Texte intégral
Je suis très heureux de me retrouver ce soir parmi vous. C'est bien volontiers que j'ai accepté l'invitation de la Conférence Olivaint, ce rassemblement à la fois bien connu et un peu mystérieux. En effet, je prends toujours beaucoup d'intérêt à rencontrer des étudiants pour leur parler de l'Europe, c'est-à-dire de leur avenir.
L'intérêt est, ce soir, tout particulier en raison de la nature privilégiée de l'auditoire. Privilégiés vous ne l'êtes pas uniquement en raison de votre âge, mais aussi parce que vous êtes les produits, pas encore totalement finis, de nos universités et de nos grandes écoles, caractérisés en même temps par un sens de l'engagement social. A l'aube de votre vie professionnelle, vous entrez dans une nouvelle Europe, dont la physionomie sera totalement changée au siècle prochain, demain en réalité, par l'avènement de la monnaie unique, mais aussi par l'élargissement.
C'est pourquoi il m'a semblé intéressant de placer nos réflexions de cette soirée sous le titre "Pour une Europe de la croissance et de l'emploi".
Certains y verront peut-être un slogan politique, d'autres une pétition de principe. A mes yeux, c'est avant tout un principe d'action et un objectif. Et, de toutes façons, qui pourrait aller contre si c'était un slogan politique ?
Mon propos est d'expliciter devant vous la vision politique et le cheminement nécessaire pour atteindre cet objectif.
Permettez-moi de revenir rapidement sur le contexte européen actuel, sans dissimuler, vous me le pardonnerez, une certaine satisfaction - satisfaction qui n'empêche pas, je vous rassure, une bonne dose de lucidité.
Satisfaction d'abord de voir couronner les efforts des gouvernements et des peuples après les décisions du Conseil européen du 2 mai. Comme vous le savez, onze Etats membres se retrouvent au rendez-vous de la convergence et l'euro naîtra officiellement le 1er janvier prochain.
Que de chemin parcouru, et pas uniquement depuis le plan Werner à la fin des années 70 et la création du SME en 1978 ! Rappelez-vous simplement des interrogations, des doutes qui subsistaient il y a moins d'un an, en France comme chez nombre de nos partenaires.
Satisfaction devant l'ampleur de la tâche accomplie par l'Europe et pour l'Europe. Des efforts considérables d'assainissement financier ont été engagés ; l'inflation est maîtrisée ; les déficits sont réduits, comme les taux d'intérêt ; nous avons fait le Marché unique. Finalement, cette construction économique, pensée dans les années 80, connaît aujourd'hui un premier achèvement. En outre, et c'est fondamental pour l'avenir, nous avons lancé le processus d'élargissement à une échelle sans précédent et commencé à travailler aux adaptations nécessaires de l'Union européenne dans la perspective de son élargissement. Je fais référence aux enjeux de l'Agenda 2000.
Toutes ces évolutions positives rendent, à mes yeux, encore plus intolérable la persistance du chômage et des phénomènes liés à l'exclusion. Le chômage est devenu un phénomène européen, il appelle dont des réponses européennes, comme je l'écrivais dans mon livre que vous avez cité. Comment susciter l'adhésion des populations à l'Europe alors que celle-ci est perçue, parfois à juste titre, comme impuissante, incapable de répondre à leurs préoccupations ? Tel est bien l'enjeu majeur.
D'où l'impératif de redonner à l'Union économique et monétaire le sens politique que cette entreprise historique n'aurait jamais dû perdre.
Ainsi donc, l'euro va se faire le 1er janvier prochain, mais à certaines conditions permettant de rééquilibrer l'Union économique et monétaire dans un sens plus favorable à la croissance et l'emploi.
Un premier point, qui ne constitue plus un clivage dans la politique française : la stabilité est entrée dans notre culture.
Nous avons -gouvernement après gouvernement, depuis 1982, même si leurs politiques ont été différentes- vaincu l'inflation. Nous avons rétabli nos échanges extérieurs pour dégager aujourd'hui des excédents records. Nous avons progressivement éliminé les déficits publics -même si les uns et les autres l'ont fait avec des moyens et selon des rythmes différents. Personne ne remet plus en cause ces acquis.
