La pluralité des pôles ne suffira pas à garantir la stabilité. On l'a vu dans le passé avec "l'équilibre des puissances" qui s'est transformé en "déséquilibre des puissances". Les amateurs de scénarios pourraient décrire des situations dans lesquelles des pôles majeurs s'affronteraient ou se menaceraient, ou au moins refuseraient toute coopération. Où serait alors le progrès si en fin de compte des blocs se reconstituaient, propices à un jeu d'alliances et de contre-alliances de pôles contre pôles, porteur d'instabilité durable ?
C'est dans cet esprit de recherche d'une multipolarité maîtrisée et constructive que la France a engagé un dialogue précurseur avec tous les autres pôles potentiels : dialogue permanent et multiforme avec les Etats Unis, qui sont nos amis et nos alliés, mais par rapport auxquels nous ne sommes pas alignés, développement de nos relations avec la Russie pour établir un partenariat stratégique euro-russe à long terme, quelles que soient la gravité et l'ampleur des difficultés que ce pays rencontre aujourd'hui, c'est l'intérêt de l'Europe d'avoir pour voisin une Russie stable qui règle ses problèmes pacifiquement, partenariat global avec la Chine, dialogue stratégique de plus en plus nourri avec l'Inde naturellement, j'en ai déjà souligné la densité croissante, approfondissement de notre dialogue avec le Japon, développement de notre dialogue avec le Brésil et le Mercosur tout entier, l'Afrique du sud, et avec d'autres Etats qui pourront être appelés à structurer le monde de demain.
- Une autre condition d'un monde multipolaire est que l'Inde en fasse pleinement partie. Si un système multipolaire se construit, ma conviction est que l'Inde en sera et doit en être l'un des pôles. Ce pays-continent, ce pays-civilisation ancien comme l'Histoire, a des atouts multiples, dont l'un des principaux est d'être la plus grande démocratie du monde et une démocratie vigoureuse.
Vous savez sans doute que l'un des penseurs français de la période des Lumières, au XVIIIème siècle, Jean Jacques Rousseau, considérait que la fonctionnement de la démocratie était plus facile dans les pays de petite taille. L'Inde a apporté depuis lors un heureux démenti à cette appréciation. Disposer d'une société ouverte, éclairée par une presse ouverte, est un gage durable de stabilité intérieure et de rayonnement.
D'ailleurs, dans cette partie du monde, la vaste Asie, où beaucoup de choses bougent, où beaucoup de tensions et d'incertitudes persistent, il importe que de grands Etats soient des contributeurs de stabilité et que les groupements en devenir - je pense à l'ASEAN - se consolident, y compris au plan de la sécurité.
Si ces conditions étaient réunies, il y en aurait d'autres mais je ne voudrais pas être trop long, ce ne serait plus l'équilibre des forces qui serait le seul garant de la stabilité, comme le voulait la théorie classique des relations internationales, encore qu'il ne faille pas jeter aux orties cette notion de bon sens, mais aussi le partage de règles communes acceptées par tous et mieux encore chaque fois que c'est possible, de valeurs communes.
C'est pourquoi le monde multipolaire doit être combiné à un multilatéralisme perfectionné.
Tous les Etats, ou groupes d'Etats, qui sont ou qui entendent devenir des pôles ont la responsabilité de promouvoir et de pratiquer un multilatéralisme respectueux de tous les autres membres de la communauté internationale, telle qu'elle est exprimée par l'organisation des Nations unies qui compte aujourd'hui 188 membres.
La France est attachée à l'établissement et au respect de règles internationales. Le Président de la République comme le Premier ministre insistent régulièrement sur ce point. "Le monde a besoin de règles", déclarait le Premier ministre français à l'Assemblée générale des Nations unies, en septembre 1999. Il en a besoin plus que jamais. Ceci vaut particulièrement pour le règlement des conflits par la négociation entre les parties et le respect de procédures multilatérales de règlement des différends. Le règlement négocié des conflits fait partie des responsabilités des puissances d'aujourd'hui et des pôles de demain. Je ne développerai pas ici le besoin de règles en matière économique mais il est aussi évident que dans le domaine stratégique.
La recherche d'un monde multipolaire ne contredit pas le rôle du Conseil de sécurité auquel la France, vous le savez, est très attachée. L'autorité du Conseil doit être renforcée par une réforme qui le rendra plus représentatif des réalités d'aujourd'hui et lui permettra d'être une charnière entre le monde multipolaire et les dispositifs multilatéraux.