Mais il ne faut pas s'y tromper. La stabilité ne peut pas constituer un projet politique. Il ne faut pas confondre la fin et les moyens. La stabilité est une condition objective pour la réalisation d'une ambition plus vaste. La monnaie unique doit être d'abord et avant tout un moyen au service de la prospérité, de la croissance, de l'amélioration de la condition économique des peuples d'Europe.
Les conditions que nous avions posées avec le Parti socialiste à notre soutien et à notre participation à l'UEM sont d'ores et déjà réalisées pour certaines d'entre elles. C'est clair, s'agissant de l'entrée des pays du Sud de l'Europe, et d'abord l'Italie, dans le premier train de l'euro.
D'autres, et je pense à la mise en place d'un gouvernement économique et à une véritable politique de croissance, sont en voie de réalisation, et nous ne ménagerons pas nos efforts pour les faire passer dans la réalité concrète de l'Europe.
En effet, l'opinion attend surtout que l'euro soit géré pour les hommes et les femmes, pour les salariés, car l'économie doit être au service des peuples. L'euro doit donc être aussi au service de la croissance et de l'emploi en Europe. Nous avons posé de premières pierres sur ce chemin dont l'Europe s'était écartée depuis de trop longues années.
Nous avons obtenu, avec le président de la République, la résolution sur la croissance et l'emploi au Conseil européen d'Amsterdam en juin dernier, qui affirme la place primordiale de ces priorités pour l'Union. Nous avons également obtenu un Conseil européen extraordinaire, en novembre dernier à Luxembourg, entièrement consacré à l'emploi. Ce sommet a produit des résultats très positifs à mon sens, en dégageant une perspective commune, une certaine forme de convergence sur l'emploi en Europe. J'ajoute qu'il ne s'agira pas d'un coup d'épée dans l'eau, puisque nous nous réunirons à nouveau chaque année pour évaluer les résultats obtenus et améliorer notre méthode commune pour l'avenir.
Rendez-vous est pris à Cardiff, dans quinze jours, pour débattre des plans d'action nationaux. Vous savez que la France a déjà transmis le sien à la Commission européenne, qui a reconnu ses qualités et son volontarisme, malgré quelques coups de patte intempestifs sur la réduction du temps de travail, que nous apprécions à leur juste valeur.
Nous serons également actifs dans la préparation du Conseil européen de Vienne en novembre prochain, pour montrer que nous tenons nos engagements et pour mettre de premiers résultats sur le terrain de la lutte pour l'emploi en face des lignes directrices pour l'emploi dans l'Union européenne, des lignes d'action qui sont les nôtres et que nous avons inscrites dans notre plan d'action national.
Beaucoup reste à faire, chacun en a conscience, mais il demeure que nous disposons désormais d'un cadre pour agir :
- l'Europe a fixé des lignes directrices pour l'emploi, ce qui est absolument essentiel pour progresser dans la voie d'un rééquilibrage de l'Union économique et monétaire dans le sens de la croissance et de l'emploi ;
- l'Europe reconnaît des objectifs communs, acceptés par tous les Etats-membres à Luxembourg - réduire le chômage des jeunes, réduire le chômage de longue durée, augmenter l'effort de formation en direction des chômeurs -, ces objectifs de Luxembourg qui prendront petit à petit le pas sur les critères financiers de Maastricht, c'est ma conviction.
Je rappellerai également, au passage, d'autres composantes du programme d'action pour l'emploi adopté à Luxembourg, en particulier les mesures pour faciliter le financement des PME, avec un guichet de capital-risque, la mise en place d'un fonds de garantie européen, enfin un programme indicatif pour la création de joint ventures européennes.
Il faut donc que l'euro soit géré pour les hommes. Mais il faut aussi qu'il soit maîtrisé par les hommes, en particulier par ceux qui sont investis d'un mandat de la Nation, et sont donc amenés à rendre des comptes aux Français. C'est pourquoi nous avons inlassablement milité depuis un an en faveur d'un "pôle" économique qui incarne concrètement cette volonté d'une gestion coordonnée de la zone euro par des gouvernements responsables. Le Conseil de l'euro, qui réunira les ministres de l'Economie des 11, mis en place grâce à l'action acharnée de Dominique Strauss-Kahn, aura donc cette responsabilité essentielle de discuter des meilleures orientations de politique économique dans la zone euro. Il sera l'interlocuteur politique de la Banque centrale européenne.