Un Conseil fort est d'autant plus indispensable que l'Organisation des Nations Unies risque de voir son efficacité affaiblie par la multiplication de micro-Etats, voire par des pseudo-Etats, sans viabilité, qui n'ont qu'une souveraineté formelle et qui sont malheureusement parfois la proie d'organisations criminelles, mafieuses ; la prolifération des souverainetés factices contribue à l'instabilité du monde. Contrairement à une idée répandue dans les opinions en Occident, les Etats dans le monde d'aujourd'hui ne sont pas trop forts, ils sont souvent trop faibles. En tout cas dans ce Conseil de sécurité élargi, réformé, relégitimé par cette réforme, l'Inde a évidemment toute sa place. C'est notre position.
Votre séminaire s'est également interrogé sur la relation entre démocratie et sécurité. Dans un monde idéal, la stabilité résulterait du partage de valeurs politiques communes. Ne rêvons pas. Nous n'en sommes pas là et nous ne sommes pas dans un monde sans menaces. Tout Etat y a le devoir d'assurer la sécurité de ses ressortissants sans menacer celle des autres, mais dans le respect des règles rappelées à l'instant.
Les grandes valeurs politiques de démocratie et de respect des droits de l'homme tendent aujourd'hui à devenir universelles et c'est un immense progrès. Mais la manière dont parfois des pays occidentaux les imposent sous la menace, ou les instrumentalisent en les orientant, peut susciter méfiance ou rejet, car on peut quelquefois y déceler des conceptions néocolonialistes ou des jeux indirects de puissance. Et pourtant, il y a bien des valeurs universelles. Il faut donc dépasser ces apparentes contradictions.
Comment procéder pour que les hommes et les femmes du monde entier s'y reconnaissent, les fassent leurs et en bénéficient ? Selon moi, la démocratisation n'est pas assimilable à une conversion, à une révélation de nature idéologique ou religieuse, mais relève d'un processus historique, sociologique, économique, et donc au total politique, qui doit avancer par consolidations successives. Ce processus de transformation se nourrit d'une dialectique combinée et constante entre le développement, la modernisation et la démocratisation. Nous devons refuser que la prise en compte légitime d'étapes dans ce processus qui peut prendre des siècles comme cela a été le cas pour nous en Europe, soit utilisée comme un prétexte par des autocrates pour verrouiller le statu quo et justifier la répression intérieure contre des forces de changement démocratique.
A cet égard, l'Inde est exemplaire à tous points de vue car elle a su relever démocratiquement tous les défis qu'elle a rencontrés.
On retrouve un débat similaire à propos de la dialectique entre souveraineté des Etats d'une part, et interventions nécessaires à la protection des peuples d'autre part, - ce qu'en France nous appelons la question de l'ingérence - et que Kofi Annan a lucidement décrite en septembre dernier : comment concilier ces deux exigences, notamment lors de violations massives des droits de l'homme ? La reconnaissance et le respect de la souveraineté égale des Etats est le fondement du système international; mais on ne peut plus accepter qu'au nom de la souveraineté, des dirigeants qui commettent massacres et exactions puissent s'opposer à des interventions internationales pour protéger les peuples dès lors qu'elles sont légitimement décidées. Nous devons concevoir, ensemble, des règles qui organisent et encadrent la souveraineté. La souveraineté doit être préservée, car là où elle recule, c'est la jungle qui progresse. Mais il faut, en même temps, fixer des limites aux abus de certains Etats et permettre aux indispensables interventions humanitaires d'être décidées dans des conditions moins difficiles que celles prévues par la Charte des Nations Unies. Moins difficiles, mais tout aussi légitimes. Voici l'exercice proposé aujourd'hui à la communauté internationale et surtout aux membres permanents du Conseil de sécurité mais aussi à ceux qui ont vocation à le devenir.
J'en viens à ma conclusion.
La mise en place du monde d'orientation multipolaire que nous voulons exige une approche globale, une vision d'avenir et un effort de tous les instants. Ce séminaire est une utile contribution à cette nécessaire réflexion, car il en a élargi le champ à la sécurité, l'économie, les institutions internationales. Il témoigne de la fécondité de la relation franco-indienne sur le plan intellectuel et géopolitique. L'Inde et la France - et à travers elle, l'Europe, dont elle assumera la présidence au second semestre - sont bien placées pour concevoir ensemble cette multipolarité coopérative qui est notre objectif commun.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 février 2000)