Certains ont prétendu que le Conseil de l'euro n'était pas né dans les meilleures conditions. Il est un organe informel de l'Union, c'est vrai, puisque le Traité n'avait pas prévu l'hypothèse d'un euro ne couvrant qu'une partie des Quinze et, donc, faisait implicitement du Conseil Ecofin le lieu naturel de la coordination. Il sera présidé par les Autrichiens en juin, puisque les Britanniques, qui exercent actuellement la présidence de l'Union, en sont empêchés du fait de leur absence du premier train de l'euro. Enfin, sur le fond, il est vraisemblable que chacun n'aura pas forcément la même conception des compétences du Conseil de l'euro.
Mais, personnellement, je suis résolument optimiste sur l'avenir de cette instance.
Je suis optimiste parce que, d'une certaine façon, la fonction crée l'organe. Or le besoin de coordination des politiques économiques en Europe se fera très rapidement sentir.
Pourquoi ? Tout simplement parce que l'Europe ne ressemble pas aux autres grandes fédérations comme les Etats-Unis ou le Canada. Ce n'est pas un Etat fédéral. Les fédérations sont généralement dotées d'un budget fédéral de taille significative, auquel est dévolue une tâche de stabilisation macro-économique. Mais, comme vous le savez, nous n'avons pas et nous n'aurons pas demain en Europe de budget fédéral d'une taille qui approche, même de très loin, celle des budgets fédéraux américains. Il faudra donc que la coordination assume ce qui, ailleurs, est pris en charge par la politique budgétaire fédérale. Nous ne voulons ni d'une intégration fédérale des budgets nationaux, ni d'une juxtaposition de politiques disparates, mais un modèle original de coopération entre Etats.
Il y aura donc une pression des opinions pour que cette coordination s'opère dans de bonnes conditions. Dans de bonnes conditions, cela veut dire sur la base d'échanges de vues approfondis entre les responsables politiques, notamment sur la gestion optimale du cycle économique à l'intérieur de la zone euro. Cela veut dire aussi probablement sur la base d'une concertation approfondie entre les quelques grands pays qui ont l'euro en partage. La France, l'Allemagne et l'Italie représentent à eux trois 75 % du PIB de la zone euro. Concrètement, la coordination des politiques économiques en zone euro doit être d'abord leur affaire. Non pas qu'il s'agisse d'imposer un quelconque " condominium " sur la zone euro. Mais tout simplement, parce que le " pôle économique " ne sera crédible qu'à condition d'avoir des procédures rapides et efficaces d'élaboration de ses positions pour faire face au pouvoir fédéral de la Banque centrale européenne.
Je suis aussi optimiste parce que l'euro va constituer pour l'Europe ce qu'Hubert Védrine appelle un "choc fédérateur", dont le Conseil de l'euro sera la manifestation la plus visible. Le Conseil de l'euro préfigure assez largement les coopérations renforcées prévues par le Traité d'Amsterdam, et qui permettent d'avancer dans le processus d'intégration à plusieurs sans qu'un seul, deux ou trois Etats ne bloquent le processus pour des raisons liées à leur positionnement singulier sur telle ou telle politique commune. Je crois que nous tenons là une des clés du développement futur de l'Union européenne.
Ce rôle du politique est essentiel parce qu'il faut que l'Europe avance.
Il faut qu'elle avance parce que, à défaut, la Banque centrale européenne, nouvelle institution fédérale, de l'Europe - car elle l'est, sans ambiguïté possible -, occupera un espace plus grand que celui qui doit être le sien. Il faut l'indépendance de la BCE mais pas un pouvoir qui surplombe les autres.
Il faut qu'elle avance aussi parce que nous sommes engagés dans un processus d'élargissement d'une portée réellement historique, puisqu'il vise à réunifier notre continent, divisé par la guerre et par le communisme, et nous ne pouvons pas continuer à vivre dans une Europe à 22 ou 23 avec le fonctionnement actuel des institutions européennes, conçues pour 6 ou 9 à l'origine. Je fais ici référence à la question majeure de la réforme institutionnelle. Elle dépasse le cadre de nos débats, mais je suis prêt à répondre à vos questions. J'ajouterai simplement qu'il n'est plus possible de continuer à faire l'impasse sur le fonctionnement déficient des institutions européennes, sur la crise de la décision au sein de l'Union, dont les péripéties de la nomination du président de la BCE sont une traduction. Des réponses durables doivent au contraire être apportées avant le premier élargissement, sauf à risquer paralysie et dilution de l'Union européenne.
Je souhaiterais conclure en soulignant les enseignements que nous pouvons tirer de l'histoire de la construction européenne afin de poursuivre sur la voie tracée.
Que l'on parte de la période de l'entre deux guerres ou, plus proche de nous, de la Déclaration Schuman, le 9 mai 1950, deux constantes me semblent se dégager au fil de l'histoire : une juste combinaison et une méthode pertinente constituent les deux clefs de l'approche communautaire
Par combinaison - et, j'utilise, rassurez-vous, le mot en français, au sens mathématique, géométrique, et non au sens italien du terme - j'entends un dosage original que l'on retrouve dans tous les domaines :
Il faut une juste combinaison politique d'abord. Vous le savez, la construction européenne est le produit d'inspirations politiques d'origines diverses : démocrate-chrétienne, socialiste, social-démocrate, et libérale.
Une juste combinaison juridique et institutionnelle ensuite. De manière récurrente, le débat sur la nature de l'objet en construction occupe les politiques et les juristes : sommes-nous en face d'une fédération, d'une confédération, ou à la recherche d'un nouvel être hybride ? Pour ma part, j'apprécie l'expression de Jacques Delors de "fédération d'Etats-Nations" car elle me semble bien rendre compte du projet que nous construisons, fédéral dans certaines de ses dimensions, respectueux néanmoins de l'identité des Nations. L'Europe supranationale est une thèse difficile à vendre aux opinions aujourd'hui.
La réalité est plus complexe, puisqu'elle articule toujours des approches communautaires et intergouvernementales (les 3 piliers).
Une juste combinaison économique et sociale, enfin : Nous retrouvons cette spécificité dans ce qu'il est convenu d'appeler le modèle social européen. Sans méconnaître les différences entre les Etats-membres, cette notion fait référence à la complémentarité spécifique à nos économies entre, d'une part, un niveau élevé de protection sociale, des mécanismes de solidarité et, d'autre part, les forces du marché, le jeu de la libre entreprise.
Quand à la méthode communautaire, c'est toujours une démarche très formalisée, je dirais même très formelle, avec des mécanismes résultant de transferts de souveraineté librement consentis, des objectifs déterminés en commun. De la CECA au Traité de Maastricht avec ses critères, on retrouve ces constantes, cette dialectique, avec, toujours, de nouveaux degrés de libertés que nous nous donnons ensemble.
Ce panorama rapide vous semblera peut-être quelque peu théorique. Mais il a des implications opérationnelles très concrètes pour répondre aux enjeux de la croissance et de l'emploi qui nous occupent.
Car il s'agit bien de fixer une démarche permettant de mettre en place une stratégie commune et coordonnée favorisant la croissance et l'emploi, comme l'illustrent les objectifs de Luxembourg. Il n'échappera à personne que cette démarche recouvre en fait la recherche d'un nouvel équilibre de développement combinant compétitivité économique et cohésion sociale.
C'est à ces conditions que nous créerons une espace de progrès économique et social favorisant une insertion harmonieuse de la France dans la mondialisation et assurant à l'Europe la place qui doit lui revenir dans le système mondial. J'aime utiliser l'expression d'Europe-puissance qui reflète bien cette ambition. Vous l'aurez compris, elle ne recouvre nullement une tentation hégémonique mais simplement l'aspiration à exister, en préservant nos identités tout en pesant sur les affaires du monde. Elle vaut pour la politique étrangère et de sécurité commune, balbutiante, elle vaut par la monnaie, elle doit donc valoir et pour l'emploi, et pour la société./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 septembre 2001)